Récit 5
La question peut choquer. Car on évoque davantage la gravité et la solennité du pas. Surtout lorsqu’on y dépose définitivement un être qu’on a estimé, chéri, voire adoré. Et que, en queue de ce qui fut jadis un cortège, se détournant de cette fosse, et derrière deux ou trois chers bavards, on quitte à reculons. Et le cœur si gros.
Il demeure que la question entraîne dans son sillage tant de registres, et forcément, tant d’acceptions — au sens de « significations » — du terme « joie ». Oui, acception ne signifie pas acceptation ou même que l’on se sente à l’aise avec une idée.
Simplement, assumons qu’un phénomène prenne diverses significations. Les acceptions que l’on envisage sont parfois ourlées d’un silence attentif. Comme si le silence disait : « Je demande à voir… » Justement, la joie n’est pas obligatoirement bruyante ou excitée.
Le lecteur reconnaîtra quelques figures, parmi tant, puisées dans ses parcours.
Le destin qui imprègne mine de rien toute existence et qui la clôt. Le sourire est ici à peine esquissé. La joie frémit en souffle léger qui teinterait peut-être cette jubilation secrète d’accomplissement. Non, pas l’autosatisfaction béate. Cette joie-là se tisse sur la frange de l’inachevé, du resté-en-suspens, inaperçus derrière toute finitude. Derrière ? Devant…
L’ange psychopompe, cet accompagnateur des âmes en transition, pousserait donc la porte vers un autre monde. Sa confiance semble lui procurer de la joie (et inversement). On dirait une sérénité de fond, celle qui n’arrive pourtant pas sous commande.
À son tour et autrement, celui qui ferme derrière lui le portail du cimetière de village ne clame pas forcément que le sort des morts soit plus enviable que celui des vivants. Mais il réouvre la porte, la referme, et encore. Le son produit par les gonds désengourdis le retient. Le grincement varie, le couinement hésite, pas besoin d’avoir l’oreille musicale pour s’en rendre compte. Son geste, qui l’étonne, le fait doucement rigoler. Comme tant de fois l’Adrien, là, dans sa sépulture, disait-il, afin de « v’nir os secs ». Dans ce pays si humide. Si éloigné de la tombe de Gauguin et de son copain décalé, Brel.
Il sourit, ni gai ni triste. La joie peut être brumeuse. En quittant vers sa voiture, il en cherche la mélodie. Fredonne.
Vrai, la sérénité arrive d’on ne sait où, après l’écoute1.
La Fête des morts mexicaine : des squelettes qui se dandinent
Les artistes performeurs, conférenciers TED, thanatotouristes, etc. disent : « Regardez comment EUX, ils prennent pas la mort trop au sérieux, comment EUX, ils l’acceptent [sic]… »
Un peu de calme, je vous prie. L’exubérance des coloris, des gestuelles, des imprécations moqueuses à l’endroit des Morts, si remarquablement contagieuse, met au jour un ressort fabuleux de la psyché humaine : nous sommes capables de formation réactionnelle, cette astuce qui nous fait notamment emprunter l’inverse de notre premier ressenti. (Par exemple, nous redoublons de gentillesse à l’endroit de x ou de y, alors que nous nous sentons coupables de les trouver insupportables, ou encore parce que les normes de notre milieu nous y incitent fortement.)
Alors, proposons : les Mexicains ne sont pas différents des autres terriens relativement à la peur de la mort. Pour eux. Ils ne seraient pas non plus épargnés d’une suspicion craintive à propos d’un peuple de présences ; comme on n’est pas sûr de leur bienveillance, vaut mieux les amadouer préventivement. (Les différents cadrages de la société des morts sous d’autres cieux ont aussi cette visée de distance… respectueuse.)
Chez les Mexicains, la sollicitude est effectivement singulièrement festive. Néanmoins calibrée. Ainsi ils trompent cette vieille peur en (r)usant de délices inventifs, excès débonnaires et le plus souvent conventionnés dans leur durée rituelle. Une riche ethnographie nous renseigne sur la considération du lieu des morts. Au jour J, on autorise une récréation aux morts eu égard à leur existence (perçue) morne. Et la symbolique joue à plein : les squelettes — allégoriques — s’agitent et sucrent qui y tend la dent, signalent l’égalitarisme absolu2, en saluant la dureté du sort et en accentuant son revers conséquent. Les tombes nettoyées, les voies éclairées et même enluminées, l’esprit des défunts peut flotter sur déhanchements et airs tonitruants. Les fleurs s’exhibent et odorent le chemin vers l’autel domestique. Chaque mort récent y est installé avec sa confrérie d’état plus ancienne. Décor bariolé de jaune-soleil, friandises d’occasion, « pain des morts » et téquila font oublier, un instant de folie douce, mais demeurent quand même assez singuliers pour que la mémoire se grave. Et au lendemain, on ramène les morts (ou ce qui les représente, bricolés) à leur domicile permanent.
Ventée salutaire pour les uns, rassasiés, puisque les morts réclameraient ; pour les autres, sentiment allégé de la dette honorée et du renforcement intime que procure tout excès symboliquement maîtrisé. Ô alegria. Les morts n’importuneront pas les vivants, à la condition que ceux-ci, l’espace et le temps de ces jours de novembre, les laissent « s’exprimer »… en empruntant des mouvements où les uns vont à la rencontre des autres.
Ne serait-ce que de savoir que l’on puisse l’oser est source de fierté… souriante.
Pique-niques auprès des morts et agapes clôturant les funérailles : la joie commune
Avant de se retrouver aligné sur des plateaux de service de traiteur, bien avant, le banquet funéraire a d’abord été servi in situ. En effet, dès la Préhistoire, des victuailles furent déposées sur des tombes ou plus tard, dans des contenants prévus à cet effet (souvent sous forme d’urne), et glissées dans des fosses à proximité, quand ce n’est dans la sépulture même. De ce mouvement a émergé le sens de « communion » : les vivants aiment penser de temps en temps aux morts et se penser aussi, en partageant : s’unir dans un mouvement commun, encore ici, de continuité du principe du vivant. Aussi, bien avant de se trouver consacrées religieusement, les oblations de pain et de vin représentaient ce que la terre a de meilleur, tout autant que l’effort des uns et des autres consacré à la survie élémentaire.
Hormis ce partage au présent, les (sur)vivants espéraient qu’en offrant ainsi le meilleur à leurs morts, ceux-ci intercèdent afin que les dieux prodiguent en retour les conditions propices notamment à la culture des céréales et à la vigne. Une sorte de pacte entre les mondes se scellait, de la même manière que s’instaurait cette règle tacite et essentielle entre les vivants, évoquée au récit no 4 : offrir aux morts offre du même coup un point d’appui majeur aux communications entre vivants, toutes générations concernées. Cela se passe comme si évoquer les morts — la mort — alimente le désir non seulement de se mettre mutuellement au courant, mais de veiller ensemble à un projet communautaire. À la vitalité de ce que l’on a en commun. Or, de le découvrir peut faire chanter.
C’est pour cette raison que le cimetière originel est d’abord le lieu du commun. Il offre le cadre de l’aboutissement rituel : à l’inquiétude existentielle manifestée, à la tristesse épanchée, puis à l’effort d’interroger les significations en se retrouvant ensemble, se substitue le désir de se refaire des forces. Pourquoi ? Parce ce qui importe alors, mise en abîme par la mort même, c’est la mutualité identitaire de la parenté, la continuité du groupe, voire la pérennisation de l’espèce.
En ces époques, le caractère festif du partage de vivres et d’eau-de-vie (inventée pour l’occasion) n’était pas associé à un affect individuel en quête de satisfaction. Ce partage vient plutôt gratifier le sentiment de justesse à l’endroit du mort et des morts, une fois que la communauté a statué sur leur sort ; la relaxation qu’on y trouve n’est pas a priori allégresse, mais sert à décharger la tension cérémonielle et émotive qui a fait à la fois frissonner et se déployer légitimement le rite ; le caractère tragique de la mort, avoué, exige de régénérer le goût de vivre qui a pu et peut toujours être ébranlé.
Ainsi jusqu’au début du Moyen-Âge3, la familiarité avec les morts se trouve également renforcie du fait que le cimetière est à la fois ouvert et protégé : forum de débats des
vivants, marché public, lieu d’asile des assiégés en temps de guerre, des forains et des mendiants.
C’est ainsi que s’est développée une religion populaire qui a donné du fil à retordre notamment aux dictats austères de la chrétienté. Par exemple, entre franche réprobation et tolérance, le repas funéraire fut délogé des cimetières et ce, d’autant que ceux-ci devenaient des lieux consacrés religieusement. Au fil de l’évolution millénaire des pratiques, même en répondant aux mêmes élans des liens affectifs et sociaux, au 20e siècle, ces agapes se sont souvent simplifiées sous forme de café-goûter léger sous l’égide des entreprises funéraires. Les ripailles traditionnelles ne se sont pas perdues pour autant, dans des régions du globe où la commensalité représente une valeur incontournable, qui n’est pourtant pas équivalente à la richesse ni à la volonté de signalement ostentatoire : au Péloponnèse, en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-est.
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Que retenir de ces pratiques ? L’usage débonnaire du lieu des morts dépend d’une condition préalable, de la même façon que le repas funéraire dépend d’une modulation émotive : comment se réjouir de se retrouver, assemblés et alors se sustentant, si nous n’avons pas au préalable pleuré, assemblés et consentants ? Si nous n’avons pas touché la tristesse, voire l’entremêlement de sentiments parfois contradictoires ? Et alors peut nous frôler l’aile d’une jubilation tranquille qui sera porteuse dans les ombres du deuil, dans la gratitude pour le legs et dans le devoir de vivre.
À défaut de nous accorder sur la coexistence de ces états émotifs contrastés, nos pratiques funéraires deviennent insignifiantes ; elles ne se distinguent pas des agapes de tous ordres qui s’égrènent au fil parfois pseudo-guilleret de nos sociabilités. Nos sensibilités varlopées au nom des effets de mode, qui, à force de se vouloir « gais », révèlent la vacuité terne des modes de vie. À force de les jouer en « comme si ».
Mais beaucoup s’en moquent, car ils sentent bien comment le chant de Jean-Sébastien Bach peut toujours résonner.
Que la Joie demeure.
Autrement, joie, pleurs de joie ?
LUCE DES AULNIERS
Professeure-chercheure
Notes
- « Une première lisière symbolique, étroit portillon pour cérémonial bâclé ou monumental arc de triomphe pour pompes empathiques, s’ouvre dans le mur d’enceinte du cimetière, cette espèce de cordon sanitaire primitivement lié à la crainte des morts, refermé aussitôt qu’ouvert, sur une réalité à laquelle on n’aspire guère à être confronté. » CHABOT, André (2015). Portes à faux, Photographies et textes, Édition Galerie Koma-Mons, Maison de la Culture de Tournai, Mémoire Nécropolitaine, Paris, 163 p. [Extrait cité : p. 5-6.] Je traiterai des travaux de cet explorateur de cimetières unique.
- On ne peut s’empêcher de noter l’omniprésence du corps dans l’art, populaire ou institutionnel, et sa corrélation avec l’égalitarisme du sort. La fabuleuse mythologie de la mort au Mexique, entre paganisme et christianisme, fait l’objet de nombreuses publications et expositions dont : COLLECTIF (1975). La Muerte. Expresiones mexicanas de un enigma, (ill.), Mexico, Musée national universitaire autonome de Mexico, 148 p.
- VOVELLE, Michel (1983). La mort et l’Occident : de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 795 p.
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« Une première lisière symbolique, étroit portillon pour cérémonial bâclé ou monumental arc de triomphe pour pompes empathiques, s’ouvre dans le mur d’enceinte du cimetière, cette espèce de cordon sanitaire primitivement lié à la crainte des morts, refermé aussitôt qu’ouvert, sur une réalité à laquelle on n’aspire guère à être confronté. » CHABOT, André (2015). Portes à faux, Photographies et textes, Édition Galerie Koma-Mons, Maison de la Culture de Tournai, Mémoire Nécropolitaine, Paris, 163 p. [Extrait cité : p. 5-6.] Je traiterai des travaux de cet explorateur de cimetières unique.
On ne peut s’empêcher de noter l’omniprésence du corps dans l’art, populaire ou institutionnel, et sa corrélation avec l’égalitarisme du sort. La fabuleuse mythologie de la mort au Mexique, entre paganisme et christianisme, fait l’objet de nombreuses publications et expositions dont : COLLECTIF (1975). La Muerte. Expresiones mexicanas de un enigma, (ill.), Mexico, Musée national universitaire autonome de Mexico, 148 p.
VOVELLE, Michel (1983). La mort et l’Occident : de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 795 p.