La dispersion des cendres obéirait à une des règles de l’air du temps, la légèreté. En privant les morts d’un lieu repérable, collectif, assumé, qu’abandonne-t-on de notre humanité et de notre soutien au deuil ?
Récit 6
« On n’enterre pas les oiseaux dans le ciel. »
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Nos cérémonies d’adieux, si ferventes. Souvent poétiques. À l’occasion, nous regardons s’envoler les ballons blancs à l’hélium. (Ils étouffent pourtant les bernaches qui les ingèrent… et s’abîment en vol piqué désastreux.) Nous évoquons volontiers le « lâcher-prise ». Nous nous émouvons des musiques flûtées et du chant aérien. De la légèreté.
Aussi, nous accordons crédit aux colombes1, dont l’envol et la dispersion dans le petit vent nous extasient : s’y idéalise l’allégorie de la libération. À juste titre. Mais convenons ici que la mort n’est pas uniquement libération. Justement, ses multiples sens (ou sa polysémie) nous travaillent.
Bien sûr, à la base, toute légèreté vient nous hisser d’un éventuel atterrement. Elle aère nos accablements pour en dégager ce qui s’y trouve d’une énergie vitale. Cependant, peut-on être légers à temps plein ? Sans contraste avec d’autres états — qui ne sont pas non plus forcément ténébreux ? En effet, l’insouciance de ces moments en bulles délicieuses, bienvenues et légitimes, si elle devient un mode de vie, ne risque-t-elle pas l’inconsistance existentielle et relationnelle ? Par inattention, la légèreté ne risque-t-elle pas d’effilocher nos responsabilités, plus ou moins prévues, devant ce qui nous sollicite ?
Comme si le light devenait pesant de son obligation mur-à-mur.
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Ce cadre général étant posé, il se trouve que l’argument de la légèreté des restes cinéraires s’impose au Québec depuis six décennies. Et en prime, se sont mis à briller les arguments concernant la variété personnalisée des aménagements du sort des cendres. Nous ne nous attardons pas trop à la symbolique complexe, voire ambigüe, du feu2, ni à l’anonymisation que produit son action. (J’y reviendrai à propos des rituels.) Enfants de notre siècle, nous nous centrons davantage sur deux caractéristiques qui en résultent : la réduction des corps et, dans la foulée, la malléabilité de leurs substrats. Considérons-les tour à tour.
D’évidence, la réduction des restes physiques de nos proches allège la problématique générale de l’encombrement des cimetières, même si cette problématique s’avère moins pressante ici que pour les cimetières situés près de mégapoles, à travers le monde : pour beaucoup de pays, l’abandon des concessions y est moindre que la réquisition d’espaces, si bien que la saturation prévalait déjà pour d’aucuns, bien avant la COVID-19. Cet encombrement ne représente pourtant au Québec qu’un des motifs contribuant au succès de la crémation : car sous nos cieux nationaux, la proportion du traitement des dépouilles par ce procédé a grimpé de 63,71 % en 2010 à 80,60 % en 2019, avant la pandémie3.
Ensuite, pour les proches qui le souhaitent, les résidus osseux réduits, dits « cendres »4, ensachés en urne, coffret ou autre contenant, offrent l’occasion de compenser la brutalité du procédé, même si ce dernier n’est pas consciemment relevé : notamment, le caractère portatif des cendres autorise les proches à leur prodiguer — souvent de manière inusitée — un tendre égard au cours de leur transport vers un lieu destinal.
Ainsi la malléabilité des « cendres » nous permet éventuellement d’effectuer des gestes rituels pacificateurs, par exemple en les portant tour à tour, jusqu’à les confier en sépulture cinéraire. Cette mise en sépulture formelle des restes miniaturisés se ventile ainsi : mis en terre en cimetière, en régression (en 2010, 59,51 % des crémations ; en 2019, 46,10 %) ; déposés au columbarium de cimetières (2010 : 3,60 %, 2019 : 6,83 %) ou au columbarium d’entreprises (2010 : 10,33 % ; 2019 : 11,06 %).
En somme, si on considère d’un côté les inhumations en cercueil (19,40 % des décès de 2019) et, de l’autre, uniquement les dépositions des cendres en terre ou en columbarium de cimetières, c’est actuellement un peu plus de la moitié des restes de nos aimés (52,93 %) qui vont rejoindre le peuple concret des morts, désigné comme cimetière. (Et 79 % si on inclut les columbariums d’entreprises qui, tout en regroupant les urnes, n’obéissent pas aux mêmes logiques.) Bilan, la majorité de « nos » morts occupent une zone désignée, délimitée, repérable, publique, essentielle à une pédagogie sociale et collective de la mort. Mais la tendance indique un effritement de cette désignation au fil des ans.
Néanmoins, entre la réception du précieux colis, les funérailles qui s’ensuivent éventuellement et cette déposition possible, il arrive que s’immisce une zone de flottement5. Elle peut être causée par l’inaccessibilité hivernale de cimetières ou d’autres motifs pragmatiques, telles l’hésitation ou l’attente de terrain disponible dans un lieu consacré ou encore la dispersion géographique d’une fratrie. Là aussi, avant la COVID-19.
Pour autant, on ne peut parler de flottement, par exemple pour les shintoïstes japonais, chez qui la famille accorde une dévotion codifiée et assumée aux restes cinéraires pendant 49 jours avant de les accompagner vers un lot désigné au cimetière.
Le lecteur aura quand même noté la précarité du sort d’approximativement 36 % des « cendres » (toujours au Québec, en 2019, en progression en regard de 2010 [26,56 %]). Elles sont remises aux familles ou à d’autres proches. Que se passe-t-il alors ?
Ce qui entre en jeu comme facteur décisif, c’est la subjectivité, autant celle des ex-vivants que de leur(s) survivant(s). La subjectivité, c’est notre merveilleuse capacité de nous poser comme sujets humains, affectivement, intellectuellement, rationnellement et en lien les uns avec les autres. Toutefois, assumer ce « je » essentiel, lorsque nous le poussons à son paroxysme, devient une hyper-subjectivité : hyper en ceci que le libre-arbitre fondamental se détache de logiques autres que la sienne, jusqu’à ne plus en tenir compte. Cela se valide lorsque nous en venons à ne considérer que nos précieuses individualités auxquelles référer et desquelles témoigner, sans égard aux autres valeurs groupales et collectives et sans s’attarder à la profondeur des temporalités. (Ce trait actuel puise à maintes sources qui ne sont pas expliquées ici.) Bref, quand ce qui prévaut, c’est d’abord et avant tout notre propre émotivité, même traduite en partie en argumentaire cohérent. Et si valorisée par les gouvernants. Et évidemment, moussée par la logique de mise en marché de tout ce qui gravite autour de l’industrie funéraire.
C’est ainsi que s’impose l’idée de libération, libération cette fois non pas métaphorique (l’image archétypale de l’envol en fait foi), mais tout à fait prosaïque : une fois objectivement allégés par le feu, les restes physiques de nos chéris peuvent se fragmenter entre héritiers, se nomadiser, se fondre dans l’océan ou dans le pré6 ou encore, dans un tableau ou devenir le cœur d’un bijou. Pour n’en nommer que quelques figures.
Celles-ci semblent répondre à un imaginaire qui est effectivement lié au refus de la gravité, au propre et au figuré. Se réalise le fantasme d’être partout et nulle part, néo-dieux. Et pour d’aucuns qui avaient carburé à l’injonction à la visibilité du curriculum vitæ, devenir évanescents et invisibles peut signer implicitement une douce revanche ou un soulagement des poids du socius. Et ce, jusqu’à l’éventuelle disparition pure et simple non seulement des traces physiques, mais des traces gravées, qu’elles soient dans le stuc, le granit, le bois ou toute modalité d’inscription d’un passage, accessible à des quidams. Socialisé.
Les restes de ces morts, délocalisés, non repérables, se détournent alors d’un esprit des lieux ; ils se perdent dans des non-lieux. De notre vivant, à quoi nos non-lieux correspondent-ils ? À nos existences prisées sous l’égide de bandes passantes, évanescentes, qui contribuent aux charmes de l’accumulation rapide et souvent oublieuse associée aux « expériences » intenses. On pense à tous ces lieux de passage, fonctionnels, imparables (couloirs, aéroports, supermarchés, etc.) et, dès lors, esthétisés pour notre plus grand confort de busybody. Et soumis à la spontanéité arbitraire des like lâchés par nos cerveaux sur la gâchette-doigts alerte. Ponctuelle. Légère.
Légère ? « Ce qui est significatif dans l’expérience du non-lieu, c’est sa force d’attraction, inversement proportionnelle à l’attraction territoriale, aux pesanteurs du lieu et de la tradition », écrit Marc Augé (p. 147)7. Mais s’en tenir à ce reflet sociologique, ce serait définir le lieu essentiellement sur un versant, d’abord celui du passé, ensuite, du passé donné comme… dépassé. Ré-vo-lu. Out. Comme si le savoir des savoirs des autres n’était que lourd, comme si une tradition ne pouvait s’aménager au sein de nos prétendues créativités, et les renforcer. Comme si nous ne pouvions pas apprécier autant les qualités des lieux que celles des non-lieux. Les traits d’une part du passé structurant s’alliant au présent savouré.
Alors, nos morts ? Manière très contemporaine, leurs cendres sont assujetties à la mobilité, au mouvement, à l’émotion, ces substances des existences bien vérifiables au plan empirique. « Tel dans la vie, tel dans la mort. » On veut bien, au premier réflexe rassurant.
Mais les enjeux se révèlent plus amples que notre désir de nous axer sur nos expériences et nos connaissances de vivants, afin de signifier notre attachement à qui n’est plus.
Car en gardant nos morts chez soi, et même en enfouissant leurs restes en lieu domestique ou sauvage, anonyme et secret, en les répartissant pour usages identitaires ou aléatoires, en les lançant aux forces marines, en les dissolvant, quelles places attribuons-nous aux morts, si tant est que nous estimions important de le faire ?
Il se peut qu’en fonctionnant ainsi, nous embrouillions notre deuil. À notre insu. C’est que le deuil ne repose pas que sur des facteurs liés aux relations passées et espérées avec l’être et les êtres absentés, un à un, comme si le mort n’était que le sien, à soi. Le deuil comporte aussi un trait méconnu de notre sensibilité à l’interaction entre personnes : une dynamique souple entre, d’un côté, ses sillages dans notre intériorité et, de l’autre, des repères extérieurs à soi. Ceux-ci traduisent l’action de la civilisation, lorsqu’elle nous élève. Alors, elle nous porte également. Sans cette dynamique, la privatisation (au sens d’intimité) du sort des reliquats corporels risque la déprivation (au sens du manque… d’aération). Autrement dit, une relation, toute merveilleuse soit-elle, ne peut se suffire à elle-même. Parmi ces repères extérieurs, transmis et à toujours revalider, persiste un principe : l’espace physique des morts augure de meilleures conditions pour que se déploie l’espace psychique des vivants.
Séparer les uns des autres ne signifie pas ingratitude ou indifférence, voire oubli ; les précédents récits le signalaient. Bouger notre mécanique corporelle vers un champ, un jardin ou un arrangement mural des morts nous met en chemin du deuil : ce savoir nous rassure sur la place des morts8 et nous offre un ancrage stable qui nous autorise… à voguer. Et on le verra, à ritualiser. Or, se fier à cet ancrage est allégeant.
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À travers le sort de nos deuils, c’est aussi le sort de la mort que nous jouons. En soumettant nos morts à la légèreté prisée par nos modes de vie, ne les confondons-nous pas avec les vivants ? Tout le monde chercherait alors sa place. Ses repères.
Nomadiser et volatiliser les restes de nos proches s’avèrent par conséquent troublants. Nous voulons à ce point « apprivoiser la mort » que nous demandons aux morts de nous copier. Et nous les collons à nos fantaisies dégagées de l’histoire humaine. Que peut signifier cette tendance sociale du refus de la fixité du repos des restes DES morts ? (Fixité toujours relative puisque les cimetières se « réaménagent », du moins certains.) Serait-elle aussi et au bilan un indice de notre refus malheureux du caractère atterrant de la mort ?
Nous qui, par ailleurs, baladons tranquillement quelques idées fixes.
LUCE DES AULNIERS
Professeure-chercheure
Notes
- Messagères de paix, de pureté, de simplicité et d’Éros sublimé, les colombes sont des animaux grégaires dont l’organisation domiciliaire chez les Étrusques (Péninsule italienne, jusqu’à 9 siècles avant J. C.), dite columbarium (repris des niches des pigeons), a fourni le terme tout désigné pour y loger les contenants des cendres humaines.
- Voir Le Temps des mortels. Espaces rituels et deuil (2020) : plusieurs chapitres y sont consacrés non seulement aux significations de l’archétype du feu, mais à l’impact rituel de la crémation, des mondes anciens ou contemporains. On découvre ainsi l’origine métaphysique de la crémation, associée alors à aucune religion, crémation qui était étrangère à nos soucis pragmatiques, dont hygiénistes. Concernant le Canada, la pratique crématiste fut tributaire des avancées techniques (fours) européens dont certains, transmis aux États-Unis, ont favorisé l’édification au début du 20e siècle du crématorium du cimetière protestant du Mont-Royal, alors que l’Église catholique a avalisé la pratique en 1963.
- Les données de ce récit proviennent de statistiques émises par la Corporation des thanatologues du Québec, janvier 2021. Je les en remercie. Elles ne tiennent compte que des statistiques de leurs membres, pour 56 % des décès au Québec. Il faut donc les lire comme des indices importants, mais incomplets, de l’évolution des tendances.
- « Dits » cendres, parce que, à proprement parler, les cendres sont bien un des trois éléments résiduels (avec la fumée) de la combustion; elles sont en fait le sous-produit de ce qui constituait le «mou» du corps. En principe, la cendre n’est pas recueillie. Les os, eux, surtout les gros, sont dans notre modernité broyés plus ou moins finement et constituent la matière granuleuse qui est considérée comme des cendres. Dans les sociétés pour lesquelles la tradition de la crémation rituelle persiste, qu’il s’agisse de bûcher ou de procédés plus discrets et rapides, ce sont ces petits fragments qui sont soigneusement sélectionnés et conservés.
- Flottement accru par l’irruption et la ténacité du coronavirus SRAS-CoV-2. Voir Le deuil en mots et en images sur le présent site, notamment : infodeuil.ca/147/rites-funeraires-deuil-personnel-et-deuil-collectif-en-temps-de-pandemie/chronique.html
- Depuis 2016 (Loi 66, Québec), il est interdit de disperser les cendres sur la voie publique et les proches sont en principe tenus de préciser aux entreprises funéraires la destination des cendres qu’ils récupèrent, même si un certain nombre ne l’est pas forcément.
- AUGÉ, Marc (1992). Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 153 p.
- Il se peut aussi que la dispersion des cendres soit notamment une réponse individualisée à la forme plus standardisée des nouveaux « parcs commémoratifs », plus directement et prosaïquement rappel du destin commun. Alors que les tombes singularisées sous notre latitude depuis le 19e siècle pouvaient aussi symboliser ce sort, tout en identifiant des trajectoires, en peu de mots, mais en potentielles conjectures. Voir le récit no 8.
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Messagères de paix, de pureté, de simplicité et d’Éros sublimé, les colombes sont des animaux grégaires dont l’organisation domiciliaire chez les Étrusques (Péninsule italienne, jusqu’à 9 siècles avant J. C.), dite columbarium (repris des niches des pigeons), a fourni le terme tout désigné pour y loger les contenants des cendres humaines.
Voir Le Temps des mortels. Espaces rituels et deuil (2020) : plusieurs chapitres y sont consacrés non seulement aux significations de l’archétype du feu, mais à l’impact rituel de la crémation, des mondes anciens ou contemporains. On découvre ainsi l’origine métaphysique de la crémation, associée alors à aucune religion, crémation qui était étrangère à nos soucis pragmatiques, dont hygiénistes. Concernant le Canada, la pratique crématiste fut tributaire des avancées techniques (fours) européens dont certains, transmis aux États-Unis, ont favorisé l’édification au début du 20e siècle du crématorium du cimetière protestant du Mont-Royal, alors que l’Église catholique a avalisé la pratique en 1963.
Les données de ce récit proviennent de statistiques émises par la Corporation des thanatologues du Québec, janvier 2021. Je les en remercie. Elles ne tiennent compte que des statistiques de leurs membres, pour 56 % des décès au Québec. Il faut donc les lire comme des indices importants, mais incomplets, de l’évolution des tendances.
« Dits » cendres, parce que, à proprement parler, les cendres sont bien un des trois éléments résiduels (avec la fumée) de la combustion; elles sont en fait le sous-produit de ce qui constituait le «mou» du corps. En principe, la cendre n’est pas recueillie. Les os, eux, surtout les gros, sont dans notre modernité broyés plus ou moins finement et constituent la matière granuleuse qui est considérée comme des cendres. Dans les sociétés pour lesquelles la tradition de la crémation rituelle persiste, qu’il s’agisse de bûcher ou de procédés plus discrets et rapides, ce sont ces petits fragments qui sont soigneusement sélectionnés et conservés.
Flottement accru par l’irruption et la ténacité du coronavirus SRAS-CoV-2. Voir Le deuil en mots et en images sur le présent site, notamment : infodeuil.ca/147/rites-funeraires-deuil-personnel-et-deuil-collectif-en-temps-de-pandemie/chronique.html
Depuis 2016 (Loi 66, Québec), il est interdit de disperser les cendres sur la voie publique et les proches sont en principe tenus de préciser aux entreprises funéraires la destination des cendres qu’ils récupèrent, même si un certain nombre ne l’est pas forcément.
AUGÉ, Marc (1992). Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 153 p.
Il se peut aussi que la dispersion des cendres soit notamment une réponse individualisée à la forme plus standardisée des nouveaux « parcs commémoratifs », plus directement et prosaïquement rappel du destin commun. Alors que les tombes singularisées sous notre latitude depuis le 19e siècle pouvaient aussi symboliser ce sort, tout en identifiant des trajectoires, en peu de mots, mais en potentielles conjectures. Voir le récit no 8.