« Grandmother Rose », plaque de granit gravée apposée au pied du monument des époux Duncan, elle décédée en 2020, à 89 ans, veuve depuis 1989, Cimetière anglican de St-Georges-de-Malbaie, Gaspésie, Québec.
Outre les inscriptions, la figuration représentant ce que furent ces morts de leur vivant accentue la personnalisation des sépultures. Quels liens peut-on élaborer entre les portraits du Fayoum, les photographies tombales et les présentations posthumes des habitants logeant communautairement dans le cimetière roumain de Sapantza ? Des incarnations de l’émotion engendrée par les liens et par le temps, inexorables.
Récit 16
« Dans le petit cimetière/le jour sème l’ombre/l’ombre burine le jour (France CAYOUETTE, 20211)
« Dans le culte du souvenir dédié aux êtres chers éloignés ou disparus, la valeur cultuelle (Walter BEMJAMIN, cité par George DIDI-HUBERMAN, 20202) |
PERSONNALISER une nouvelle fois : apposer une touche issue de la singularité de tout être, qu’elle émane du souhait dudit être ou de quiconque s’en soucie, proche ou autre. Ou bien encore, reflétant un sens démocratique radical, par-delà le statut et la stature individuelles.
Notons : ce souci émanant des proches serait manifeste pour la photographie d’ouverture, où la singularisation est prise au mot de la part de la progéniture, si bien que cette Rose est campée dans ce qui semble le « rôle » (on s’entend, qui ne s’y résumerait pas !) fort significatif de son existence, le lignage (grand)maternel ; ce qui est ici particulier, c’est que ses descendants signataires attirent l’attention sur l’inscription de leurs propres prénoms. En cela, ils suivent la prépondérance du deuil dès lors que la question de la mort advient, et cette prépondérance est active depuis plus d’un siècle.
On peut y déceler également un autre signe des temps, où le campement de l’identité ne tient pas tant à la reconnaissance d’une culture commune qu’aux données psychosociales axées sur des critères de première main. Sans que nous nous y attardions, si habitués, ces bornes privilégient l’individu, entendu dans l’orbite ego, qu’il s’agisse de ses émotions, de ses relations, de son identité sexuelle ou de genre, de ses références ethno-raciales et tutti : même si reconnaître, c’est bien sûr minimalement SE reconnaître, il arrive que le « se » sous ces critères, justement, personnels, envahisse le territoire entier de notre position dans le monde : sommes-nous dès lors autant que nous le proclamons au monde, avec lui, en ses mondes ?
Cela étant.
Revenant aux cimetières, on conçoit également d’emblée ceci : pour bien des humains, la figuration, cette signature nominative, en pied, mais surtout en buste — ciblant la personne qui n’est plus et interpellant autre chose — n’est pas essentielle. Lors de temps dits anciens3), non seulement la figuration, mais même la désignation nominative étaient impossibles, vu les contextes socio-économiques, comme on sait.
Et des lectrices, des lecteurs, tant s’en faut, peuvent y être somme toute plutôt indifférents. Pour eux-mêmes, en leur for intérieur.
Mais le for intérieur, si respectable, n’est pas non plus forteresse.
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Dès lors, entre l’exhibitionnisme angoissé de ses propres traits et la volonté — tout autant crispée — de dissolution de sa personne dans le nada ou même le Grand Tout (parfois sans égard aux desiderata des êtres survivants), existe-t-il quelque chemin contemporain, même sinueux, même encombré ?
Personnaliser sur un lieu ultime, à titre de trait définitif : on y coiffe le passage des êtres qui y aboutissent suite à tous ces lieux bourlingués, travaillés de sueur et de peurs (apaisées, mais pas toujours), et puis… contemplés. Imaginés. Habités.
Or, ces lieux passés se condensent en une certaine part, même congrue, dans la personnalisation des signes et symboles funéraires. Mais lesdits signes n’épuisent pas la fragilité, la grâce, les épreuves de toute une existence. Néanmoins, les traits singuliers des images d’êtres au cimetière abritent les efforts vitaux des uns et des autres. À ce titre, tout ce qui se fait plus modeste aux alentours me semble autant digne d’attention que ce qui s’y distingue, parfois dans la recherche de l’originalité jusqu’à l’effet d’épate tous azimuts, déjà, avant l’industrie qui nous en convainc.
Quoi qu’il en soit, une aura, oui, se dégagerait de cette combinatoire figurative toujours inusitée.
C’est pourquoi ce récit ne s’attarde pas aux grands personnages, aux « dignes de mention » (les nomenclatures des cimetières s’y emploient, et tant mieux), mais plutôt à des figurations humaines que l’on retrouve dans les cimetières occidentaux. Deux d’entre elles interpellent, dans leur apparent contraire, soit, d’une part, les photographies tombales et, d’autre part, l’exemple si singulier de l’art « naïf » qui orne les tombes des morts ordinaires en Roumanie. Mais auparavant, clins d’yeux sur la généalogie d’une pratique qui fait sur-vivre les morts : les désigner promus tels en captant ce qui en émane de leur vivant, remarquable trace de la création engendrée dans les consciences des mortels.
Figures anciennes et toujours neuves : détour par les visages du Fayoum
Capture d’écran, « Portrait de femme [en rose] », Fayoum et vallée du Nil, sur planchette de bois de tilleul, 2e siècle après J.-C., Musée du Louvre, Département des Antiquités égyptiennes.
www.museumlab.fr/exhibition/06/about.html
L’idée de représenter un visage autour du marquage du passage des terriens remonte probablement à une innovation artistique majeure, le masque funéraire (évoqué au Récit 2) que l’on apposait sur les momies de l’Égypte ancienne, avant notre ère : la pratique rituelle des représentations singularisées réservées aux tenants des élites se répandit ensuite mais de manière plus uniforme. Tout comme les épitaphes (Récit 15), la figuration des visages usa néanmoins de modèles à partir desquels singulariser traits et atours. Et ce, tout à côté des enterrements et des crémations, issus des pratiques des conquérants grecs et romains.
Ces derniers importèrent également en Égypte un style de portraits typiques pour les insérer dans les sarcophages où étaient déposées les momies. L’on y concevait une manière de poursuivre la tradition du voyage des morts vers le royaume d’Osiris, en peignant aussi en face interne du couvercle, par exemple, les divinités de la mythologie fondatrice et consistante de l’au-delà. Face interne des tombes, comme si le défunt pouvait de ses yeux fermés les et se contempler, le regard offert à la pulpe du vivant.
C’est ainsi que Fayoum, cité égyptienne située en zone fertile, fut le point d’orgue de ces croisements culturels en offrant aux défunts des classes supérieures — sans pour autant en exclure d’autres origines — ces portraits singuliers, émouvants, qui proviennent du 1er siècle avant notre ère jusqu’au 4e siècle : souvent peints lors du vivant de la personne, on trouve dans ces regards directs qui semblent s’adresser aux regardeurs une expression à la fois ardente et neutre : ils influenceront par la suite l’art byzantin, chrétien et médiéval. Les détails stylistiques de ces premières icônes témoignent d’une intégration artistique des symboles issus de brassages interculturels, même si on ne peut généralement identifier nominalement les portraits des quelque mille enfants, femmes et hommes maintenant répertoriés dans les musées à travers le monde : l’encaustique comme procédé technique, cire de fixation des couches de coloris et de la lumière et, bien sûr, les détails des attributs des sujets (traits dont ces grands yeux, vêtements, accessoires) demeurent sources d’émerveillement4).
Pour autant, les sobres et nuancés portraits du Fayoum n’étaient pas conçus pour être envisagés par et pour la postérité, du moins expressément. Ils évoquaient le secret des êtres comme si celui-ci les caressait : ils témoignaient d’une espérance en un au-delà, par la considération amène d’une entité spirituelle d’outre-tombe. « Simplement ».
Le portrait photographique, tous ces visages offerts5
Grand écart temporel.
C’est au 19e siècle que la photographie naissante relaie les portraits peints par la captation des visages au moyen d’un medium alors étrange. Les adeptes d’Instagram l’ignorent peut-être, mais au milieu du 19e siècle, les premiers photographiés furent… les morts, et en large part, les bambins, en attribuant aux daguerréotypes d’alors une fonction explicite mémorielle non pas tant du destin que de l’être perdu à jamais. Cette technique aura un fort retentissement dans la conduite du deuil.
Du côté de l’inconscient individuel et collectif, a priori, prendre une photo imprime le désir de retenir le temps6).
Ainsi, la présentation n’est pas univoque. Et encore moins les portraits ornant les tombes.
Morts chosifiés par les vivants,
sans existence en propre ?
En premier lieu, l’on capte un signal qui serait ambigu : « Avec l’introduction de la photographie dans l’art funéraire, c’est l’écriture [voir Récit précédent] et la figure qui se mettent à osciller ensemble, à hésiter entre le présent et le souvenir7). »
Rappel : entendons un statut du mort-là qui, aux yeux de ses collatéraux survivants, semblerait hésiter entre d’un côté, la société des morts devenue floue, indéfinie, et de l’autre, l’injonction à être dépendant non pas tant des soins que des imageries des vivants. Comme si les morts demeuraient à l’image ce qu’ils furent, vivants, mais ad infinitum.
On y perçoit le germe de ce qui habite familièrement le « Pour toujours, JE me souviendrai » si actuel. Et si candide ? (Du moins sur le terme « toujours ».)
Alors ? Paradoxe. Ainsi, la photographie est « un certificat de présence8) » dans l’immédiateté qui peut laisser croire que l’autre est encore vivant, de sa vie empirique… (À tel point d’ailleurs que, la photographie qui trône maintenant aux portes du lieu « rituel », voire défile sur projecteur dans les centres funéraires si bien équipés pour ce faire, écrase les signes même de la présence de la mort9), ce qui n’est d’évidence pas le cas dans les cimetières. Au passage, voilà une clé de compréhension des variations de leur fréquentation.)
Jean-Didier URBAIN insiste : « La photographie a tenté d’éterniser l’image du mort. Si elle est quasi inexistante dans les cimetières d’Europe septentrionale, son usage s’est, par contre, largement maintenu dans les régions et pays méditerranéens, zones culturellement très attachées aux expressions figuratives du défunt : iconique, statuaire, monumentale. Le portrait funéraire, ce petit ovale brillant incrusté solidement dans la pierre et que Jules Supervielle compara à l’œil d’un périscope, image glacée ainsi faite pour résister en principe à toutes les intempéries, est une vitrification de la figure. » (…) Il s’agit d’une transformation destinée à rendre le texte imperméable à l’histoire. Il est toujours question ici de convertir la durée en éternité, l’événement en pose, l’histoire en géographie, la décomposition en sommeil et le cadavre en corps — une série de transformations symboliques qui garantissent à nos morts une nouvelle forme d’immortalité 10). »
Arrêt sur image, c’est le cas.
Je ne suis pas sûre que la photographie sur stèles vienne potentiellement leurrer autant que l’écriture à propos de cette dyade : ce vivant toujours-là ET ce mort uniquement promis au souvenir, sans existence en propre. Et je doute que l’impression d’inaltérable soit à l’origine aussi forte. Enfin, l’incarnation y est encore moins abstraite que dans le medium des épitaphes. Allons voir de plus près.
…Ou en plein creuset de la tresse entre constat
de l’éphémère et consolation par l’éternité ?
C’est que, déjà, la photographie marque le temps puisqu’elle est datée, et pas seulement par le grain de l’impression : coiffure, habit, posture, accessoires et décor signalent déjà les époques traversées par ces êtres, nous en convenons tous.
Et que dire de l’expérience intime du temps ? En effet, qui de nous, sitôt le cliché pris, n’a jamais été effleuré par la pensée de l’éphémère, de ce qui s’offre là comme à la fois inclassable et déjà un brin nostalgique? L’image de l’autre, en ce moment précis, non saisie dans la distraction ou la convention, devient ainsi subtilement un « ça-a-été » (toujours BARTHES). Ce qu’elle est de toutes manières.
Ce frémissement peut refluer devant la photo de qui n’est plus et avec qui on a savouré le « tout-là ».
Certes, donc, la photographie du vivant, au premier degré, porte à fabuler que le périssable ne le soit pas, en une sorte d’auto-déni. Nous nous aimons figés dans l’éternité, le hors temps de l’inaltérable11). Mais il s’agit aussi de l’introduction d’une sorte de redoublement : on a beau aimer croire que le souvenir soit impérissable, on sait bien qu’il est forcément altérable, je le suggérais plus haut. C’est notamment ce qui fait frissonner les visiteurs : toute figuration, même durable sur son support, épuise ses résonances au fil du temps, du moins pour les êtres qui les nourrissaient aux abords d’une relation engagée affectivement. En effet, l’entretien voué à la conservation des tombes se bute à l’évanescence même du portrait, maltraité par la temporalité des éléments12). Ce qui se voulait main tendue au souvenir conscient s’estompe dans la brume des passagers terriens. Et avec elle, la petite encoche à la sensibilité ? À voir.
Ce qui demeure pourtant pour quiconque contemple ces figurations, c’est à la fois l’intention qui a pu animer cette forme de singularisation et ce qui s’y projette comme humanisation. En effet, l’on trouve là une des nombreuses manières créatrices de se poser devant la limite même, de défier la cruauté de l’inexorable : le visage traduit ce qui fut, ce qui est révolu, certes, mais sa présence fragile tente de donner une forme à la densité de l’absence. « Ce n’est pas parce que je m’en suis allé.e que je n’existe plus… autrement.» Surtout, par-delà une identité nominative conservée — pas toujours —, le regard renvoie à l’être humain comme espèce. Et ce, même si les expressions contemporaines qui font retour n’auront pas la gravité des Anciens, mais emprunteront volontiers ce sourire engageant promu dans l’air du temps, grand-maman Rose serait d’accord.
Finalement, on aura beau perdre un être aimé, ici, son aïeule, le support matériel imagier de sa trace s’usant aussi vers la décoloration jusqu’au blanc laiteux, la fragilité nous renvoie aussi à une force, celle, pour la plupart des terriens, d’avoir connu l’affection si enveloppante d’une grand-mère. À défaut de ce lien, demeure néanmoins l’aile d’une émotion que l’on intuitionne ou observe pour des collatéraux.
En voici justement une autre forme de traçabilité.
La figuration statuaire d’un art populaire :
au cimetière roumain de Sapantza
Capture d’écran, Diaporama « Le cimetière Sapantza en Roumanie », auteur.e inconnu.e, diapositive (parmi quarante) titrée « La cuisinière » par LDA.
Il semble que ledit cimetière soit le plus visité « au monde » après la Vallée des Rois, en Égypte. Signe que nous pouvons distinguer, d’un côté, le monumental précieux, ce reflet antique des croyances ayant lancé une articulation si riche de l’au-delà, et de l’autre, un monumental plus discret, figuré et ouvragé artisanalement. Pourquoi distinguer? Toujours sur la base de la personnalisation si prisée à notre époque, ce qui contribue au succès de fréquentation de ces sites tiendrait à ceci : ces figurations réfèrent non seulement à des personnages ou à des « personnalités » (au sens du prestige attribué à des individus actifs, marquants et reconnus tels dans la sphère publique de leur société), mais aussi, bien sûr, à des personnes.
Ici, nous visitons ce dernier cas de figure.
C’est en 1935 que Stan Iona PATRAS13) réalisa l’idée de représenter ses contemporains dans ce qui est désigné comme un « cimetière heureux ». L’expression semble valoir plus pour l’éclat des couleurs et le foisonnement des symboles juxtaposant motifs floraux ou géométriques typiques, colombes, que pour l’expression faciale des sujets. Encore là, on retrouve des traces de l’art iconique byzantin : l’expressivité ne tient pas à l’intention avenante des portraits photographiques, comme pour d’autres cimetières occidentaux actuels, mais à la remarquable unité architecturale des stèles. Elle se compose à sa base de fleurs dessinées à partir desquelles s’élance une longue épitaphe. S’y greffe en hauteur ce qui fait la première renommée (folklorisée?) du lieu, à savoir la représentation-figuration des êtres dont les restes reposent là ; cette représentation est à son tour surmontée d’une croix de bois et de céramiques colorées, elles-mêmes portant un petit portique festonné, aux angles identiques d’une tombe à l’autre. Cet ensemble forge un paysage qui donne l’impression d’une forêt de toits protecteurs en abris légers, destinés autant aux restes des défunts qu’aux figurations de leur vivant.
Incidemment, cette unité remarquable n’induit pas une uniformité lassante. On trouve là une leçon de stylistique funéraire : il suffit d’un ou deux critères de conformité esthétique, volumétrique, d’usage et d’aménagement de l’espace pour que l’harmonisation s’élabore entre cette adéquation normative et les florilèges particularisants. L’unité sans éparpillement devient alors source de valorisation de la personnalisation.
En Roumanie, la représentation de scènes quotidiennes n’est pas le propre des stèles puisque ces scènes sont intégrées à l’art traditionnel du portrait, si bien que l’être représenté personnifie aussi son contexte d’existence. Ici, l’art populaire les rend dans un caractère singulièrement attendrissant, en donnant la personne soit concentrée dans son labeur ou son métier, soit encore dans la saisie de la mort, en illustrant la cause du décès accidentel (train, voiture, noyade…). Il arrive qu’une photographie en médaillon soit insérée au bas de la croix. D’une manière ou d’une autre, enfants, femmes, hommes semblent plongés dans l’instant dilaté, le cœur en écho de tant de cœurs, participant chacun à la marche du monde, qui passe alors de paysan à universel.
Il émane de cet ensemble à la fois sobre et méticuleusement garni un mouvement d’élaboration mentale, car même à partir du fait brut se révèle l’effort de texturisation de la désormais inexistence.
Il arrive ainsi que l’art, en l’occurrence l’art populaire, contribue à offrir cette texture à quiconque souffre de vide ou de blanc existentiels. Ces souffrances peuvent être imputables à la disparition de l’autre ou à ce qui fut peut-être manies de remplissage préalables à cette perte, tant de manques battant leurs pulsations diverses.
Ici, le visiteur se décentre de l’opacité de ses propres blessures. En rencontrant ces vibrations, il s’enchante sans critère de beau et de laid, simplement parce que ce qui est donné à voir montre le ressenti sans pathos. Sans discours, la puissance symbolique et esthétique nous entraîne dans l’étrange assentiment au mouvement de balancier entre la vie et la mort. Dans ce souci de la loi du vivant, du soin de sa force, comme ce qui émane de cette stèle à l’image maternante : la dame attentive qui cuisine pour la maisonnée.
Nous en sommes déjà rassérénés.
In finale.
Si chacun pouvait attester : « le portrait d’une grand-mère », et s’y recueillir là où elle a rejoint ses propres proches
Car qui rêve met en place des mondes figurés et cherche, le cas échéant, dans le hachuré, le manque ou le plein, une figure « tutélaire », sans forcément penser à sa ou à ses grands-mères.
Néanmoins, les pointillés intergénérationnels sont inscrits comme nuls autres dans le sang, les réflexes, les imaginaires. Ce lien qui enjambe le rang des parents, qui s’autorise parfois des confidences assenties, de part et d’autre, qui construit et consolide, du bref au long cours. Ce lien qui parfois et par chance, peut faire émerger chez l’enfant, l’adolescent, le jeune adulte, le sentiment même d’un amour passionné et passionnant, transcendant les genres. Pédagogie d’amour sans nom.
De cet amour qui habite nos aventures jusqu’à la dernière.
Entretemps, avant sa fin à soi, il aura fallu affronter la fin d’autrui et éventuellement, celle d’une grand-mère. Beaucoup d’êtres pourraient témoigner que c’est d’elle qu’ils se sont sentis conviés à devenir adultes. Et tenus tels, si tant est qu’ils furent sollicités et surtout répondants de ces fins. Manière de correspondre à quelque écart de conduite ou à ces dérélictions d’antan, dits «de jeunesse» : si une aïeule y a prêté oreille, si elle fut quelque peu indulgente, ses petits-enfants en souriront longtemps.
Demeure néanmoins le fait intergénérationnel dans le temps long des biographies : nos devanciers transmettent leurs lots de déterminants, heureux, malheureux. Cette simple donnée convoie un élémentaire, comme me le soulignait un des jeunes décillés par la pandémie de COVID-19 et pas seulement par la perte personnelle : « Je ne fais pas seulement qu’hériter et qu’hériter de leur dette. J’ai une dette, je leur dois... ».
La dette n’est pas forcément une calamité, elle vient attester du lien, de son soin, bref, de l’interdépendance qui assure notre existence et notre survie.
Bien sûr, il se peut que nous n’y soyons pour rien dans les causes proches et directes de ce qui advient à nos devanciers. Mais nous sommes partie prenante d’une société qui est responsable. En principe, nous faisons alors fi de nos aveuglements consentis. Parce qu’être responsable, c’est « respondere », répondre. Répondre de ma grand-mère métaphorique ou bien campée. Répondre de nos choix, du moins de leur part consciente.
Et au final, encore et toujours répondre à l’autre, car nulle responsabilité ne s’élabore sans le visage de l’Autre (dixit l’éclaireur Emmanuel LÉVINAS14)), cette énigme que ne résolvent pas les figurations.
Observer le portrait de qui n’est plus, en ces cas, potentialité partagée à tous les promeneurs de cimetière, viendrait-il cadrer et fortifier notre sens des responsabilités ?
Même si, au fond, toute photographie nous renvoie obstinément à notre fragilité. Mais se sentir fragile n’exclut pas la responsabilité, au contraire. Celle de nourrir le sens du lien.
Les liens sont évidemment métaphoriques, cognitifs, intellectuels, émotifs. Ainsi, un être qui n’aurait pas connu son aïeule pourrait décoder à même les inscriptions ce que lui inspire l’expression figurative. Voire, à rebours, adopter une mamie. Pourquoi pas ?
S’agit-il alors d’aura, mais d’une aura qui ne tienne pas tant du désir de retenir le vivant ici — cette présence en éternité — que d’ouvrir à une autre forme de lien, celui de l’absence bien attestée, certes, mais en présence nimbée de mystère, la beauté aidant ?
Et nous, vaillants à tenir à une éthique du lien.
Luce DES AULNIERS, professeure-chercheure
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Notes
- CAYOUETTE, France (2021). Doublure du monde (poèmes), Montréal, Le Noroît, 82 p., p. 58. Serti des œuvres de l’artiste Nadia AÏT-SAÏD.
- BENJAMIN, Walter (1939). « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (dernière version, 1939), traduction de l’allemand : M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 285. Cité par DIDI-HUBERMAN, Georges (2020), «Parler, par les yeux, avec les morts», Anamosa/Sensibilités, 2020/2 N° 8, p.90-99, p. 94. Soulignés de LDA.
www.cairn.info/revue-sensibilites-2020-2-page-90.htm - En sus de l’analyse sur l’évolution longue de l’individualisme (Récit 15), soulignons ce phénomène émergeant fin du 18e, début du 19e siècle avec Thomas LACQUEUR (2018)* : un contexte de démocratisation de la vie civile qui se répercutait dans les cimetières, en valorisant les existences individuelles, même si cette «prétention» pouvait en irriter certains : ces derniers pouvaient être issus des générations à l’obédience hiérarchique, rompus à une surenchère des marques personnalisées, forcément coûteuses, notamment visibles dans la statuaire (déjà évoquée et qui sera l’objet de développement plus tard). Il s’agit à mon sens d’une opposition superflue en ceci qu’elle exclut la simple considération éthique non seulement des vécus, mais des existences, même modestes. *Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène BORRAZ, Paris, Gallimard, [Princeton University Press, 2015], 549 p. [Cette historiographie concerne le monde anglo-saxon et non pas tout le registre occidental, encore moins «l’universel».]
- Selon l’archéologue Eva Subías PASCUAL, même si l’existence des portraits fut signalée au 17e siècle, c’est l’archéologue britannique qui les mit au jour en 1887 et veilla par suite à leur analyse, qui demeure toujours à parfaire. On doit leur conservation à la sécheresse du sol.
www.nationalgeographic.fr/histoire/decouvrez-les-portraits-du-fayoum-lart-funeraire-egyptien-au-realisme-epoustouflant?gallery=40657&image=gettyimages-515454162
Voir surtout : BAILLY, Jean-Christophe (2012). L’Apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum, Paris, Bibliothèque Hazan, 175 p. - Hors de la présente série de Récits de cimetières, je reviendrai sur la puissance de la photographie pour les êtres endeuillés. Un texte (1998) y faisait déjà large part et je reprends ici une ou deux idées (« Ces morts qui nous regardent », O'REILLY, Yves (dir.), La Face, Dazibao, Centre de photographies actuelles, (traduit «The dead who look upon us»), Montréal, 1998, p. 29-40.)
- • ARIÈS, Philippe (1985). Images de l 'homme devant la mort, Paris, Seuil, 276 p.
• HÉRAN, Emmanuelle (2002). « Le dernier portrait ou la belle mort », Le Dernier Portrait. Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, pp 25-101.
• LADERMAN, Gary (1996). The Sacred Remains. American Attitudes Toward Death, 1799-1883, New Haven et Londres, Yale University Press, 227 p.
• RUBY, Jay (1995). Secure the Shadow: Death and Photography in America, Cambridge, MIT Press, 232 p.
• TISSERON, Serge (1995). Psychanalyse de l 'image. De l'imago aux images virtuelles, Paris, Dunod, 212 p.
• Voir aussi CASTEL, Robert (1965). « Images et phantasmes », in BOURDIEU, Pierre, Un art moyen : Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 361 p. - URBAIN, Jean-Didier (1998 [1989]). L’archipel des morts, Paris, Payot, Rivages, 360 p, p. 200.
- BARTHES, Roland (1980). La Chambre claire. Paris, Gallimard, 192 p.
- DES AULNIERS, Luce (2020). Le Temps des mortels. Espaces rituels et deuil, Montréal, Boréal, 345 p.
- URBAIN, Jean-Didier (1998), op. cit., p. 207.
- C’est le fil rouge de l’ouvrage que j’ai consacré à la fascination comme manière contemporaine de croire en l’éternité, voire de s’abandonner à ce qui nous happe volontiers (2009).
- Ce qui n’est évidemment pas autant le cas des portraits insérés dans les espaces intérieurs des columbariums. Mais la photo recèle néanmoins des indices datés.
- Éléments informatifs tirés du diaporama « Le cimetière de Sapantza », anonyme, non daté.
- LÉVINAS, Emmanuel (1960). Totalité et infini : essai sur l’extériorité, La Haye, Livre de Poche, 284 p.
(1992). La Mort et le Temps, Paris, LGF, Le Livre de poche, 245 p.
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CAYOUETTE, France (2021). Doublure du monde (poèmes), Montréal, Le Noroît, 82 p., p. 58. Serti des œuvres de l’artiste Nadia AÏT-SAÏD.
BENJAMIN, Walter (1939). « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (dernière version, 1939), traduction de l’allemand : M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 285. Cité par DIDI-HUBERMAN, Georges (2020), «Parler, par les yeux, avec les morts», Anamosa/Sensibilités, 2020/2 N° 8, p.90-99, p. 94. Soulignés de LDA.
www.cairn.info/revue-sensibilites-2020-2-page-90.htm
En sus de l’analyse sur l’évolution longue de l’individualisme (Récit 15), soulignons ce phénomène émergeant fin du 18e, début du 19e siècle avec Thomas LACQUEUR (2018)* : un contexte de démocratisation de la vie civile qui se répercutait dans les cimetières, en valorisant les existences individuelles, même si cette «prétention» pouvait en irriter certains : ces derniers pouvaient être issus des générations à l’obédience hiérarchique, rompus à une surenchère des marques personnalisées, forcément coûteuses, notamment visibles dans la statuaire (déjà évoquée et qui sera l’objet de développement plus tard). Il s’agit à mon sens d’une opposition superflue en ceci qu’elle exclut la simple considération éthique non seulement des vécus, mais des existences, même modestes. *Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène BORRAZ, Paris, Gallimard, [Princeton University Press, 2015], 549 p. [Cette historiographie concerne le monde anglo-saxon et non pas tout le registre occidental, encore moins «l’universel».]
Selon l’archéologue Eva Subías PASCUAL, même si l’existence des portraits fut signalée au 17e siècle, c’est l’archéologue britannique qui les mit au jour en 1887 et veilla par suite à leur analyse, qui demeure toujours à parfaire. On doit leur conservation à la sécheresse du sol.
www.nationalgeographic.fr/histoire/decouvrez-les-portraits-du-fayoum-lart-funeraire-egyptien-au-realisme-epoustouflant?gallery=40657&image=gettyimages-515454162
Voir surtout : BAILLY, Jean-Christophe (2012). L’Apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum, Paris, Bibliothèque Hazan, 175 p.
Hors de la présente série de Récits de cimetières, je reviendrai sur la puissance de la photographie pour les êtres endeuillés. Un texte (1998) y faisait déjà large part et je reprends ici une ou deux idées (« Ces morts qui nous regardent », O'REILLY, Yves (dir.), La Face, Dazibao, Centre de photographies actuelles, (traduit «The dead who look upon us»), Montréal, 1998, p. 29-40.)
• ARIÈS, Philippe (1985). Images de l 'homme devant la mort, Paris, Seuil, 276 p.
• HÉRAN, Emmanuelle (2002). « Le dernier portrait ou la belle mort », Le Dernier Portrait. Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, pp 25-101.
• LADERMAN, Gary (1996). The Sacred Remains. American Attitudes Toward Death, 1799-1883, New Haven et Londres, Yale University Press, 227 p.
• RUBY, Jay (1995). Secure the Shadow: Death and Photography in America, Cambridge, MIT Press, 232 p.
• TISSERON, Serge (1995). Psychanalyse de l 'image. De l'imago aux images virtuelles, Paris, Dunod, 212 p.
• Voir aussi CASTEL, Robert (1965). « Images et phantasmes », in BOURDIEU, Pierre, Un art moyen : Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 361 p.
URBAIN, Jean-Didier (1998 [1989]). L’archipel des morts, Paris, Payot, Rivages, 360 p, p. 200.
BARTHES, Roland (1980). La Chambre claire. Paris, Gallimard, 192 p.
DES AULNIERS, Luce (2020). Le Temps des mortels. Espaces rituels et deuil, Montréal, Boréal, 345 p.
URBAIN, Jean-Didier (1998), op. cit., p. 207.
C’est le fil rouge de l’ouvrage que j’ai consacré à la fascination comme manière contemporaine de croire en l’éternité, voire de s’abandonner à ce qui nous happe volontiers (2009).
Ce qui n’est évidemment pas autant le cas des portraits insérés dans les espaces intérieurs des columbariums. Mais la photo recèle néanmoins des indices datés.
Éléments informatifs tirés du diaporama « Le cimetière de Sapantza », anonyme, non daté.
LÉVINAS, Emmanuel (1960). Totalité et infini : essai sur l’extériorité, La Haye, Livre de Poche, 284 p.
(1992). La Mort et le Temps, Paris, LGF, Le Livre de poche, 245 p.
Remerciements
À Carmel DUMAS pour le signalement de la tombe du cimetière ici illustrée. Auteure de nombreux films, ouvrages, dont le dernier consacré non pas tant à sa grand-mère qu’à sa sœur. Grand-mère elle-même.
Aux amies grands-mères, dont Johanne RENAUD, Monette VACQUIN, qui récemment, narraient à propos de leurs petits-enfants, parfois devenus eux-mêmes en âge de procréer. Aussi au bonheur des grands-pères.
Et en salutations si complices et tendres à mes propres aïeules.