Parmi les rares artéfacts contenus dans les sépultures, la figurine est un viatique funéraire important. Celle-ci, vraisemblablement cérémonielle, en bois, en serait ; elle provient du site de Huaca Takaynamo, associé à la culture pré-inca Chimú (10e-15e s.), au nord du Pérou. D’une hauteur de 46 cm., son chapeau et sa jupe sont ornés de petites bandes rectangulaires alternant entre clair et obscur et on a retrouvé des traces de collier végétal.
Le phénomène des objets accompagnant le mort dans sa sépulture est bien connu : leurs exhibitions muséales connaissent du succès, avec raison. En quoi ces objets choisis sont-ils des viatiques, des aides-passeurs ? En quoi nous interpellent-ils ?
Récit 19
« La mort n’est redevenue pour toi qu’une croix penchée au carrefour des chemins, « Éclat de granit et de brume, humilité. Louise DUPRÉ (1998)1
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Existe-t-il des objets plus évocateurs des relations humaines que ceux que l’on dépose dans les tombes ? Jusqu’à récemment, sans doute pas. En effet, n’eut été de ces vestiges archéologiques, nous en saurions bien peu sur nos ancêtres : sur leurs modes de vie entre eux et avec les autres mondes et, certainement, sur les pratiques funéraires et les valeurs associées à un tel compagnonnage tangible dans l’au-delà. Le Récit 18 a déjà livré quelques exemples relatifs aux objets mis au jour dans les sépultures d’enfants, en notant leur rareté. Or, cet aspect de la culture matérielle peut intriguer, de même que son évolution chronologique.
Nous savons d’expérience combien tout objet est susceptible de revêtir un potentiel narratif, en soi, de « notre vivant » et lorsque vient le moment de disposer de ce qui a constitué l’environnement quotidien d’un proche décédé : mélange parfois incongru de vertus utilitaires et de rapports affectifs et intimes. Dans ces lieux autant que dans nos mémoires, la main du vivant prend la chose inerte, la tourne ou la soupèse… et l’évocation fuse.
Ainsi, l’objet est d’abord « objet » — ou le dépositaire, la cible — d’une histoire, déjà par le parcours qu’emprunte sa circulation préalable. Plus précisément, dans des contextes toujours à saisir, la valeur et l’usage attribués aux objets renvoient bien sûr à ce pour quoi ils ont été créés, et avec quels matériaux ainsi qu’à leur registre esthétique ou utilitaire.
Mais cette valeur n’est pas uniquement « objective ». Faisons le tour de la maison : cet objet qui gagne notre faveur, comment se l’est-on approprié ? Est-il le fruit d’un échange ? D’un don ? Et puis, « qu’est-ce qui rend un objet digne de faire partie des histoires de famille et des clans, des mises en scènes de soi, des aspirations2? » Sans forcément être une extension de soi, l’objet condense-t-il des parts de nos existences ? Ce serait déjà dire combien il traduit la complexité des rapports humains, autant socio-historiques que psycho-affectifs.
Et certes, un cran de plus, qu’est-ce qui leur confère une telle puissance dès lors qu’ils deviennent des témoins du silence des morts, voire des auxiliaires imaginaires d’une forme de tremplin pour accéder à un outre-monde ? C’est pourquoi ces objets déposés dans des tombes soulèvent encore deux questions : qu’est-ce qui fut familier à l’être qui n’est plus, à sa société de référence et qu’est-ce qui renvoie au domaine de la mort comme destin ? Autrement dit, hormis les contenants de leurs restes, y aurait-il des objets qui ne sont destinés qu’aux morts ?
Au fond, en quoi cette pratique funéraire symbolisée dans le geste sur l’objet serait-elle salutaire et pour qui ?
En somme, comment peut-on penser ce don aux morts ? En confiant des objets à proximité de leurs restes, que leur procure-t-on ? Et puis, de quelles manières cette attention contribue-t-elle au grand voyagement du deuil même?
L’objet pour le voyage, ce doux souci des passages
« Viatique », le terme est bien simplement tiré du latin viaticum, cette provision de voyage. Arrêtons-nous un moment.
De manière générale, le voyage nous meut dans l’espace ; il engage ainsi le déplacement, sa portée potentielle hors du connu et du familier, de même que la valeur-temps. Pour sa part, faire provision s’accorde implicitement avec la temporalité à venir et avec ce qu’on en perçoit ou en pense. Du même coup, franchir une distance implique de prévoir des obstacles et des pauses, toujours relatifs ou hasardeux, comme aussi d’apprécier la potentialité d’une certaine durée.
Dans la foulée, se munir « pour la route », entend-on, convoque le soutien nécessaire à l’effort du mouvement. Et de manière plus subtile, sans trop nous y attarder, nous considérons le changement dans le temps qu’il nous faut accompagner. Naviguer dans ce changement implique d’être, certes, mais aussi d’assurer quelques conditions bien concrètes en appui de cet être.
Plus précisément, tout viatique met en branle un imaginaire lancé dans le temps et versé dans une connaissance minimale des trajets à emprunter ; cet imaginaire idéel se traduit dans des précautions capables d’échapper aux excès que sont la nonchalance ou, au contraire, la surcharge de bagages encombrante. Un viatique cherchera donc à agencer différents signes. Alors, mine de rien, on se trouve là au cœur du soin. De l’harmonisation délicate inhérente au geste de prendre soin.
On ne se contente pas alors de prendre soin de ce qui est fragile ou pourrait le devenir, on évite qu’il ne le devienne davantage. Au nom d’une vie à préserver, en signalant qu’on la valorise. Ou tout bonnement qu’on la reconnaisse. Mais justement, peut-on reconnaître d’autres formes de vie que celle dont nous nous réclamons, à vue de nez ?
C’est peut-être précisément ce à quoi nous invite tout viatique, puisque, mine de rien, en partant, nous devons bien quitter nos modes habituels de connaissance. Oui, nous sommes convoqués à voyager. Or, « le voyage des enfants, voilà le sens nu du mot grec pédagogie (...) Qui ne bouge n’apprend rien. Oui, pars, divise-toi en parts3. » Oui, partir en quelque part sur notre planète ou en des univers métaphoriques est en même temps déchirant et prometteur de découvertes.
De là, mais cette fois sans aucune assurance, on sait combien l’allégorie du voyage est usitée lorsqu’on affronte la mort, ethnoculturellement4 et intimement. La sensibilité des êtres en deuil se réfère intensément de cette allégorie des périples et des traversées, à cette figure à la fois familière et étrange. Si c’est le cas, peut-on dégager une pédagogie inhérente au soin que les vivants accordent aux morts dans ces cadeaux-viatiques? Et dont ces vivants bénéficient... en passant?
Les viatiques des morts :
partir, mais pas n’importe comment
Répondre à ces questions, c’est au premier abord brosser le portrait des viatiques. Les objets sépulcraux font partie de la catégorie générale des biens funéraires, voire du mobilier funéraire. Cet ensemble inclut également ce qui se dresse à l’extérieur et au-dessus des sépultures. Dans ce Récit, ce qui loge à l’intérieur de ces dernières en vaut le voyage.
Un incontournable se dessine : toute découverte requiert d’en situer le contexte social et historique. De cette manière, l’objet secrète un riche potentiel de significations : comme témoin des grandes évolutions, comme trace des contacts entre différentes cultures et, dès lors, comme clé des enculturations ou des adoptions de pratiques et de systèmes de sens émanant d’autres provenances que celle familière.
Les objets funéraires ne font pas que dévoiler une part des univers concrets, des outils précieux ou des désirs de beauté et d’élévation, même si, à cet égard, leur sens est déjà immense : en sus, ils offrent des indices de ce qui a pu contribuer à la subjectivation de ces êtres.
Dans cette foulée du devenir des sujets humains, à l’instar des Récits précédents, le risque demeure d’examiner ces traces matérielles à partir de nos lunettes interprétatives actuelles, en y projetant nos conceptions de la subjectivité. À l’inverse, il nous faut prendre garde de chosifier les pratiques en les fixant dans le folklore ou une superficialité muséale uniquement descriptive.
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Nous marchons de fait en terrains épineux. Par-delà leur rareté et les variations selon les époques, la diversité5 des découvertes archéologiques funéraires fait en sorte que l’on ne saurait prétendre en saisir la logique dans sa totalité ; c’est pourtant à partir d’un constat général des trouvailles de sépultures que l’on peut dresser quelques tendances hypothétiques. De manière inédite, je tente de les sérier dans l’optique des motifs qui auraient présidé à ces dépositions (en croisant plusieurs sources), les uns et les autres pouvant quelquefois se chevaucher. On peut en dégager cinq grandes catégories, placées sous le signe du caducée, cette baguette attribut d’Hermès, le dieu antique des voyageurs, des carrefours, des marchands et des communications.
⚚ Les amulettes porte-bonheur : on connaît ces minuscules objets que les vivants tiennent près du corps, parfois quasi comme une seconde peau sensitive et perceptive6. En extension, les amulettes apposées sur le corps de l’être qui n’est plus ou autour de lui viennent cristalliser la confiance prêtée en leur force. Celle-ci est d’abord protectrice d’une transition et, en ce sens, s’avère pleinement viatique.
Du minuscule fragment de corail ou du coquillage jusqu’à la médaille à l’effigie d’un saint personnage réputé barrière immunitaire (au propre et au figuré), on ne connaît pas de société qui n’ait quelque peu consenti à l’influence magique d’une forme ou l’autre d’amulette ou simplement parié sur son pouvoir : scarabées égyptiens, formules gravées ou martelées sur du métal, figurines de dieux ou de déesses, mini trousses médicinales, et tant de signes émis par les religions instituées. (Voir ci-contre ce qui concerne les objets pieux).
Tous ces objets ont une vertu prophylactique fondée sur la croyance qu’ils peuvent éviter une forme de mal et, le cas échant, aller jusqu’à repousser toute force potentiellement malveillante. Ainsi, singulièrement, au cours du cycle saisonnier suivant le décès, le statut du mort est hésitant ; son esprit errant auprès des restes physiques réclame alors d’être prémuni de toute déroute. Il s’agit donc pour la communauté de le guider.
Ce faisant, elle ne protège pas que l’être décédé, elle ménage aussi les endeuillés en les entourant de prévenances pour leur survie quotidienne, par des visites, une aide concrète, une présence silencieuse, comme on le sait notamment à propos des Manouches (Récit 17). Le groupe social les rassure en soi et sur le respect du trajet présumé de leur proche absenté. Cette double sollicitude multimillénaire agit comme un noyau protecteur dans la conduite du deuil. J’y reviendrai.
⚚⚚ Les offrandes du registre rituel et cultuel (ou objet de culte) : elles sont souvent associées au banquet funéraire et forcément, par suite, s’emploient à sustenter l’un des esprits résiduels, celui que la première « catégorie » (les amulettes « porte-bonheur ») privilégiait : ainsi retrouve-t-on des ustensiles et divers récipients, tels des jarres, vases, notamment en métal, amphores en poterie, bouteilles en céramique, vaisselle et gobelets, non forcément élaborés pour cette fonction, mais conservant des inscriptions comme aussi des traces d’oblations alimentaires à l’endroit d’un esprit supérieur.
Sous cette grande catégorie rituelle et cultuelle, on tombe infailliblement sur les objets pieux, traduisant une espérance d’ordre spirituel et souvent religieux : figurines anthropomorphiques représentant des personnages humains ou mythologiques, en pierre ou en argile (plus rarement en bois, voir la photographie d’ouverture), médailles à l’effigie de personnages consacrés, croix, chapelets, eulogies — cette formule de bénédiction écrite, parfois gravée — qui attestent le trait typiquement viatique. Un exemple notoire tient dans le Livre des morts égyptiens7. Tous nous éclairent éminemment sur les modalités de survie spirituelle dans un outre-monde vaste et serein.
De la sorte, ce qui qualifie certains viatiques comme cultuels, ce sont les mises en place rituelles lors de l’inhumation. Le rite est ainsi sublimé lorsqu’on y associe un être supérieur désigné soigneur des âmes ou simplement psychopompe qui entraîne vers son «supra». Offrir de la nourriture ou ce qui la symbolise venait — espérait-on — faciliter l’accession au monde des âmes pacifiées, en favorisant la bienveillance d’un médiateur-intermédiaire.
⚚⚚⚚ Les objets-prothèses signalétiques : ils seraient a priori utilitaires et se déclinent en deux fonctions.
On trouve d’abord l’offrande d’outils afin de maîtriser concrètement la réalité. Y prédominent les activités guerrières et conquérantes dont les traces se retrouvent en grand nombre (en Mésopotamie antique et chez les Francs du 5e siècle, tels les casques et les lances, et tout autant chez les premiers habitants des Amériques, telles les pointes de flèches), et ce, dès lors que les peuples maîtrisaient le feu, le travail des métaux et l’art de monter à cheval. Il est probable que, en plus d’honorer le combat et de se prémunir contre certains maux, on ait espéré bénéficier d’une vie adoucie dans l’au-delà. Les Jardins Élysées des Grecs en font foi, à condition qu’on glisse une pièce de monnaie à l’adresse du bateleur-passeur Choron (ou Caron ou Charron), ce premier psychopompe des âmes (Cette thématique de l’eau porteuse sera traitée dans Cohabiter dans le rite).
Ensuite, cet adoucissement souhaitable nous fait joindre la seconde fonction signalétique pour ces objets plus spécifiquement axés sur la signature des identités corporelles. Au passage, on envisage l’imaginaire post-mortem d’activités d’agrément, à travers, par exemple, les instruments de musique. En effet, les objets-viatiques ne font pas qu’évoquer des activités de survie formelles ; ils peuvent également être beaux ou servir l’hygiène et l’esthétique : peignes ornés de divers motifs, contenants raffinés, et même, le khôl, ce pigment noir utilisé comme surligneur de paupière depuis entre -2 600 et -2 300 ans.
Ces objets marquant une existence désirable visent aussi au premier chef l’apparat, si l’on considère la panoplie des bijoux exhumés (bracelets, colliers, accessoires de coiffure) en coquillages, en os, puis en cuivre (-4 000 ans), en perles de fer (les premières, égyptiennes, dateraient de –3 000 ans), en verre, en métal, en gemme (lapis-lazuli, agates…) ou en pierres précieuses.
⚚⚚⚚⚚ Ces deux dernières formes prothétiques (outils et parures) contribuent à la catégorie de l’objet-étendard de l’identité sociale, laissant saillir un contexte cérémoniel souvent politique : l’objet signale le rang social de l’être décédé, déjà évident par exemple en Mésopotamie dans des tombes regorgeant d’or, d’argent, de bronze, de lapis-lazuli : la multitude des artéfacts et la richesse des matériaux témoignent du rang social et, en sous-texte, elles viennent souligner le prestige et la volonté des proches d’y veiller à la fois in situ et pour la reconduction de leurs privilèges.
Là encore, les accessoires s’inscrivent autant dans la vie quotidienne qu’ils servent à marquer le rôle social ou à embellir, tels la bague, la boucle de ceinture, le fermoir à aumônière (mini-sac), l’épée ; néanmoins, ils manifestent le souci des aristocrates de se singulariser par une facture remarquable de leurs biens. C’est sous cette catégorie que l’on retrouve du mobilier d’exception, comme des chars, auxquels peuvent venir s’adjoindre des chevaux.
Par ailleurs, si la volonté de proclamer son rang remonte à la Grèce archaïque, il arrive que le statut social ne soit pas associé qu’à un rang ou à une lignée, mais explicitement à une fonction au sein du groupe. Cette nuance importante laisse la place au rôle social éloquent des objets déposés dans les tombes8.
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C’est par cette voie que l’on peut distinguer les offrandes destinées aux femmes ou aux hommes, moins sur la base du sexe que sur les places et les rôles sociaux que la définition culturelle de genre9 leur a octroyés.
Par conséquent, pendant de très larges périodes précédant le 5e ou 6e siècle, aucun des objets nommés précédemment n’est exclusif d’un genre ou d’un autre. « Si certains objets semblent agir comme les attributs de certaines fonctions [LDA : ex. peigne pour entretien de soi, stylet pour un scribe], d’autres fonctions ne paraissent pas associées au genre masculin ou féminin [LDA : ex. maîtriser la réalité (aiguilles pour coudre le cuir) ou se décorer (colliers)]10. » Selon les époques, au cours de l’existence, il n’y avait pas de corrélation stricte entre genre et fonction, de sorte qu’il était courant que des femmes détiennent des situations de pouvoir élevées (la position de pouvoir équivaut, elle, à l’idée que l’on se fait de la situation objective). Bref, ce qui est déterminant pour l’établissement des rôles et des positions sociales, n’est pas tant le genre que la hiérarchisation selon le rang social. Ce trait important transparaissait déjà pour les tombes d’enfants.
Dit autrement, dès les origines, on ne constate pas de distinction tranchée entre hommes et femmes, bien que l’on retrouve chez ces dernières davantage de figurines et de sceaux marqués du genre, représentant des scènes domestiques ou de banquet. Les sceaux retrouvés dans les tombes des hommes étaient de leur côté davantage associés à des fonctions administratives et politiques.
La distinction ténue entre les genres s’est néanmoins accentuée avec le temps : « Du côté des femmes, fibules [LDA : agrafes de métal qui ne sont pas l’apanage des femmes], aiguilles, hachoirs, boules de cristal, clés, outils de filages et pyxides (petites boîtes à fard ou à bijoux [déjà, en Égypte]) donnent à voir des maîtresses de maison maniant l’art du tissage, de la cuisine et de la mode pour les plus fortunées11. »
En somme, et de manière générale, l’objet funéraire n’est pas tant un attribut de genre qu’une manière pour les riches et les puissants d’afficher leur statut et leur volonté de continuité, autant pour leur propre imaginaire de l’au-delà que pour leur descendance. Ainsi, tous genres confondus, on trouve davantage d’artefacts — et plus diversifiés — dans les tombes de l’élite, allant des soieries des linceuls aux distinctions précieuses en passant par les boucles travaillées des chaussures (On en trouve une illustration en finale.)
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L’exception à cette règle de la quantité selon le privilège statutaire ? Les épingles, qui demeurent en nombre absolu et relatif l’objet-phare de l’ombre souterraine éternelle, du moins en Occident du nord jusqu’au milieu du 18e siècle, accompagnées ou relayées par les boutons fabriqués de divers matériaux. Dans leur modestie et leur simplicité, elles sont à la fois un instrument et un symbole : après les attaches en tissu, les épingles en cuivre ou en laiton servent d’évidence à refermer les pans du tissu bleuté ou du drap blanc enroulé, que l’on nomme linceul, pour le déposer en pleine terre ou dans un cercueil (au Québec, ce cercueil devient la norme à partir du 17e siècle12). Elles témoignent d’une double préoccupation, à savoir contenir le corps, dénudé ou minimalement vêtu, dans une matière qui le soustrait aux regards — en ménageant les sensibilités — et lui conférer une dignité fondamentalement humaine. L’enveloppement devient ainsi à la fois utile et symbolique, archétypal même.
⚚⚚⚚⚚⚚ Les objets-poèmes demeurent quant à eux ceux dont on conserve le moins de traces au fil des ans, sans doute du fait qu’ils échappent aux obligations et aux codes souscrivant à une pérennité sociale. À cet égard, à défaut de nombreuses découvertes archéologiques, les fossoyeurs en ont eu et en auraient long à raconter sur ce qu’ils observent de gestes discrets avant le comblement des sépultures… Bien que les fleurs semées par les deuilleurs dans la fosse puissent évoquer autant la conscience de la fragilité existentielle que la beauté soulignée plus haut, elles ne sont pas à proprement parler des objets. On en retient néanmoins l’intention plus ou moins explicite : « Que ces fleurs honorent ce que fut ta vie, en incluant sa fin. »
Par ailleurs, que de dessins d’enfants, de messages d’amour, d’écharpes, de bricolages fragiles qui obéissent à ce besoin profond de métaphoriser le « faire corps avec », dans la peine pour soi mâtinée d’espérance pour l’autre!
Mais il y a dans cette intention d’espérance bien d’autres motifs.
Offrir par la médiation de l’objet-viatique :
donner de soi-même, un inaperçu du deuil
De quoi l’objet se fait-il le médiateur? Le tiers aérant
« Médiation » implique une tierce partie entre soi et l’autre, entre soi et l’événement. On l’a vu pour l’offrande de nourriture à un intercesseur entre le monde empirique, expérientiel, et une puissance hors de notre connaissance acquise par l’expérience sensorielle.
À la base, tout lien affectif entre humains bénéficie de l’introduction d’un tiers, de manière continuelle ou ponctuelle. À la limite, le lien ne peut évoluer sans cette médiation, parfois tellement intégrée que l’on n’y pense plus. On pourra ici d’emblée évoquer le caractère passionnant de l’objet transitionnel du bébé — tout en le distinguant du viatique13.
Dans la foulée de l’aptitude à considérer ce qui existe en dehors de soi, l’objet médiateur acquiert diverses formes que chacun reconnaîtra : une passion commune faisant en sorte que l’on se risque au dehors des exigences basiques du quotidien ou de notre besoin trivial — légitime — de reconnaissance, par exemple en créant et de concert avec d’autres, en dyade ou en grandes équipées. Mais cet objet médiateur se donne aussi de manière impromptue, ainsi, dans une visite inattendue, un paysage non fiché dans les guides touristiques, un somptueux secret, un article partagé sur le web, une séance au cinéma, une présence qui nous aide à prendre de la hauteur par sa profondeur et son humour en période de frottement conflictuel. Et compagnie.
Offrir un cadeau à l’autre introduit aussi intrinsèquement un élément tiers au lien duel, signifiant que « il y a quelque chose entre nous ». Mais il peut aussi s’agir simplement d’échanger une appréciation sur un objet-clé dans l’environnement de l’un ou l’autre. Ou essentiel au paysage humain et physique.
Tout cela demeure dans la mort et prend parfois un « supplément d’âme » qui habite le deuil14. Et l’histoire débute de fait avec l’objet déposé auprès de l’être qu’on aura confié à un espace-lieu des morts.
Cet objet-viatique exerce donc d’office une médiation ou tend une passerelle sous différents angles.
Un premier angle tient lieu de reflet de l’humanisation. En effet, beaucoup d’objets suggèrent ce en quoi ils furent auxiliaires d’actions concrètes ; comment leur propriétaire ou un simple usager pouvait agir sur leur environnement et se mouvoir avec leur soutien. Dès lors, sous cet angle, l’objet viatique viendrait offrir une réplique à l’immobilité de la mort : il rappelle et réemploie pour l’avenir — fût-il flou — l’essence du mouvement. Il se lie au changement sous les auspices du travail patient du temps. Comme si, mine de rien, il venait nous prévenir d’un mouvement intérieur d’assentiment au changement, celui qui est imparti au mort, celui qui se joue dans le for intérieur de qui lui survit.
Deuxième angle, maintenant. Tout en le confiant en lieu sûr15, en offrant dans la même gestualité terrienne cet objet significatif à l’être qui n’est plus, on atteste un double mouvement : primo, l’attachement à la fois réel ou prêté à cet objet de la part de l’être qui n’est plus, et qui pouvait éventuellement constituer un emblème de son passage de terrien. Secundo, on ne fait pas que signer la séparation qu’entraîne la mort. On met un terme à la motion tendre de retenue du mort, qui demeure le premier réflexe dès la mort constatée ; ainsi à travers les larmes qui sourdent, les colloques qu’on lui tient, les hommages qui vont lui manifester notre regret, puis petit à petit faciliter imaginairement le voyage. Bref, exhausser le lien pour ensuite, non pas tant l’abandonner que le distendre, comme exigence de la survie autant de l’espèce que des continuateurs.
Ainsi, en libérant l’objet accompagnateur de ses attaches « terriennes » existentielles, en lui confiant un rôle de viatique, nous admettons, même à notre insu, la nécessité du détachement. Par détachement, n’entendons donc pas l’oubli de cette personne, mais plutôt l’éloignement des survivants eu égard au chagrin abrupt de la perte, au caractère brûlant initial du manque. En éloignant l’objet de ce qui fut son emploi par l’autre, en le livrant à la terre, on valide l’importance de ce détachement comme principe vital qui tient sa valeur de l’attachement même ; on ne présume pas du rythme de la progression de la relation avec l’être absenté pour les survivants. Mais on engage un mouvement fécond au plan moteur autant que psychique.
Pourquoi donner au mort : pour échanger quelque chose ?
Un troisième angle, à mon sens plus riche et complexe, loge dans la radicalité — cette profondeur racinaire — de ce que signifie donner. Le viatique destiné à nos morts ne procède pas selon la logique par laquelle le don opère un transfert de propriété puisque l’on n’enrichit apparemment personne en déposant un objet dans une fosse, une cavurne (ce petit caveau accueillant l’urne cinéraire), une niche de columbarium extérieur ou intérieur. (Je reviendrai un de ces jours sur le don capitalisé de la logique marchande.)
En effet, donner au mort entre dans la dynamique cérémonielle qui est toujours rituelle. Même si, à l’inverse, la propension rituelle n’équivaut pas à une cérémonie, au sens de solennité, mais davantage au respect d’un rythme et d’une manière codifiés par nos devanciers et souvent admirables.
Or, la dynamique cérémonielle, même minimale ou en musique discrète, nous conduit dans la sphère de l’économie «sacrée» : donner pour être mieux, à la différence de l’économie «profane» où l’on donne pour avoir plus16.
Néanmoins, dans l’une ou l’autre économie, un don n’est pas purement gratuit au sens idéalisé de « sans attente de retour ». Si on oublie l’échange marchand, conventionné, calculé, qui n’engage pas les êtres comme tels, le don d’offrande s’articule ainsi : donner, c’est reconnaître ce que l’autre est, et tous les types d’objets recensés plus haut s’y emploient. Mais implicitement — quoique par forcément — c’est le reconnaître, afin que lui, à son tour, nous reconnaisse.
Nous nous situons sous la grande coupole de l’échange symbolique par lequel les uns et les autres se rendent estimables et rendent estimable une existence associée à la vitalité des liens affectifs et sociaux. (Ces liens sont «sociaux» non pas du seul fait qu’ils font circuler une interaction entre nous, mais parce qu’ils tissent la cohérence des organisations sociales.)
En donnant un objet à leur mort (lui ayant ou non appartenu), une personne ou un groupe font donc bien davantage que d’offrir « des provisions pour la route » : « Ce que l’on offre dans le don cérémoniel, c’est soi-même, par la médiation d’un objet qui est (…) un substitut [de soi] et un gage. (…) Cette demande et cette offre de se reconnaître (…) restent réglées par la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre [17]. Obligation paradoxale parce que libre autant que nécessaire. Mais c’est aussi parce qu’elle constitue, pour les partenaires, la reconnaissance réciproque de cette liberté. Celle-ci est reconnue chez l’autre en l’honorant, mais réclamée pour soi en offrant avec une munificence qui est un défi, lancé à l’autre, de faire de même18. »
Marquons le pas. L’objet-viatique offert au mort sert bien évidemment d’aller-simple du voyage. Mais il y a retour, non pas au sens de revenant, puisque les précautions rituelles en auront éloigné la possibilité. Il y a retour du fait que, dans toutes les sociétés, donner aux morts garantit une certaine paix d’esprit pour les survivants (« être mieux » en faisant « ce qu’il faut », à la fois ressenti et codifié). Or ces gestes rassurent les vivants davantage que du fait bien connu d’honorer les morts au présent.
Car ces gestes portent. En effet — plus encore dans les sociétés traditionnelles — donner promeut implicitement un contre-don dans le soin que les morts prodigueront à leur tour au cycle du vivant : fécondité des descendants comme des terres. Et peut-être aussi une simple contrepartie de la part des aimés pour lesquels notre détachement inaugure une autre forme d’attachement confiant, par exemple, dans ce bruissement de réflexivité qui étonne, lors des périodes troubles, autant individuelles que groupales : ce sentiment de justesse de nos choix de vivants qui peut effleurer en évoquant nos morts, qui n’a rien à voir avec le néo-spiritisme du type « les morts nous parlent ».
Les objets deviennent ainsi des médiateurs entre les humains et quelque chose d’un autre ordre, imperceptible. L’obligation réciproque n’est pas du registre d’une équivalence de valeur comptable pas plus qu’elle n’est lourde à porter. La responsabilité qu’elle entraîne confère au lien la joie profonde de coexister, quelque part ensemble et désormais séparément. L’échange ? Sans doute, en modulations à la fois secrètes et universellement observables. En cela, donner au mort lui permet de nous éduquer à ceci : nous reconnaissons sa finitude au sein de son existence et à son terme. De la sorte, nous reconnaissons la nôtre.
Et maintenant ?
Pour être reconnu, a priori, de nos jours, et hormis les réseaux en large part égo-sociaux, on se fie d’abord à la garantie politique et légale inscrite dans les chartres de droits des personnes (devenues des individus, en rétrécissant les traits polymorphes, convenus dans maintes sociétés, de l’être défini avec corps et esprits multiples). Depuis plus d’un siècle, devant la loi nous sommes tous égaux.
Or, cette égalité vient avec des droits à interpréter et appliquer avec vigilance, mais aussi des obligations, collectives et publiques. L’égalité implique ainsi le devoir envers autrui et envers soi, au sens combiné de contrainte sise dans un cadre délimité et bien sûr, de dû : l’égard auquel l’on s’attend de la part des autres requiert une circulation au sein de cette contrainte et de cette dette mutuelle. Contrainte? Dette? On leur confère souvent une fâcheuse signification, en insistant sur leur pénibilité, réelle ou encore ressentie et présumée. Et cela, au nom d’une soi-disant non-attache promotrice de « liberté » ou d’indépendance. Cette conception ferait le lit de bien des conduites de désertion des grands malades, des mourants mais aussi des morts. Ce faisant, la solitude qui les afflige nous isole à notre tour puisque nous nous privons du versant autre de ces obligations : l’effort délicieux de l’échange symbolique, ouvert aux contingences et aux découvertes.
Cette prédilection pour la non-attache n’est pas étrangère aux deuils lézardés ou bâclés. En effet, s’en tenir à un plat constat empirique du type « il est mort ? Il est mort ! » et tourner les talons, c’est s’auto-expulser d’une loi, celle-là non écrite, de l’humanité. Que demeure-t-il de cette loi, entre notre rétention (et non pas retenue) problématique du mort, pour soi, chez soi, et évacuation de son existence sans aucun signe matériel collectif, tout autant problématique ?
Donner aujourd’hui aux morts n’est pas dépourvu du sens classique de donner : le don élabore le caractère du transitoire et d’un transitoire qui s’adresse à la fois au lien social et au lien personnel, dans l’intuition souvent validée : « Le caractère socialisé du dépôt [pour les morts] comme composante d’un discours pour les vivants19. »
Que ces vivants l’entendent ou non. Or, beaucoup de nos concitoyens l’entendent, par — delà les haut-parleurs qui clament d’un côté le déni, de l’autre la compassion comme une injonction. Qui haussent les épaules à la soi-disant disparition des morts.
Ce que ces entendants entendent ? Donner, autant à un vivant qu’à un mort, pour un voyage — pour le dernier, même fortement hypothétique — ne tient pas de la bienfaisance morale ou de la recette pré-formatée pour bien deuiller. Offrir à l’autre, même « ce petit rien », le reconnaît implicitement, lui, humain-terrien, quels que soient le lieu, les circonstances et les aléas des liens.
Le bonheur d’exister et d’avoir existé — qui peut retentir dans l’immatérialité de l’absence — peut-il provenir de cette bonté-là ?
Luce DES AULNIERS, professeure-chercheure
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Notes
- DUPRÉ, Louise (1998). Tout près, extraits de «Les mains des gisants», «Le jour dans son éternité», Montréal, Éditions du Noroît, p. 68 et 37, 93 p. Soulignés de LDA.
- BONNOT, Thierry (2014). L’Attachement aux choses, Paris, CNRS Éditions, p. 59, 239 p. Cet ouvrage inspire plusieurs aspects de la réflexion de ce Récit, dont la notion de prothèse, plus loin dans le texte.
- SERRES, Michel (1991). Le Tiers-Instruit, Paris, François Bourin, p. 28, 249 p. Ouvrage-phare.
- Entre autres, dans le cadre de «voyage» entendu au sens ethnographique, en ce cas descriptif de diverses pratiques : GEORGES, Éliane (1982). Voyages de la mort, Paris, Berger Levrault, 275 p.
- Alors que les premières sépultures connues datent du Paléolithique moyen (-300 000/-40 000, par les Néandertaliens, plus précisément –120 000 au Proche-Orient et -60 000 avant notre ère, en Europe), la diversification du contenu des dépôts funéraires se développe lors des grandes transhumances, au Paléolithique supérieur (-45 000/-9 500) lors de la fin de la dernière grande période glaciaire. Les petites communautés humaines (Homo Sapiens) s’y structurent afin de mieux exploiter les ressources ; cette réflexivité, associée au développement des techniques, favorise l’émergence de figuration graphique (ex. La Vénus de Renancourt, statuette funéraire typique de l’époque gravetienne (-31 000/-22 000). [Source : inrap.fr.]
Cette variété traduit une « diversification des usages établis vis-à-vis des morts et peut-être de nouvelles préoccupations des hommes touchant l’au-delà. » TILLIER, Anne-Marie (2009). L’homme et la mort. L’émergence du geste funéraire durant la Préhistoire, Paris. Éd. CNRS, pp. 150-151, 186 p. - Par exemple, les mini-médailles des générations nous précédant, accrochées sur une bretelle ou un revers de vêtement. On peut aussi se demander si le tatouage bien répandu aujourd’hui ne répond pas en partie à cette fonction protectrice, tout en se distinguant d’emblée par son caractère de visibilité, et même d’une signature de soi ostensiblement affichée. La fonction de protection deviendrait alors ambigüe, en ceci que l’on requiert à la fois l’acceptation et l’admiration dans le regard de l’autre.
- Ce Livre des morts, en tout ou en partie, entre dans la constitution du mobilier funéraire. La civilisation égyptienne fut la première, déjà, au 3e millénaire avant notre ère, à nous en laisser un guide, philosophie de l’accession à l’outre-monde, formules, rituels...
Pour un résumé du sens de voyage chez les Égyptiens, voir le Musée canadien de l’histoire. Ainsi que : nationalgeographic.fr/histoire/le-grand-voyage-vers-lau-dela-les-secrets-du-livre-des-morts-egyptien
Sans oublier par suite le Bardo Thödol, Le livre des morts (bouddhistes) tibétain, décrivant divers états de la progression de la libération de l’âme et en prescrivant les étapes, lesquelles ont beaucoup influencé nos contemporains, sous bien des contradictions (à suivre). - Sur le site de Huarmey, au Pérou, on a découvert une nécropole apparentée à une forme pyramidale, ayant précédé l’ère Inca, il y a environ -1,300 ans : les artisans y étaient inhumés avec des outils et des matériaux ; les artéfacts révèlent aussi non seulement des armes (haches, couteaux), mais de l’or, de l’argent, des tissages superbes laissant supposer que ces artisans étaient membres de l’élite. E. FÉRARD, «De nouvelles tombes remplies d’objets...» Géo Histoire, 22.09.22
Une combinaison de la fonction sociale du défunt et du caractère précieux de l’objet se trouve aussi dans cet exemple d’un tampon en cuivre travaillé sur ses deux faces ayant sans doute servi à un responsable des affaires civiles locales sous la dynastie Han (-200/+220 ans), qui a inauguré la Route de la soie. Ce dépôt funéraire de 120 tombes aurait servi depuis lors jusqu’à 1911. (Xinhua, « Des centaines d’objets trouvés dans d’anciennes tombes chinoises», Magazine chinois traduit sur french.people.cn., 15.03.18.) D’autres sources liées à cette période relèvent aussi la présence de vêtements sertis de jade et de figurines de céramique.
gob.pe/institucion/cultura/noticias/627375-chan-chan-importante-hallazgo-de-una-escultura-de-madera-en-la-huaca-takaynamo - L’étude des rapports entre femmes et hommes, de même que les références éclatées aux genres peuvent mettre en relief la hiérarchie des valeurs et ses débats au sein d’une société.
- LUNEAU, Élise (2015). « Les relations de genre en Asie centrale protohistorique : redéfinition et discussion », Les Nouvelles de l’archéologie, no 140 (Genre et archéologie), Juin 2015, p.12, 82 p.
- BINDÉ, Joséphine (2022). « Ces objets qui ressuscitent [sic] les contemporains de Clovis » [5e-6e siècle], Musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, Magazine Beaux-Arts, no. 463, 13 décembre 2022, p. 1. beauxarts.com/expos/ces-objets-qui-ressuscitent-les-contemporains-de-clovis/
- OLIVER-LLOYD, Vanessa (2008). Le patrimoine archéologique des cimetières euroquébécois. Étude section Québec, Répertoire canadien des Lieux Patrimoniaux, volet archéologique, p. 51, 130 p.
- Différence avec objet transitionnel : l’objet, comme pour le viatique, introduit un troisième élément dans une interaction, même imaginée (ce qui demeure le cas avec les morts). À l’origine, ce troisième élément permet à l’enfant de projeter hors de lui un manque, une sensation et un sentiment d’insécurité, voire d’angoisse. Cette réassurance de substitution (à l’origine, à la mère) lui permet alors d’effectuer une transition entre deux états, deux moments. À la différence du viatique, l’objet transitionnel n’est pas réfléchi. Il procède d’un geste intuitif qui consiste à avoir sous la main quelque chose d’extérieur à soi comme épongeoir, non pas vécu comme autre, plutôt comme partie de soi : bout de chiffon, doudou, peluche. Même illusoire, il contribue par son soutien ponctuel (vu l’absence provisoire de l’adulte, énoncée à l’enfant, même bébé) à élaborer un imaginaire intermédiaire entre souffrance et survie ; cet imaginaire mettra en place la symbolisation ou la re-présentation d’un «objet» important en son absence (le contraire du déni), la capacité d’associer des idées pour donner lieu, un jour, à la création de réel objet hors de soi. Ainsi se développe l’aptitude à se situer comme sujet (une identité en intégralité et en singularité) et à contribuer créativement à la culture. Le fait que les enfants emportent souvent avec eux en voyage leur objet transitionnel indique justement qu’ils ressentent la transition dans leur développement. Les adultes, de même...
Le viatique, à l’inverse, est pleinement assumé dans ses limites en regard du moi. Il est d’abord externe, existant hors de soi, puis investi de significations. Pourtant, un objet transitionnel peut devenir un objet-viatique justement dans la mesure où il est pensé et où le lien affectif ainsi établi n’est pas tant inconditionnel que sujet à sélection consciente. Autre chose est de garder à soi un objet, des objets, qui deviennent des extensions de soi, voire des fétiches qui peuvent aussi statufier un lien. Un viatique est un auxiliaire, on le redit, non pas une extension identitaire. Il n’aide pas tant un être humain à devenir un sujet (comme l’objet transitionnel), qu’à s’y consolider, à s’y mouvoir et à renforcer ses liens avec d’autres sujets. Mais, comme l’objet transitionnel, le viatique peut parer à la solitude et au désarroi. - Un exemple, entre autres, celui de l’arbre sur lequel s’appuie l’être en deuil, au Récit 7 et au chapitre 9 («Du tiers discret à la transcendance»), in DES AULNIERS, Luce (2020). Le Temps des mortels, Espaces rituels et deuil, Montréal, Boréal, p. 169, 349 p.
- Bien sûr, sans compter les pillages de tombes dont je parlerai en un autre temps.
- Différence déjà évoquée dans d’autres Récits.
- MAUSS, Marcel (1923). « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques ». L’année sociologique. 103 p. (x publications par la suite). Mauss a relevé le caractère systématique et relationnel de l’échange en insistant sur la réciprocité qui n’équivaut pas à une équivalence, mais à une dynamique d’obligation mutuelle triple : donner, recevoir, rendre. Le don et le contre-don composent la base de la sécurité sociale contemporaine.
- HÉNAFF, Marcel (2002). Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, Seuil, Coll. La couleur des idées, pp. 512-513, 559 p. Cet ouvrage est une véritable mine d’or.
- MARION, Stéphane (2009). « Des objets dans les tombes : éléments d’interprétations des assemblages funéraires du IIIe siècle dans les sépultures des environs de Paris », Revue archéologique de Picardie, 2009, n° 3-4, pp 233-244, p. 243. Soulignés de LDA.
persee.fr/doc/pica_0752-5656_2009_num_3_1_3194
Peut-on parler de viatique sans évoquer les chaussures?
Qu’il s’agisse de bottines du labeur quotidien, de chaussons d’intérieur proprets ou de souliers de cérémonie, garder ses chaussures pour la sépulture importe. Outrepassant la rationalité fonctionnelle habituelle, ce souci de bien effectuer le passage ou le voyage, dans une marche métaphorique, semble largement partagé dans bien des cultures, si bien que l’on peut retrouver — certes en moindre quantité que les épingles — des œillets métalliques (pour lacets) sur du cuir, matière fort résistante, et aussi, plus rarement, des boucles de souliers ou de bottes.
Crédit : Plaque-boucle de chaussure
Paris, Réunion des Musées Nationaux, Grand Palais (Musée de Cluny - Musée national du Moyen Âge).
Photo : Thierry Ollivier, site Images d’art.
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DANS LA FOULÉE PRATIQUE ET SYMBOLIQUE DE LA MARCHE : « Se mouvoir avec leur soutien », celui de nos aimés qui ne sont plus, relevé en p. 9. Je n’aurais pu trouver meilleur exemple de ce soutien manuel, chez nos contemporains, de la part de notre collaboratrice Valentina : « Une vraie histoire de ma famille : mon oncle marchait avec une canne (après polio) et lorsque celui-ci est décédé, sa femme a oublié de la mettre dans son cercueil. Elle l'a donc enterrée à côté de sa tombe... » (Correspondance avec LDA, avril 2023)
REMERCIEMENTS à Sylvie MASSICOTTE dont le recueil de nouvelles Voyages et autres déplacements (2011, Montréal, L’instant même, 121 p.) a depuis belle lurette donné grain à moudre (et même sans rapport explicite) à l’élaboration des soutènements de la recherche en partie répercutée ici.
DUPRÉ, Louise (1998). Tout près, extraits de «Les mains des gisants», «Le jour dans son éternité», Montréal, Éditions du Noroît, p. 68 et 37, 93 p. Soulignés de LDA.
BONNOT, Thierry (2014). L’Attachement aux choses, Paris, CNRS Éditions, p. 59, 239 p. Cet ouvrage inspire plusieurs aspects de la réflexion de ce Récit, dont la notion de prothèse, plus loin dans le texte.
SERRES, Michel (1991). Le Tiers-Instruit, Paris, François Bourin, p. 28, 249 p. Ouvrage-phare.
Entre autres, dans le cadre de «voyage» entendu au sens ethnographique, en ce cas descriptif de diverses pratiques : GEORGES, Éliane (1982). Voyages de la mort, Paris, Berger Levrault, 275 p.
Par exemple, les mini-médailles des générations nous précédant, accrochées sur une bretelle ou un revers de vêtement. On peut aussi se demander si le tatouage bien répandu aujourd’hui ne répond pas en partie à cette fonction protectrice, tout en se distinguant d’emblée par son caractère de visibilité, et même d’une signature de soi ostensiblement affichée. La fonction de protection deviendrait alors ambigüe, en ceci que l’on requiert à la fois l’acceptation et l’admiration dans le regard de l’autre.
Ce Livre des morts, en tout ou en partie, entre dans la constitution du mobilier funéraire. La civilisation égyptienne fut la première, déjà, au 3e millénaire avant notre ère, à nous en laisser un guide, philosophie de l’accession à l’outre-monde, formules, rituels...
Pour un résumé du sens de voyage chez les Égyptiens, voir le Musée canadien de l’histoire. Ainsi que : nationalgeographic.fr/histoire/le-grand-voyage-vers-lau-dela-les-secrets-du-livre-des-morts-egyptien
Sans oublier par suite le Bardo Thödol, Le livre des morts (bouddhistes) tibétain, décrivant divers états de la progression de la libération de l’âme et en prescrivant les étapes, lesquelles ont beaucoup influencé nos contemporains, sous bien des contradictions (à suivre).
L’étude des rapports entre femmes et hommes, de même que les références éclatées aux genres peuvent mettre en relief la hiérarchie des valeurs et ses débats au sein d’une société.
LUNEAU, Élise (2015). « Les relations de genre en Asie centrale protohistorique : redéfinition et discussion », Les Nouvelles de l’archéologie, no 140 (Genre et archéologie), Juin 2015, p.12, 82 p.
BINDÉ, Joséphine (2022). « Ces objets qui ressuscitent [sic] les contemporains de Clovis » [5e-6e siècle], Musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, Magazine Beaux-Arts, no. 463, 13 décembre 2022, p. 1. beauxarts.com/expos/ces-objets-qui-ressuscitent-les-contemporains-de-clovis/
OLIVER-LLOYD, Vanessa (2008). Le patrimoine archéologique des cimetières euroquébécois. Étude section Québec, Répertoire canadien des Lieux Patrimoniaux, volet archéologique, p. 51, 130 p.
Un exemple, entre autres, celui de l’arbre sur lequel s’appuie l’être en deuil, au Récit 7 et au chapitre 9 («Du tiers discret à la transcendance»), in DES AULNIERS, Luce (2020). Le Temps des mortels, Espaces rituels et deuil, Montréal, Boréal, p. 169, 349 p.
Bien sûr, sans compter les pillages de tombes dont je parlerai en un autre temps.
Différence déjà évoquée dans d’autres Récits.
MAUSS, Marcel (1923). « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques ». L’année sociologique. 103 p. (x publications par la suite). Mauss a relevé le caractère systématique et relationnel de l’échange en insistant sur la réciprocité qui n’équivaut pas à une équivalence, mais à une dynamique d’obligation mutuelle triple : donner, recevoir, rendre. Le don et le contre-don composent la base de la sécurité sociale contemporaine.
HÉNAFF, Marcel (2002). Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, Seuil, Coll. La couleur des idées, pp. 512-513, 559 p. Cet ouvrage est une véritable mine d’or.
MARION, Stéphane (2009). « Des objets dans les tombes : éléments d’interprétations des assemblages funéraires du IIIe siècle dans les sépultures des environs de Paris », Revue archéologique de Picardie, 2009, n° 3-4, pp 233-244, p. 243. Soulignés de LDA.
persee.fr/doc/pica_0752-5656_2009_num_3_