Ces bottes de marche en bon état, je les ai retrouvées là les deux jours au cours desquels je faisais un tour dans le coin avec une grande amie, familière des lieux. En y repensant, je n’en suis pas restée au thème du viatique offert à ce mort depuis si longtemps couché là. Alors, un ode à une vie qui serait comme un moment dans une sensation de marche éternelle ? Ou quoi encore ?
Récit 8
Ce qui orne les cimetières est éloquent d’une conception de l’outre-existence et de ce que nous y versons de nos imaginaires à propos des liens. Issus des sensibilités d’époques transculturelles autant que des moyens pratiques. Somptueux ou de prime abord banal, en quoi ce qui est signifié mérite-t-il toujours détours et tours ?
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« Faire un tour ». L’invitation à cette promenade n’est pas lancée à ses enfants sous le même ton jovial que pour un tour de manège printanier.
Il n’est pas non plus compassé. L’enthousiasme de ces trois-là n’est certes pas aussi vif, mais aucun ne rechigne.
Pas tout à fait chasse au trésor, ni devoir scolaire, intrigués, des copains s’y joignent.
Entre calcul des espérances de vie, déchiffrages hésitants, remarques sautillantes et questions sur le dessous, le dessus puis… rien, l’heure passe.
Cette manière d’éduquer à la mort qui se garde bien de la cerner se clôt par une séance… de crème glacée.1
Les pratiques de visite des tombes, d’entretien des terrains… disparaissent sans doute sous nos latitudes à titre de devoirs calendaires conventionnés. Ce constat général n’est pas étranger à la place que nous attribuerions aux morts depuis peu : a contrario, « signe de présence du mort, la pierre tombale est perçue comme le substitut du mort dont elle atteste fantasmatiquement la présence.2 » On peut même aller jusqu’à se demander ceci, parmi tous les motifs qui rendraient cette mort insupportable, sous la nuée des inconscients : dans l’image trouble du mort, des morts, ne se trouverait-il pas une résurgence de cette « coutume populaire suivant laquelle, quand les gens veulent empêcher l’insoutenable apparition de l’ombre du mort, son fantôme, ils brûlent la sépulture.3 » ? Et encore, ne dit-on pas « politique de la terre brûlée » pour liquider ce sur quoi bute si ce n’est notre bon plaisir, du moins la forte contrainte, et s’en débarrasser ?
Cela dit, les incursions-excursions ont toujours cours, gestes dispersés, éloquents d’égards en musiques secrètes. On les retrouve volontiers dans les cimetières accessibles, et non pas forcément dans ceux qui sont nichés dans un enchevêtrement de voies autoroutières rapides.
L’inscription des morts au sein d’un territoire historicisé en vaut encore ici la promenade.
Tribulations des sites : morts et mort en nos contrées, comment aller à leur rencontre ?
Au début de la colonie, les enterrements ad sanctos, ou à proximité consacrée de l’église, s’offraient à quiconque ne pouvait accéder à l’intra-muros : cette dernière, inhumation sous les dalles, voire sous les bancs d’église, empruntée dès le Moyen-Âge à l’idéologie d’escalade vers le Paradis, privilégiait les seigneurs, la curie, les notables et les divers pieux bienfaiteurs. Les membres des communautés religieuses en furent bénéficiaires, la mise en crypte couventuelle se perpétuant jusqu’au milieu du 20e siècle.
Les identifications individuelles se sont ainsi inscrites dans la lignée des statuts socioreligieux : en effet, jusqu’à la fin du 18e siècle, les noms défunts sous l’aile des saints étaient gravés sur des plaques de fer ou de pierre que l’on peut observer dans de nombreuses églises-nécropoles. Néanmoins, et de manière générale en Occident, plus on se tenait au bas de l’échelle sociale, plus les croix de bois s’anonymisaient sur des espaces non différenciés4.
On en garde peu de traces même si, jusqu’à la fin du 19e siècle, ces croix putrescibles furent relayées en zones rurales par des stèles aussi en bois, dont le matériau et la dimension facilitaient l’inscription nominative. C’est donc dans cet espace communautaire, à l’origine à la fois fatras et stabilisateur des restes mortuaires, qu’au début du 19e siècle, on a pu commencer à individualiser l’ensemble des inscriptions.
Peut-être s’agissait-il d’une douce revanche sur l’éloignement concomitant des cimetières du centre des villages et villes, et qui ont été depuis rejoints, voire encerclés (si ce n’est menacés), par le calcul foncier. Cette procédure correspondant à une politique de désencombrement et d’assainissement des quartiers de plus en plus populeux, je ne la ferais pas figurer comme preuve directe de dissimulation de la mort, mais comme stratégie de pouvoir à la fois hygiéniste et moraliste, toujours actuelle5 : le déplacement des cimetières me semble davantage a priori une mise à l’ordre orchestrée par les tenants d’une rationalité industrielle et politique. Cette rationalité est venue notamment peu à peu disqualifier les solidarités concrètes, au vrai, variables, au profit de la loi de la spécialisation des métiers et de l’argent. Laquelle, roulant sur elle-même, brillant simulacre de vie, a contribué à conférer à la mort un statut d’intolérable. D’abord en soi.
Redoutons quand même d’homogénéiser a posteriori les attitudes devant la mort. Ainsi, au Québec, la sobriété paysanne se légitimait souvent par l’insuffisance matérielle, même si elle n’était pas un motif d’exclusion religieuse, comme en témoigne ce paroissien qui réclamait le soutien épiscopal pour la tombe de son épouse. Écoutons l’historien qui commente : « Le sentiment de tendresse ici [en 1813] exprimé lors de la perte d’un conjoint pouvait être d’expérience commune. La pauvreté du plus grand nombre empêchait l’expression de cet attachement par l’achat d’une pierre tombale. Le processus de commercialisation de la mort alors à peine amorcé ne se généralisera qu’au XXe siècle dans les campagnes.6 »
Entretemps, vers la fin du 19e siècle et jusqu’aux années 1960, les croix de fer forgé offraient une solution moins coûteuse, plus malléable et sans doute plus créative que le permettaient les pointes des tailleurs de pierre ; l’art populaire des forgerons de village y a foisonné. D’autres logiques fabriquaient leur emprise, dont les marbriers d’entreprises qui signaient résolument leur professionnalisation : les stèles en croix ont laissé place au milieu du 20e siècle à la pierre rectangulaire et à quelques formes plus rares (socles, obélisques, pyramides, etc.) ; le granit a grugé le marbre ou la pierre tendre…
Encore là, la hiérarchie sociale signe, empruntant même à sa statuaire ou aux bas-reliefs les symboles retrouvés sur les monuments consacrés aux rois et aux héros nationaux : laurier, ange couronné, arbre de vie, envol vers l’éternité… D’épitaphes à statuaires, la fameuse « mort de toi », décrite par P. ARIÈS7 a laissé un florilège dans le mouvement d’expression affectif qui se démocratisait. Nous pouvons toujours les contempler, tout à côté des ultimes signatures des « grandes familles », dans des caveaux parfois somptueux ; par ailleurs, le sablier, les faux, les ossements, voire les têtes de mort, estimés trop macabres, ont disparu au milieu du 19e siècle, amorçant ainsi le processus de déqualification de la mort comme destin, ou celui du devenir du mort, afin de récupérer les vertus de celui-ci pour la pérennité collective. La représentation de la mort a ensuite glissé des symboles liturgiques de l’au-delà — notamment les Calvaires — vers la représentation de la mort comme marchepied du souvenir. On verra ensuite que ce souvenir s’émancipe (?) du modèle groupal pour s’enclaver dans le deuil privé.
C’est ainsi que l’évolution continentale nôtre, déployée en Occident sur quatre siècles dans l’enceinte même du lieu des morts ne sert pas que la reproduction des hiérarchies des vivants qui y est manifeste : en se diversifiant formellement, et en se laïcisant, le cimetière du 19e siècle a cessé d’être un lieu de transition et d’attente pour devenir un lieu de conservation et d’accumulation8. D’où le besoin d’atténuer ce caractère quelque peu auto-morbidifié en l’aménageant agréablement (Voir le récit précédent, sur le verdissement.)
« À ce phénomène s’ajoute une diminution de l’ornementation funéraire déjà perceptible au tournant du 20e siècle, au profit de modèles construits en série. (…) On note le même appauvrissement dans les inscriptions funéraires.9 ». Cette réduction est observée partout en Occident.
L’épitaphe redoublait l’acuité de l’absence de ce mort-là en systématisant le « ci-gît » et le « il repose » (J’y reviendrai au récit no 9.) Les daguerréotypes, avant de se délaver, insistent un moment cette fois sur la personne. Les inscriptions autorisaient deux types de « narratifs » personnalisés : primo, « Il était… » (métier ou époux de), « bien-aimé », laissant des indices biographiques ; secundo, et plus rarement, une « pensée ».
Et le fait que ces inscriptions puissent être lues comme pittoresques ou dérisoires n’empêche pas la profondeur des appels aux vivants et le rappel de ce que l’expression et le désir de vivant doit à la mort, pour peu que les promeneurs se laissent toucher par ce qui en eux est galvanisé d’instinct. En effet, quiconque revient de cette déambulation au lieu des morts, laquelle, pour être brève, n’en est pas non plus affairée ou rapide, prend fait et cause pour une existence davantage consciente de la finitude, certes, mais aussi de nos bien illusoires parades devant elle : « Notre passage dans ce paysage hétéroclite nous rapprochait étrangement de la vie. C’est là que nous lisions ces épitaphes, poèmes ridicules, dédicaces absurdes, vœux inutiles, citations tirées de la littérature enfantine ou de la Bible, inscriptions prétentieuses, clichés qui nous faisaient mourir de rire. Imbus de nous-mêmes, prenant de grands airs, nous récitions des vers sur les tombes inconnues.10 »
Imbus de nous-mêmes. Et de je ne sais quoi d’autre.
Là, maintenant, et partout, les dates limitrophes de l’existence temporelle. Si centrée sur elle-même, forme intime de l’anthropocentrisme noté lors du premier récit. Pour imaginer, il nous reste un trait d’union entre deux dates. À investir ! Pour se souvenir, anthropologiquement, on peut se demander si le tour des tombes équivaut à un registre ou à un inventaire des coloris nuancés dans les plaques de granit bien encastrées et égales.
Comment ne pas s’étonner que le cimetière, réduit à un empilement fade de données sur ceux qui furent, bloque, même s’il est essentiel, le souvenir de l’existence de la mort et du devenir des nôtres, autres que dans « nos cœurs »?
À toute tendance générale, retroussement(s) des réalités, polymorphes : des objets
Les chercheurs avoueront : un indice n’est pas une preuve, mais un bienheureux semeur de questions. Les sensibilités sont collectives, certes, mais pas forcément nivelées.
Toutes les arpenteuses et tous les arpenteurs de cimetières nous le diront : parfois un détail surgit, étonnant, interpellant les quêtes de liens humains. On pensera d’emblée aux êtres qui bravent la neige pour déposer un poinsettia, et aussi, sous vents, toutes les variantes bouquetières faites main.
Tant d’autres.
Un banc pliant appuyé sur la tombe, avec ce mot : « Je reviens déjà. »
Un minuscule abri de toile retenu par trois montants de bois, une bougie longue durée tenant le coup dessous, même en vacillant.
Sur une stèle, le frémissement d’un cardigan duveteux bien fermé par une broche.
Et… Les lecteurs diront.
Minuscules indices de ferveur, gestes de tendresse non ostentatoire, prolongeant le souci de l’autre, le souci pour l’autre. Le deuil s’appuie sur des mouvements, des dons, des gestes ; de là, dans l’élan, des temps de soupirs, de vœux et de silences.
Parfois — et on ne déteste pas cela — le « message » peut être moins clair. Ces bottes, oui, en exergue de ce récit. Énigme. Pas vraiment usées, mais bien sûr trop récentes pour avoir appartenu au mort-là. À côté des fissures, cassures et ravages du temps, inévitables.
Comme une invitation goguenarde à la promenade pour cet aïeul qui aurait répondu sur le même ton : « Ici gît suis. Ici gît reste.11 » ?
Une fantaisie m’est passée par l’esprit. À quelques centaines de mètres de là, il y a un sentier frontalier, foulé par des exilés dits illégaux, épuisés et en quête éperdue de lieux où grandir. Et si l’un ou l’une d’eux avait chaussé ces bottes ?
LUCE DES AULNIERS
Professeure-chercheure
Notes
- Je dois l’inspiration de cette lancée à ma collègue et amie Consuelo VASQUEZ, notamment professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQÀM.
- THOMAS, Louis-Vincent (1980). Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Paris, Éd. Complexe, p. 203, 220 p.
- KADARÉ, Ismail (1995). «Des tombes aux fantômes», La légende des légendes (traduit de l’albanais par Y. VRIONI), Paris, Flammarion, p. 88, 277 p.
- Ce qui n’empêche pas les cimetières catholiques des 18e et 19e siècles de délimiter un espace commun pour leurs marginalisés : les déviants (juifs, infidèles, hérétiques, excommuniés), les non-repentis de conduites pécheresses, les suicidés. Voir GAGNON (1987), infra.
- HINTERMEYER, Pascal (1981). Politiques de la Mort, Paris, Payot, 185 p. Ouvrage essentiel ici pour comprendre l’émergence politique comme les manipulations des liens affectifs à nos morts.
- GAGNON, Serge (1987). Mourir hier et aujourd’hui. De la mort chrétienne dans la campagne québécoise au XIXe siècle à la mort technicisée dans la cité sans Dieu, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 36, 192 p.
- ARIÈS, Philippe (1975). Essais sur la mort en Occident. Du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 226 p. Travail pionnier.
- URBAIN, Jean-Didier (1978). La société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’Occident, Paris, Payot, 476 p.
- BRISSON, Réal (1988). La mort au Québec. Dossier exploratoire. Rapports et Mémoires de recherche du CÉLAT, no. 12, p. 65, 144 p. Note de Luce Des Aulniers : au CÉLAT (Centre d’Études sur les arts et les traditions populaires, Université Laval et Antenne UQÀM) ainsi qu’auprès de communautés religieuses hospitalières, dans les années 1980, j’ai glané des documents sur le «bien mourir» qui constituent un fonds d’archives personnel non exploité à sa pleine mesure.
- POTVIN, Claudine (2007). «Le printemps de Prague», Cimetières, XYZ, La revue de la nouvelle, Printemps 2007, No 89, p. 19, pp. 19-25, 102 p.
- BACRI, Roland (1926-2014), écrivain français, Le Petit lettré illustré, Paris, Balland. Cité par BOYER, Jean-Pierre (2018). C’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils sont raison! 12 923 citations pour aiguiser l’esprit critique, Montréal, Écosociété, p. 210, 780 p.
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Je dois l’inspiration de cette lancée à ma collègue et amie Consuelo VASQUEZ, notamment professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQÀM.
THOMAS, Louis-Vincent (1980). Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Paris, Éd. Complexe, p. 203, 220 p.
KADARÉ, Ismail (1995). «Des tombes aux fantômes», La légende des légendes (traduit de l’albanais par Y. VRIONI), Paris, Flammarion, p. 88, 277 p.
Ce qui n’empêche pas les cimetières catholiques des 18e et 19e siècles de délimiter un espace commun pour leurs marginalisés : les déviants (juifs, infidèles, hérétiques, excommuniés), les non-repentis de conduites pécheresses, les suicidés. Voir GAGNON (1987), infra.
HINTERMEYER, Pascal (1981). Politiques de la Mort, Paris, Payot, 185 p. Ouvrage essentiel ici pour comprendre l’émergence politique comme les manipulations des liens affectifs à nos morts.
GAGNON, Serge (1987). Mourir hier et aujourd’hui. De la mort chrétienne dans la campagne québécoise au XIXe siècle à la mort technicisée dans la cité sans Dieu, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 36, 192 p.
ARIÈS, Philippe (1975). Essais sur la mort en Occident. Du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 226 p. Travail pionnier.
URBAIN, Jean-Didier (1978). La société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’Occident, Paris, Payot, 476 p.
BRISSON, Réal (1988). La mort au Québec. Dossier exploratoire. Rapports et Mémoires de recherche du CÉLAT, no. 12, p. 65, 144 p. Note de Luce Des Aulniers : au CÉLAT (Centre d’Études sur les arts et les traditions populaires, Université Laval et Antenne UQÀM) ainsi qu’auprès de communautés religieuses hospitalières, dans les années 1980, j’ai glané des documents sur le «bien mourir» qui constituent un fonds d’archives personnel non exploité à sa pleine mesure.
POTVIN, Claudine (2007). «Le printemps de Prague», Cimetières, XYZ, La revue de la nouvelle, Printemps 2007, No 89, p. 19, pp. 19-25, 102 p.
BACRI, Roland (1926-2014), écrivain français, Le Petit lettré illustré, Paris, Balland. Cité par BOYER, Jean-Pierre (2018). C’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils sont raison! 12 923 citations pour aiguiser l’esprit critique, Montréal, Écosociété, p. 210, 780 p.