Récit 3
Dans le noyau originel, c’est souligné aux deux précédents récits, mettre en terre implique psychiquement et pratiquement une forme de coexistence entre les vivants et les morts. Coexistence, soit, mais selon des règles connues. Car les sagesses sans prétention ne savaient que trop bien le danger des fantaisies individuelles trop laissées à elles-mêmes.
En effet, la réunion des restes des morts s’est présentée comme une nécessité dès le moment où les groupes humains ont commencé à se sédentariser, ne serait-ce que pour une ou deux saisons. À l’instar d’eux-mêmes, regroupés, et quelque peu ressemblants, les vivants ont voulu rassembler les disparus… afin qu’ils ne disparaissent pas complètement. Phénomène essentiel, la pensée symbolique et associative naissait ; la croyance en une société des morts s’en confirmait et prenait une forme plus organisée.
D’abord, qu’est-ce que c’est, une société ? C’est un groupe d’êtres dont les actions visent à auto-reproduire son existence en termes collectifs. Pour ce faire, tout groupe établit ses valeurs, ses normes, ses institutions, ses codes de communication. On comprend l’application du terme pour les vivants, mais pour les morts !?
A priori, et d’évidence empirique, il n’y a pas de société des morts, en soi. S’il y a société des morts, c’est par les bons soins des vivants. C’est parce que l’imaginaire « idéel » des humains a inventé d’autres mondes que celui qu’ils connaissaient. Et cet imaginaire a conçu comme on sait un système d’échanges entre les mondes : il s’agit d’une des formes de riposte à la menace de destruction. C’est qu’on ne peut pas rester par terre. Ou sous terre. Il faut élever. Comment ? Il n’y aura pas que les monuments [récit no 4].
En effet, la conscience de la mort, la violence qu’elle impose — quelle que soit sa (sur)venue —, a suscité le désir de survivre par-delà la mort factuelle ; cette « impulsion d’immortalité » emprunte diverses formes que nous connaissons d’expérience. En prime, ces formes sont l’assise même de toute culture : procréation, créations (techniques, artistiques, artisanales, institutionnelles, quotidiennes…), mobilisations humanisantes, croyances populaires, philosophiques et religieuses, et parmi celles-ci, cette société des morts.
Il s’agit même proprement de la culture. Et une culture qui, ici, en instaurant ce système d’échanges entre les sociétés des vivants et des morts, se décline bien plus richement que ce que nous proposent actuellement tant de sirènes : celles de la raison opératoire (« tout doit servir… »), de la visibilité (« tout doit être publicisé ») et du culte de l’immédiateté (« le plaisir, ici et tout de suite »), confondu avec le sens du présent. Car nous « gérons » le sort des morts, soit, mais en bonne part au prix d’une désymbolisation des liens sociaux à leur endroit et au bénéfice de la logique efficiente et marchande. (Je n’en traite pas ici.)
Or l’échange symbolique entre les mondes pouvait être ritualisé au quotidien à l’endroit des morts d’un clan, ne serait-ce que par un simple salut. Et très souvent, un échange s’effectuait lors des fêtes des vivants ; alors on ne fait pas qu’évoquer les morts en les rassurant de notre bon souvenir, on invoque leur soutien, et sans doute dans l’espoir de retrouvailles… Mais les morts ne seraient pas que les témoins silencieux des moments forts pour les vivants. Ils ont acquis leur Jour J depuis belle lurette.
Dans ces trois occasions (au quotidien, lors des fêtes coutumières, de la célébration cyclique par un Jour des morts), une conduite symbolique représente et médiatise cet échange en sollicitant les cinq sens des vivants ; nous ne faisons pas alors que penser à, ce qui est déjà une marque de mobilisation des sens. Nous exécutons en sus des gestes en direction des morts : un instant d’arrêt — qui est offrande de temps —, un chant, une imitation, même facétieuse, une visite aux anciens…
Cette symbolique, cette mise en liens, culminent dans le regroupement des restes des morts. Car faire société, c’est faire corps. Marquons cet universel du corps avec Jean-Didier Urbain : « D’un point de vue anthropologique, et dans l’hypothèse d’un système d’archivage socialement intégré (cimetière ou autre), destiné à sauvegarder le souvenir collectif des défunts des générations passées, le problème aujourd’hui est […] celui du difficile passage d’un culte des morts métaphorique, analogique, centré sur l’image du corps, sa forme, sa taille et son volume, à un culte métonymique où la trace, réduite, miniaturisée, voire digitalisée, détachée de la référence somatique, devient abstraite, non plus signe figuratif mais indice. » (1998, p. 3041)
Mais l’important n’est-il pas qu’il y ait justement trace, même réduite ? Et trace publique, collectivisée, a priori non soumise aux fantaisies identitaires personnelles ?
Notons qu’à travers les sociétés, les pratiques de réduction des corps n’ont jamais empêché les croyances eschatologiques (ces espoirs et figurations d’un au-delà). Elles n’ont pas non plus empêché le regroupement matériel notoire des traces des morts. (Ce point sera discuté au récit no 6)
En effet, même s’ils peuvent désormais sembler l’ignorer, ces vivants savent bien que de laisser une place explicite et organisée aux morts est essentiel à la survie de leur humanité. Pourquoi ? D’abord, parce qu’envisager son destin à travers une symbolique non équivoque nous aide à discerner les choix présents. Ensuite parce que la médiation rituelle introduite par la mort éperonne le vivre-ensemble, donc l’unité et donc la pérennité du groupe.
Autrement dit, attribuer un système de places aux morts de même que des moments ritualisés qui leur sont consacrés nous inscrit dans le temps, toujours en large part énigmatique. Or, sans cette inscription, pas de transmission, pas de possibilité de léguer et de choisir ce que nous voulons fabriquer avec le bagage de nos devanciers, et le fabriquer avec nos astuces. Sans ce mélange de poussées nouvelles avec le recours aux élans et perplexités de ces ex-vivants, eh bien, une culture s’étiole et notre âme d’humain suffoque.
Mais encore faut-il que ce regroupement ne soit pas que déposition et archivage. Car le lieu des morts ne se limite pas à être un sémaphore de ce à quoi les humains de jadis tenaient et qu’il nous faudrait honorer. Ce lieu est le code signalétique fondamental de la mort. Par-delà son effacement contemporain, le cimetière n’est dès lors pas figé dans le passé. Il demeure aussi le rappel qu’une société des morts fut déjà à la fois un souci, un baume et une source d’articulation des aspirations, pour la culture des vivants. Par-delà le lieu des morts, il est rappel de ce que « le fait culture doit à la conscience de la mort. » (2009, p. 74)2),
Et je ferais l’hypothèse que c’est cela que nous avons oublié, comme culture et comme agents sociaux de la pérennisation peut-être trop attachés à garder intact. Par-delà nos morts, nous avons peut-être paradoxalement oublié de nous souvenir de l’existence même de la mort. La mort non uniquement comme événement qui nous blesse et nous oblige à avancer, mais la mort comme continuité de la rupture. Comme le disait le grand socioanthropologue de la mort, Louis-Vincent Thomas (1982, p. 943), « cette continuité de la rupture est la grande loi de la vie. »
Du coup, il nous faut travailler fort à un délicat équilibrage entre ce qui se rompt sans retour et ce qui persiste et invite à une certaine constance. Consistance.
Terminons ce récit avec cette question de consistance, justement : quels monuments — minéraux, végétaux, digitaux — allons-nous et devons-nous conserver, et au nom de quoi ? Avec un effort d’analyse et de sérénité, qu’acceptons-nous de laisser disparaître, entre autres pour laisser apparaître une conscience plus ample de la mort, et éminemment celle que nous infligeons à notre planète ?
Si tant est qu’on y trouve quoi que ce soit, cette société des morts pourrait bien être sondée — même dans le silence — afin de nous aider à répondre.
LUCE DES AULNIERS
Professeure-chercheure
Notes
- URBAIN, Jean-Didier (1998). L’archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident, 2e édition augmentée, Paris, Petite bibliothèque Payot, 358 p. (Souligné de L. DES AULNIERS.)
- DES AULNIERS, Luce (2009). La fascination. Nouveau désir d’éternité, Québec, Presses universitaires du Québec, 395 p. Voir le chapitre 3, dont la section sur le désir d’immortalité et la culture comme anti-fascinans.
- THOMAS, Louis-Vincent (1982). La mort africaine : idéologie funéraire en Afrique noire, Paris, Payot, 273 p.
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URBAIN, Jean-Didier (1998). L’archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident, 2e édition augmentée, Paris, Petite bibliothèque Payot, 358 p. (Souligné de L. DES AULNIERS.)
DES AULNIERS, Luce (2009). La fascination. Nouveau désir d’éternité, Québec, Presses universitaires du Québec, 395 p. Voir le chapitre 3, dont la section sur le désir d’immortalité et la culture comme anti-fascinans.
THOMAS, Louis-Vincent (1982). La mort africaine : idéologie funéraire en Afrique noire, Paris, Payot, 273 p.