Campements provisoires, habitats investis, l’enjeu de cette proximité du cimetière tient à sa médiation des relations aux défunts, clé de la construction de notre rapport collectif à la mort. Ce jeu entre la proximité du cimetière et l’espacement mental essentiel se négocie, par exemple, chez les Manouches dans la symbolique quotidienne mouvante du respect aux morts, étonnante et instructive.
Récit 17
« Ce lieu sacré est caractérisé par l’espèce de promiscuité qui y règne entre la vie Y aller, c’était provoquer la rencontre de l’au-delà, provoquer les revenants. Paul JACOB (1977) [à propos des « revenants » de la Beauce]
« La mort nourrit la mémoire, c’est ce qu’elle nous laisse. Carmel DUMAS (2022) |
« Culture de proximité » ?
Dans un cadre général, la culture de proximité a trait aux manières de concevoir, d’articuler et d’aménager les us, coutumes et espaces d’un groupe, et ce, à partir de ses logiques et prédilections. Cette interaction concertante des personnes concernées en vue d’un bien collectif a été documentée par l’ethnographie ou les travaux de terrain anthropologiques depuis quasi deux siècles. La dénomination « de proximité », utilisée notamment par les instances municipales au Québec, elle, est récente3.
La culture de proximité n’émane donc pas d’en haut, de quelque instance hiérarchiquement supérieure. Néanmoins, elle ne tourne pas le dos aux expertises qui lui sont extérieures : simplement, elle régule leur contribution. Cela donne par exemple une politique culturelle propre à une communauté et à ses ressources, pour lesquelles les animateurs savent s’informer des initiatives autres. Plus particulièrement, en instaurant des lieux de rencontre bâtis et naturels, en sollicitant les uns et les autres au quotidien, la culture de proximité combine l’utile et l’agréable, le hasardeux et le rendez-vous, la négligence ou l’esseulement et la responsabilité de forger des signifiants avec d’autres. Au mieux, elle incite à chercher une harmonisation des coexistences, non seulement entre les vivants, mais en regard des registres autres. C’est proprement la culture.
CULTURE, oui. On le devine d’emblée, il ne s’agit pas de la « production culturelle », même si cette expression a voulu traduire la démocratisation des savoirs qui avaient pu être monopolisés par les élites, dans la « grande » culture, et ce, à travers les véhicules que sont les sciences humaines, la littérature (auteurs, bibliothèques et maisons d’édition) et ainsi de suite concernant les arts de la scène, les arts visuels, médiatiques et leurs combinatoires. (Sans compter les organismes et les personnes qui les financent.)
Par contraste, la culture de proximité ou simplement usuelle est par définition « inclusive » : elle se décode d’abord dans les menus gestes de salutation dans la rue, les tendances alimentaires, le port des vêtements, les manières de se déplacer, les dictons, les proverbes, voire les pensums de sens commun que nous introjectons. Ces indices au quotidien sont sertis de toutes ces occasions de découvertes sur notre monde que prodiguent les langages (dont techniques), l’art et la science, les connaissances4 diverses. La collaboration entre gens du voisinage que la culture de proximité peut susciter n’est pas nouvelle, même si l’épreuve pandémique nous en fait (re)découvrir les bienfaits.
En somme, une culture de proximité reflète les liens que les gens entretiennent entre eux tout comme elle ne peut ignorer les liens à développer avec ce qui se tient, oui, dans les parages.
En ce sens, le campement contemporain de caravanes ou de «roulottes» – comme on dit au Québec – aux abords de cimetières, rendu dans la photographie d’ouverture, exprime l’existence d’une grégarité entre vivants et, à tout le moins, d’un rapport à la mort qui ne serait pas évitant.
En ce sens également, en référer aux Manouches au cœur de ce récit s’avèrera un exemple probant d’une culture de proximité, entre autres : sur des registres différents, quel voisinage prend-elle à témoin ? La société des morts. Et alors le trait entre distanciation toujours à sonder et proximité cueille de beaux sens.
À ce titre, la culture actuelle se trouve mue, comme toutes les autres, par la conscience de la finitude, même fugace5. Et contrairement au lieu commun, cette finitude ne serait pas que taboue, en termes de langages, ou frappée d’interdits, en termes de conduites sociales et intimes.
Camper ou demeurer ?
De la caravane à la maison,
on apprécie le voisinage tranquille
Beaucoup éprouvent néanmoins un malaise eu égard à cette proximité matérielle des restes des passagers terriens, fussent-ils magnifiés. Bien sûr, ces restes rappellent irrémédiablement la limite ultime, singulièrement pour des sociétés pour qui ladite limitation serait perçue comme intenable. Mais d’autres motifs d’indisposition flottent.
Au premier chef, y concourt la croyance en quelque(s) esprit(s) des morts — surtout actif(s) — qui s’y trouverait. Elle est difficilement discutable. Pourquoi ? C’est que cette croyance dans le “paranormal” est d’abord viscérale : on ne peut vivre en constant rappel de la mort, et ce, pour autant que le cimetière le symbolise. Ne négligeons pas non plus l’inconscient par lequel l’agressivité que l’on prête aux morts, source d’une certaine méfiance à leur endroit, viendrait déplacer notre propre culpabilité en regard de ce qu’ils furent et de ce qu’ils deviennent. On peut y voir aussi une attitude socialement introjectée qui consiste à mettre les morts à distance comme étape essentielle, non pas tant de « juste » écart avec eux que comme procédé d’évacuation… magique. Ce qui renvoie aussi à des appréhensions ataviques, comme le souligne une des citations d’ouverture.
Mais alors, pourquoi s’attarder dans les environs de sépultures ?
Camper à proximité de cimetière :
une occasion de «voyager» différemment
« Occasionnaliste », le qualificatif vaut pour quiconque développe un regard observateur de son environnement et qui se saisit d’une ouverture imprévisible pour assurer sa survie, pour rassurer les siens. À la différence de l’opportunisme, plus rusé et calculateur, être occasionnaliste permet de combiner — parfois créativement — une série d’éléments. Ainsi, à l’instar de la culture dite de proximité, le campement en lisière plus ou moins rapprochée des cimetières n’est pas un phénomène récent et il serait sans doute péremptoire et bien court de prétendre qu’il est mû par une pulsion morbide. Être occasionnaliste exige au contraire une communication fine entre les vivants, souvent galvanisée par l’éperon de cette marque des morts. On y reviendra.
Car les « sans domicile fixe » s’arrêtent sur des terrains adjacents aux cimetières simplement et pour diverses raisons.
Rituellement : les peuples de la transhumance, en général pastorale, dans la foulée des chasseurs-cueilleurs, rejoignaient séquentiellement les lieux d’inhumation. Ceux-ci devenaient des repères géographiques et saisonniers, ajoutant ainsi un surcroît de sens au culte des ancêtres, ou du moins, un rappel du flux des générations. Par cet arrêt dans la mire de leurs chers invisibles, ces communautés nomades pouvaient s’y sentir un brin à l’abri des vicissitudes de leurs tribulations et y refaire leurs forces.
Prosaïquement : le terrain qui jouxte le « champ des morts » est tout simplement inoccupé, « vague », requérant souvent un bon coup de balai ; on s’y loge à coût nul ; on peut éprouver une certaine satisfaction à recycler (« squatter ») un espace abandonné par des intérêts marchands ou autres ; par extension, même hors de l’orbite du cimetière, certains développent une fierté d’y tenir tête aux promoteurs de tout acabit. Une micro-société s’y crée, avec ses aléas.
On reconnaîtra ici la logique prévalant pour les campements des sans-abri, itinérants qui usent leurs semelles sur les trottoirs des cités, petites et grandes. Ces regroupements des laissés pour compte des dynamiques socio-économiques (et souvent, affectives) sont d’abord improvisés, puis plus ou moins rudement organisés : on y trouve une protection ambigüe entre menaces externes et soubresauts internes. Par contre, cette logique des sans-papiers se détacherait de celles qui investissent les abords des cimetières, plus ancrées : pour ces dernières, se peut-il que, inconsciemment, on veuille mimer le regroupement et ainsi en copier la puissance d’unité ? (Copier ? On dit désormais « s’inspirer de ».)
Ainsi, camper aux abords des cimetières se fait rarement en solo et ajoute à la nécessité une sorte d’accordement à la fois assenti et quelque peu goguenard avec le destin humain.
C’est ce qui ressort éventuellement d’une autre figure de résidence.
Demeurer ou s’établir dans le paysage d’un cimetière
De l’autre côté de la rue, de la route, du champ et même de la clôture, en contrebas (étant donné que l’on choisissait autrefois un site funéraire en promontoire, à l’instar des temples), nos contemporains oscillent entre la fuite, la crainte du regard (supposé) d’autrui sur leur choix et une certaine considération philosophique : « Comme ça, on sait que notre vie a un début et une fin », souligne une propriétaire en terrain contigu. Cette dame est par ailleurs touchée des marques d’attachement des visiteurs se rendant sur la tombe des leurs, et aussi quelque peu ennuyée à l’occasion par les travaux d’entretien à très bonne heure (ces « dès potron-minet », que les Bourguignons disaient!). Elle ne se trouve par ailleurs nullement impressionnée par les ouï-dire de sombres activités apparentées au spiritisme qui pourraient se tenir en collusion avec ses voisins trépassés6.
Dans la foulée de ce qui fut souligné plus haut de l’agressivité prêtée aux habitants sous ces tombes trop bien alignées ou trop délaissées, le lecteur songera sans doute aux films d’horreur mettant en scène des personnages hagards, vindicatifs (pour le moins) OU à un phénomène beaucoup moins connu et néanmoins caractéristique de l’affect opposé. En effet, dans les petites localités ayant peu connu l’émigration de leurs habitants, partout dans le monde, la présence au cimetière de générations entières se trouve singulièrement rassurante pour leurs descendants qui choisissent d’habiter aux alentours. Ainsi, en 1986, le souvenir d’une jeune femme atteinte de leucémie foudroyante et en palabre en ces lieux : « La place des morts m’aide à trouver ma place dans le monde, surtout là. »
Dès lors, la tolérance au premier inconfort face à cette étrange compagnie, en se décentrant de son malaise égotiste centrifuge, peut conduire au cœur même de l’interculturalisme7 : si le pluralisme est admis, la vie d’une culture se tisse autour d’un point commun. Or, au cours des débats à ce propos, on pense rarement à ce point commun de la finitude, lacune qui n’est peut-être pas étrangère avec la genèse des conflits…
Allons néanmoins plus loin à propos de la coexistence des morts et des vivants.
Le mode de vie manouche8 et
la proximité respectueuse de la mort :
qu’y apprendre pour notre gouverne ?
« La tradition orale se perd et, avec elle, les souvenirs. |
Le mode d’existence manouche porte à la réflexion autant qu’à la méfiance — comme pour les cimetières ? Or, la présence multiséculaire des Manouches au sein de la foule de tant de hors-normes actuels ne passe pas inaperçue : elle est sujette à de nombreuses interdictions-juridictions et est évoquée avec force par maints auteurs et chercheurs10; de plus, se créent des passerelles expressives de leurs traits singuliers qui s’appuient justement sur une évolution hors du type de fonctionnalité dominante11.
Manouches, dits Manus, un de ces groupes considérés comme Tsiganes, en fait dans le groupe plutôt flou des « gens du voyage ». (L’image quasi mythique des caravanes de roulottes, même complétée de logis sans roues, persiste, notamment pour quelques adeptes actuels de la « van life », généralement largement mieux nantis).
Ce peuple originellement nomade se sédentarise volontiers, notamment en référence aux tombeaux familiaux, en développant des infrastructures légères, tels des écoles, commerces ou lieux de culte (surtout pentecôtiste). En cela, on pourrait déceler une culture initiale de proximité intra-communautaire, ce qui n’empêche pas la rotation de l’occupation des lieux entre divers groupes ou familles manouches qui peuvent y passer.
Par contraste, l’extra-communauté, c’est celle plus disparate des Gadjé, les non-Tsiganes. La distinction d’origine entre les deux n’induit pas de séparation ou, si séparation il y a, elle n’équivaut pas systématiquement au rejet ou à l’exclusion. Alors, qu’est-ce qui peut bien contribuer à cette tentative d’harmonisation entre les deux populations? Qu’est-ce qui fait dépasser les tensions et prévenir leur déflagration? Loin de la stratégie politique, émergerait là un facteur important, sinon déterminant, qui agit historiquement comme une coupole imperceptible et rassurante, si partagée : la conscience de la mort, furtive et non pas tonitruante. Encore ici, la clé d’une société des morts se trouve à portée de mains.
Dès lors, le cimetière, aussi de proximité, accueille les morts manus, généralement au sein des populations locales gadjées qu’ils côtoient : il n’y a donc pas de lieu d’inhumation spécifiquement manu, même si le souci des tombes se manifeste scrupuleusement, avec force décorations fabriquées « maison ». Manus et Gadjés ne se distinguent pas non plus du fait que les premiers peuvent loger provisoirement, bien sûr hors des enceintes, à leur lisière, tout en ne systématisant pas l’habitude : ils préfèrent investir d’autres lieux, souvent plus prodigues, par exemple aux abords de rivières, ou encore, y donnant accès, à partir d’un espace abandonné ; de là, il leur arrive d’emprunter des territoires gadjés. Occasionnalistes au premier chef.
Alors ? Davantage encore que l’habitat de proximité, du moins pour les individus, c’est la manière de se camper culturellement eu égard à la mort qui me semble mériter qu’on s’y arrête. Comme quoi il est instructif de dépasser, encore une fois, la description anecdotique. Ou folklorique.
Cette coupole métaphorique de la finitude génère chez les Manus un trait distinctif concernant la parlure aux morts et surtout à propos des morts : Ils n’en parlent pas12. Mais comment font-t-ils ? Le lecteur, avenant qu’il soit porté à la logorrhée, s’en trouverait-il interpellé ?
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Comment attester la perte, dans une ritualité élémentaire, à ce jour universelle? Les Manus répondent de manière unique.
Une première manifestation réside dans un chassé-croisé entre, d’une part, les proches de l’être décédé et, d’autre part, la communauté : pendant des mois, voire des années après la mort, les proches ne prononcent pas le nom du défunt et n’évoquent pas son souvenir (ils ne l’oublient pas pour autant…), tandis que la communauté en parle abondamment. On devine que ce type d’attention indirecte et convenue soutient les proches, même s’ils n’en soufflent pas davantage mot. Car même en ne questionnant pas les êtres en peine, les membres du groupe particularisent la sollicitude en partageant la connivence de l’existence du secret, celui de la présence intime des êtres perdus, et ce, tout au long d’une simple pratique : ils procurent une aide concrète. Et en se contant mine de rien des bribes de l’existence de qui n’est plus, ils rassurent les endeuillés sur l’empreinte de cette existence.
Par la suite, les énonciateurs échangent leurs rôles : c’est la communauté qui se tait, symbolisant ainsi la progression du mort vers l’anonymat de l’ancestralité alors que les proches le désignent avec moult précautions : « Mon pauvre défunt frère », une forme de « tendresse qui dans la vie ne se publie pas13. »
Deuxième exemple de la retenue énonciatrice : la fidélité au mort exige que l’on se conforme au tableau de ce que fut sa vie (du moins, à la perception partagée). Ou encore que l’on préfère tout bonnement se taire. Car « la possibilité de faire une erreur tourmente le vivant — et il en donne une justification : le besoin de corriger tourmenterait le mort, erreur qui entamerait le “respect”, en l’occurrence la tranquillité des morts, qui, en retour, viendraient troubler la tranquillité des vivants14. »
À propos de la tranquillité des vivants, de fait : un revenant n’est pas qu’apeurant (à la différence du propos en exergue du Récit). Simplement, il marque de manière plus incontrôlable la présence évanescente des morts parmi les vivants — parfois aussi baladeuse ou éplorée — sous plusieurs occurrences. On les retrouve dans maintes aires géoculturelles et époques : qu’ils soient morts violemment, que l’on n’ait pas marqué adéquatement la ritualité de séparation dédiée surtout à désigner leur parcours métaphorique, ou qu’on leur ait justement manqué de respect.
Dans ce souci de laisser les morts en paix par la stratégie d’évitement des déconvenues issues d’erreurs toujours possibles, on trouve cet édit habituel : « Ne pas mettre ses pas dans les traces d’un autre, ou, comme pour l’évocation du passé, les mettre avec tant de soins que les traces n’en soient aucunement modifiées15. »
Par cette variante de l’absence d’identification explicite aux traits et réalisations du mort on évite aussi les délibérations en tous genres sur le legs, qu’il soit matériel ou symbolique. Délibérations qui, comme on le sait, peuvent parfois précisément détraquer ledit legs, ou du moins entraver le processus de deuil.
Troisième manière de marquer la perte chez les Manus : il n’y a pas seulement l’individualité nominative du mort qui soit protégée au plan langagier, l’énonciateur, proche ou non, emboîte le pas quand il souffle sans désigner à qui il pense « il m’en souvient » plutôt que « je m’en souviens. »
Enfin, autre forme de déférence, bien que non typique des Manus : on évite le lieu du décès.
En somme, s’élabore par là une convention préventive d’un mal plus grand, convention qui n’est pas forcément source de souffrance. Ainsi le souvenir est intrinsèquement trace… de la mort-destin.
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Une question se pose : pour nos générations nord-occidentales, en célébrant les vertus de la personnalisation (les deux précédents Récits n’épuisent pas le sujet), avec son lot de fanions annonciateurs individuels et gérés professionnellement, comment concevoir un tel tabou de la désignation singulière ?
Tabou ? Un code d’honneur imparable
C’est qu’il nous faut sans doute revenir à une fonction du tabou, mais en le dégageant de son statut exclusivement « négatif », au sens restreint de nocif16. Cela peut paraître étonnant : un tabou sur un objet précis ou encore l’encerclement dudit objet comme étant « interdit de… dire » présente aussi une face psychiquement saine.
En quoi ? Taire une réalité ou une émotion, du moins dans son expressivité langagière, signale l’existence de quelque chose de plus grand, porteur d’une puissance singulière. Or, toute puissance n’est pas sans failles, et d’y toucher l’entamerait et entraînerait de lourdes conséquences : de la sorte, la survie du groupe serait menacée et l’institution même du collectif serait minée. Et ces dangers tiennent à beaucoup d’éléments.
Qui dit survie dit conscience de ce qui menace la vie. Dès lors, cette logique précautionneuse du rapport manu aux morts s’inscrit dans un rapport à la mort (« mulle ») qui prend deux figures arc-boutées, déterminantes dans le parcours du deuil.
Ainsi (et cela peut paraître contre-intuitif pour nos sensibilités habituées à l’émission directe), l’absence d’explicitation ou de désignation de l’autre manquant que j’ai décrite comme forme d’accueil de la mort n’annule aucunement le caractère unique, irremplaçable, de chaque individu et de son expérience existentielle. C’est pour cette raison que l’on cache soigneusement un jonc dans un mouchoir au fond d’un tiroir, sans bien sûr en faire un objet de culte (auquel cas ce serait le mettre en exergue) ; de la même façon, on demeure vigilant quant à l’usage — même limité, respect oblige — des objets ayant appartenu au défunt. Et c’est là que les initiatives personnalisées viennent moduler les normes, de sorte que la codification prudente n’étouffe pas pour autant les motions tendres. Mais au silence-respect à l’endroit des morts correspond le respect-silence entre vivants. Respect, valeur-phare.
Cependant, une attention si intense aux signes ténus peut quand même saturer de mort. Il faut donc un contrepoids tout aussi total au plan symbolique. Ainsi, les objets ayant appartenu au mort sont souvent détruits après leur usage éventuel et révérencieux (car non désignés tels) par des proches, ou vendus pour assumer les funérailles : au plein des manifestations du respect répond le vide de l’absence matérielle provoquée. Cette interrelation mouvante entre plein et vide innerve le sentiment de totalité organique.
Ainsi, ce sentiment d’être participants d’un tout motive chez les deuilleurs le rapport aux choses du monde que le disparu aimait : on se prive provisoirement de manger son plat préféré, d’écouter sa musique favorite, de refaire ses gestes familiers. Cette abstention solidaire et passagère rend sensible non seulement au manque (le sien propre, le manque collectif ET celui que l’on suppose pour le défunt), mais à la beauté essentielle de toutes ces choses.
Et c’est la survie du groupe qui en est justement garante. Imperceptiblement, le deuil des morts-individus se déploie dans le secret autant que dans la commensalité. Ainsi enrichi, le deuil se dilue progressivement dans l’imaginaire de la culture-vigile : les morts sont repris dans une sorte d’ADN groupal. Et si leurs photos apparaissent, c’est longtemps après leur décès.
Un autre indice de l’adéquation quotidienne avec cette intégrité vitale réside dans la visite des cimetières. Les tombes manus sont destinées à des familles entières qui les entretiennent régulièrement : soigner leurs morts leur assure de garder leur place dans le périmètre (ce qui en rendrait la proximité d’autant sécuritaire, surtout en regard des velléités gadjées de les abolir). De la même manière que l’ensemble social était solidairement interpellé — toujours sans discours ni effusion — lors des funérailles, on ne visite pas que son mort, mais les morts : il faut voir le salut discret à toutes les tombes, après avoir remué les lèvres ou versé quelques gouttes d’alcool, manières d’intercéder auprès des siens.
Les monuments deviennent de la sorte des médiateurs autorisés non pas tant de communication avec les morts (autre blingbling actuel) que d’assentiment à une rupture : rupture effective dans la nécessaire distanciation qui conduit les morts dans leur destin ; assentiment en jeu dans la proximité intérieure qui convoque justement un récit organisateur du collectif, à la fois partagé et secret. Le deuil s’y construit et s’y réchauffe.
On trouve là un mouvement à contresens de nos cultures qui estiment que de sauvegarder la mémoire individuelle, notamment par l’accumulation des signes singuliers, vient assurer la pérennité collective17. Ici, c’est précisément la foule indistincte des morts qui assure la pérennité du groupe, et du même coup, la survie des êtres individués qui le composent. C’est justement parce que l’individu est intrinsèquement éphémère que l’identité manouche existe, immuable (ou se désirant telle). Bref, la fidélité aux morts ne se traduit pas par la mémoire des morts comme tels, mais par le « nous » qu’ils constituent dans le temps. Au sentiment de manque individué vient doucement s’adosser l’élaboration d’une solidarité transcendante, à la fois baume et tonique.
Cette identité intégrative vitale se revigore lors des commémorations cycliques et, encore ici, on pourra être décontenancés : « La commémoration, telle qu’elle est organisée, provoque la conservation de souvenirs de plus en plus intimes et ne suscite aucunement l’édification d’une mémoire communautaire, d’une mémoire-saga, d’une mémoire-épopée, mémoire du groupe en tant que groupe. Il n’y a pas d’autre support de la mémoire en tant que groupe que les échanges avec les autres. Les hommages éliminent les monuments plus qu’ils ne les édifient18. » Heurt culturel ?
Ainsi donc, en ayant instauré une distanciation non seulement spatiale, non seulement temporelle, mais langagière, si fondamentale, les vivants peuvent réinviter les êtres désormais ancestralisés. De la sorte, la coexistence des vivants avec les morts n’est jamais que collective ou individuelle. Elle se travaille dans les charnières entre les deux, à la fois exigeantes et pacifiantes.
Au bilan ? Le respect implique que l’on ne précise pas si ce que l’on fait ou l’on dit comporte un quelconque rapport avec les morts. Cette non-énonciation PARTAGÉE n’est pas balisée sous des codes psychologiques concernant le deuil, favorisant plutôt une individuation ramifiée : cet accord tacite entre tous favorise a priori l’écoute sensible des signes, et dès lors, la reconnaissance des changements. Comme les morts sont silencieux, on entend leur écho dans l’écoute réelle les uns des autres et la communication affinée entre les ordres du vivant. Le groupe existe alors par le lien avec les morts et corrélativement, avec la mort, et les personnes, dans cette coupole.
À travers les signes quotidiens qui ne clignotent pas, à travers cette trame puissante et délicate, les Manus savent-ils qu’ils nous enseignent ceci : on peut civiliser le mort pour les sensibilités individuelles si la mort est vécue comme moteur de culture ?
Voisins « tranquilles » et proximités
Il existe toujours une autre manière de voir, qui ne s’exprime pas en termes de « pureté » ou de comparatif de type traditionnel. Par exemple, la ritualité manue n’est pas codifiée comme étant célébrée par qui que ce soit. En effet, s’il est signe de ce qu’il offre à percevoir et à ressentir, le symbole demeure toujours à la fois autre chose.
En cela, le cimetière contribue à la maîtrise symbolique de l’absence, maîtrise qui est symbolique parce qu’elle veille sur les significations en corolle de la présence. C’est peut-être pour cela que sa proximité n’est pas que redoutée. Redisons-le, elle nous rassure à la fois sur la réalité concrète de la mort et sur toutes nos formes symboliques du désir de vivre.
De la même manière, le silence n’est pas indicateur qu’il y ait du « rien ». Se taire sur nos morts ne signifie pas qu’ils sont devenus des « riens », de la même façon que, devant nous, quelqu’un qui se tait ne prouve pas qu’il n’a rien à dire. Ce qu’il a à dire est peut-être ailleurs et autrement : plein de densité, sans s’en accabler. À entendre.
De son côté, le domaine de la mort est celui du silence et d’une perspective à la fois de nature et de culture. Tenir l’une à proximité de l’autre et nous dedans, ce serait envisager les morts comme société. La culture de proximité y puiserait élan. Pourquoi pas ?
Luce DES AULNIERS, professeure-chercheure
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Notes
(tous les soulignés de citations sont de LDA)
- JACOB, Paul (1977). Les revenants de la Beauce, (préface : R. CLICHE), Éd. du Boréal Express, 159 p., p. 62.
- DUMAS, Carmel (2022). Tête à tête avec ma sœur Evelyn, Montréal, Éd. de la Pleine Lune, 320 p., p. 230.
- Voir DESCHAMPS, Chantal (2022). Pour une culture de proximité. Repentigny ou comment repenser les villes en misant sur la culture, Montréal, Éd. Del Buisso et Carte blanche, 247 p.
- Le terme «connaissances» est un exemple de multivocité linguistique: un de ses aspects, de l’ordre du terroir, relevé par P. JACOB (note 1) se définit ainsi : « Sensations diverses qu’un humain perçoit en présence d’un trépassé. C’est dans ce sens que nos informateurs emploient ce mot au cours de nos enquêtes. » (p.15).
- Rappel du liant fondateur mort-culture, cette maîtrise symbolique de l’effet atterrant : « La mort, dans sa limitation heurtante, et dans l’énergie qu’elle éveille et convoque en nous, est l’axe autour duquel pivotent les créations, artistiques, religieuses et scientifiques, les réseaux (...), la procréation, mais aussi les institutions, les organisations, bref, la culture. Toutes ces manifestations de la culture offrent une forme de résistance au fait que la mort soit “totale”. Toutes (...) proposent l'espérance que la mort n'envahisse pas quand elle survient (...), obligeant le groupe humain à se resserrer et à créer, bref, à se (re)fonder. » (L. DES AULNIERS (2009). La fascination. Nouveau désir d’éternité, Québec, P.U.Q., 412 p., p. 72.)
- Résidante citée par Sylvain SARRAZIN, « Habiteriez-vous à la lisière d’un cimetière? » La Presse+, section «Habitation», 8 sept. 2022. Le terme «culture de proximité» utilisé en boutade par LDA dans cette entrevue sert d’éperon thématique à ce récit, en synchronie avec la photo transmise par Valentina VLASSOVA, graphiste du site web InfoDeuil, aussi signalé dans l’article de S. SARRAZIN. (On pardonnera les autoréférences.) Voir aussi, du même média : Éternelle tranquilité
- Question si riche non développée ici, en se référant d’abord à sa définition locale, objet de multiples publications : L'interculturalisme québécois
- De la langue romani : voir origines dénominatives : Les Tsiganes
- TRANSTRÖMER, Tomas (2001 [1996]). «La clairière», Œuvres complètes (1954-2002), Traduit du suédois par J. OUTIN, France et Belgique, Le Castor Astral, 335 p., p. 197.
- En dépit de leur présence intégrée au sein des populations, en Europe depuis le 15e siècle, les Tsiganes ont subi de multiples torts, culminant dans leur enfermement dans des camps en France, et leur génocide par le régime nazi. Aujourd’hui, même dénoncées de maintes parts, les interdictions arbitraires persistent sur ces quelque 10 millions de personnes, en Roumanie, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Kosovo, Italie et en France, accentuées lors des guerres des années 1990, notamment du fait des migrations issues d’Europe centrale et des Balkans : même munis de permis de séjour et sous législations européennes de libre circulation, on peut a minima leur interdire le stationnement dans certains espaces.
En sus, les Roms sont sujets à des assimilations autoritaires, voire à des exactions, à des répressions prenant prétexte d’actes de délinquance, voire à des démantèlements de leurs quartiers, sis souvent dans des bidonvilles. Se traduisent dans ces phénomènes les dangers des dénominations ethniques (ethnicisme), notamment pour des fins administratives. Concernant les cimetières, se révèle là aussi le caractère délicat de la cohabitation, même si la diversité intraculturelle des Roms se refabrique au fil des errances et des résistances : en voulant trop les assimiler, leur mode de vie est d’autant perçu comme déviant. Déjà dans la marge, y étant enfoncés, il n’est pas rare que la tension mute en conflit : on relate ainsi récemment (2022) en France comment un camp de Roms aux abords d’un cimetière, par les activités des ferrailleurs là présents, nuisaient au calme intramuros et au recueillement des visiteurs. - Diverses expériences d’intégration de la culture rom tentent de naviguer entre exotisme et légitimités des places dans les sociétés : ainsi le travail du metteur en scène Serge DENONCOURT, co-auteur avec des adolescents roms (en Roumanie) et équipe, de la comédie musicale GRUBB (Gypsy Roma Urban Balkan Beats), en 2016, dont les profits de tournée ont pu financer les études de plusieurs jeunes Serbes.
- WILLIAMS, Patrick (1983). Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 108 p.
- Ibid., p. 97.
- Ibid., p. 15.
- Ibid., p. 15.
- Je reviendrai sur la question du tabou qui exige des développements nuancés.
- Cette propension à l’accumulation, voire au fatras saturé (une indifférenciation analogue à la mort, auto-produite humainement), questionne depuis un siècle bien des sociétés. Certaines y répondent par l’impensé réactif de «jeter» les morts. Voire de «tuer la mort», pari post-humaniste, techno-fabulé.
- WILLIAMS, Patrick (1983). Op. cit.: p. 73.
JACOB, Paul (1977). Les revenants de la Beauce, (préface : R. CLICHE), Éd. du Boréal Express, 159 p., p. 62.
DUMAS, Carmel (2022). Tête à tête avec ma sœur Evelyn, Montréal, Éd. de la Pleine Lune, 320 p., p. 230.
Voir DESCHAMPS, Chantal (2022). Pour une culture de proximité. Repentigny ou comment repenser les villes en misant sur la culture, Montréal, Éd. Del Buisso et Carte blanche, 247 p.
Le terme «connaissances» est un exemple de multivocité linguistique: un de ses aspects, de l’ordre du terroir, relevé par P. JACOB (note 1) se définit ainsi : « Sensations diverses qu’un humain perçoit en présence d’un trépassé. C’est dans ce sens que nos informateurs emploient ce mot au cours de nos enquêtes. » (p.15).
Rappel du liant fondateur mort-culture, cette maîtrise symbolique de l’effet atterrant : « La mort, dans sa limitation heurtante, et dans l’énergie qu’elle éveille et convoque en nous, est l’axe autour duquel pivotent les créations, artistiques, religieuses et scientifiques, les réseaux (...), la procréation, mais aussi les institutions, les organisations, bref, la culture. Toutes ces manifestations de la culture offrent une forme de résistance au fait que la mort soit “totale”. Toutes (...) proposent l'espérance que la mort n'envahisse pas quand elle survient (...), obligeant le groupe humain à se resserrer et à créer, bref, à se (re)fonder. » (L. DES AULNIERS (2009). La fascination. Nouveau désir d’éternité, Québec, P.U.Q., 412 p., p. 72.)
Résidante citée par Sylvain SARRAZIN, « Habiteriez-vous à la lisière d’un cimetière? » La Presse+, section «Habitation», 8 sept. 2022. Le terme «culture de proximité» utilisé en boutade par LDA dans cette entrevue sert d’éperon thématique à ce récit, en synchronie avec la photo transmise par Valentina VLASSOVA, graphiste du site web InfoDeuil, aussi signalé dans l’article de S. SARRAZIN. (On pardonnera les autoréférences.) Voir aussi, du même média : Éternelle tranquilité
Question si riche non développée ici, en se référant d’abord à sa définition locale, objet de multiples publications : L'interculturalisme québécois
De la langue romani : voir origines dénominatives : Les Tsiganes
TRANSTRÖMER, Tomas (2001 [1996]). «La clairière», Œuvres complètes (1954-2002), Traduit du suédois par J. OUTIN, France et Belgique, Le Castor Astral, 335 p., p. 197.
En dépit de leur présence intégrée au sein des populations, en Europe depuis le 15e siècle, les Tsiganes ont subi de multiples torts, culminant dans leur enfermement dans des camps en France, et leur génocide par le régime nazi. Aujourd’hui, même dénoncées de maintes parts, les interdictions arbitraires persistent sur ces quelque 10 millions de personnes, en Roumanie, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Kosovo, Italie et en France, accentuées lors des guerres des années 1990, notamment du fait des migrations issues d’Europe centrale et des Balkans : même munis de permis de séjour et sous législations européennes de libre circulation, on peut a minima leur interdire le stationnement dans certains espaces.
En sus, les Roms sont sujets à des assimilations autoritaires, voire à des exactions, à des répressions prenant prétexte d’actes de délinquance, voire à des démantèlements de leurs quartiers, sis souvent dans des bidonvilles. Se traduisent dans ces phénomènes les dangers des dénominations ethniques (ethnicisme), notamment pour des fins administratives. Concernant les cimetières, se révèle là aussi le caractère délicat de la cohabitation, même si la diversité intraculturelle des Roms se refabrique au fil des errances et des résistances : en voulant trop les assimiler, leur mode de vie est d’autant perçu comme déviant. Déjà dans la marge, y étant enfoncés, il n’est pas rare que la tension mute en conflit : on relate ainsi récemment (2022) en France comment un camp de Roms aux abords d’un cimetière, par les activités des ferrailleurs là présents, nuisaient au calme intramuros et au recueillement des visiteurs.
Diverses expériences d’intégration de la culture rom tentent de naviguer entre exotisme et légitimités des places dans les sociétés : ainsi le travail du metteur en scène Serge DENONCOURT, co-auteur avec des adolescents roms (en Roumanie) et équipe, de la comédie musicale GRUBB (Gypsy Roma Urban Balkan Beats), en 2016, dont les profits de tournée ont pu financer les études de plusieurs jeunes Serbes.
WILLIAMS, Patrick (1983). Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 108 p.
Ibid., p. 97.
Ibid., p. 15.
Ibid., p. 15.
Je reviendrai sur la question du tabou qui exige des développements nuancés.
Cette propension à l’accumulation, voire au fatras saturé (une indifférenciation analogue à la mort, auto-produite humainement), questionne depuis un siècle bien des sociétés. Certaines y répondent par l’impensé réactif de «jeter» les morts. Voire de «tuer la mort», pari post-humaniste, techno-fabulé.
WILLIAMS, Patrick (1983). Op. cit.: p. 73.