Une anthropologue dans le temps et l’espace du cimetière
« Pourquoi suis-je resté dans les cimetières ? Ce champ des morts est un espace […] où notre culture, dans son intimité, se communique et se révèle. Le cimetière est le lieu d’un langage. Celui-ci, ô combien prolixe, repose le problème de l’histoire sous la forme du destin social des morts dans notre civilisation. Ce langage incitait au pronostic ; ou du moins, à poser cette première question : quel avenir pour nos morts et que signifient-ils ? Mais au-delà, l’analyse du langage funéraire nous conduit à poser aujourd’hui cette seconde question : quel avenir pour le passé ? » Jean-Didier Urbain (1998, p. 16)1
«Un errant en mal d’amour», © Joss-Linn Gagné.
Scène captée au Cimetière anglican Saint-Matthew, à Québec. On a pu voir des chiens repérer la tombe de leur maître. Outre cet étrange phénomène, cette photo de l’artiste Joss-Linn Gagné reflète l’unité qui peut toujours se trouver dans un cimetière entre les ordres végétal, minéral, animal et humain ; ce dernier inclut l’architecture monumentale mais aussi les songes des endeuillés, les croyances en des mondes hors-humains, et même les fabulations.
Il arrive qu’un auteur (non, pas Jean-Didier Urbain) annonce la mort des cimetières, car paraît-il, il en va du territoire terrestre des morts comme du destin des humains, et plus largement, de ce qui est vivant. Va pour le destin qui abolit tout, au bout du compte.
Néanmoins, sans proclamer non plus que le cimetière serait promis à une infinie pérennité, je propose dans cette série de récits de davantage entendre ce qu’il a et aurait à nous raconter. En soi, et de ce qui en émane. Et de nous ! Oui, comme un récit à voix multiples auxquelles on tend oreille et attention. De là, et peut-être, en bons idéalistes, parier sur le fait que de savoir nous rendrait plus vigilants pour la suite du monde…
En effet, bien des signes s’entrecroisent dans un cimetière. Ils forment un tout qui signifie : orientations des sites et des tombes, matériaux et écritures, architecture monumentale et paysagère ; sur d’autres registres, tant d'enjeux s’y décèlent, qu’ils soient liés aux juridictions, aux us et coutumes ethnoculturels, ou aux investissements, affectifs ou pécuniaires. Sans compter tous leurs usages, qu’ils soient quotidiens ou cérémoniels.
Il y aurait de multiples angles à inventorier : je ne prétends ni ne veux m’y exercer de manière exhaustive ; et pas davantage reprendre ce qu’en offrent les nombreux textes déjà disponibles. Mais je ferai récit en m’appuyant sur de larges documentations, observations, conversations ainsi que sur leurs effluves. Et ce, en arpentant des thèmes qui vont de la base un brin oubliée, la terre, à la place renouvelée du végétal dans les aménagements bien actuels, en passant par l’écriture, toutes les écritures, dont la poétique ; et puis cette biomécanique humaine engagée si on s’y « aventure », sans oublier les traits non romancés qui portent pourtant à se conter des histoires à propos des parcours de celles et ceux qui furent des existants ; et bien sûr, jusqu’à cette question, creuset de tout deuil : mais de quoi se souvenir ?
J’insisterai sur le rôle éducatif et les formes pédagogiques du cimetière. Sans oublier tout ce qu’on fabule à son propos, de manières anodine ou plus dangereuse.
Voici donc, entre cartographie mi-scientifique, mi-contemplative, et en attirance pour un détail qui surgit de l’esprit des lieux. Car de l’esprit, il me semble en avoir un qui nous est offert, éminemment dans le cadre de cette contribution2.
En somme, un récit s’élabore de tant d’alluvions, qu’il peut autant se laisser suggérer que suggérer. Aux lectrices et lecteurs, bienvenus non seulement au champ des morts, mais au temps des élucubrations sensées, pour autant qu’elles soient fondées dans autre chose que dans nos préjugés, poncifs et dans les effets de modes. En effet, l’imaginaire humain se ventile autant en s’appuyant sur des idées critiques que sur ces désirs viscéraux bien tapis dans nos inconscients.
De manière unique, le cimetière nous en offre le terrain, le terreau aussi.
LUCE DES AULNIERS
Professeure-chercheure
Notes
- URBAIN, Jean-Didier (1998). L’archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident, 2e édition augmentée, Paris, Petite bibliothèque Payot, 358 p. Je tiens J.-D. Urbain, sémiologue et anthropologue à l’humour en laser et à la plume riche et subtile — dans le lignage de Louis-Vincent Thomas — comme un phare essentiel pour quiconque cherche à comprendre ce qui se passe, allant du dessous de nos pieds vers les regards qu’on lance les jours suivant une visite au cimetière.
- Au Repos Saint-François d’Assise, il y a, si ce n’est un esprit global des lieux, un esprit de coopération et bien sûr, de rigueur sensible. Je dois à Alain Chartier, son directeur, la liberté de cette carte blanche de langage…
URBAIN, Jean-Didier (1998). L’archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident, 2e édition augmentée, Paris, Petite bibliothèque Payot, 358 p. Je tiens J.-D. Urbain, sémiologue et anthropologue à l’humour en laser et à la plume riche et subtile — dans le lignage de Louis-Vincent Thomas — comme un phare essentiel pour quiconque cherche à comprendre ce qui se passe, allant du dessous de nos pieds vers les regards qu’on lance les jours suivant une visite au cimetière.