L’histoire des manifestations sociales du chagrin accompagne sans doute celle de pièces maîtresses de l’art des cimetières. Ce pré carré tient lieu de refuge. En abritant la peine, il la valide et lui laisse cours. Mais quoi d’autre? Percée vers la puissance des larmes, la sensibilité aussi collective et la poésie des pleureuses.
« Pleurer n’est pas seulement un état de vie, c’est la vie dans tous ses états. »
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Récit 21
En frontispice, cet homme accroupi nous interpelle. Il amorce ce récit et lui donne le ton. Il ne sera pas cependant uniquement question du chagrin des humains de sexe et de genre masculins. Non plus que de leurs modalités de défense devant ce qui peut les atteindre, les blesser, les faire vaciller. Les submerger. Et cela, en dépit de l’expressivité remarquable du monument en question, puisque maints traits s’observent d’emblée : la qualité du ciselé sculptural ; les clairs obscurs des traces végétales sur l’assise minérale et en accotement du mur de lierre. Et certes, le talent photographique qui les reflète.
Sémantiquement, on est frappé par l’attitude dévastée de cet homme à l’allure soignée, à la silhouette assurée, athlétique. Il est par contraste à genoux, une main à son visage, l’autre en appui : comme frémissant d’attente ? Et puis, trait attendrissant, cette main gauche touche le sol vis-à-vis l’une des mains de son aimée, croisées sur sa poitrine. Mais davantage : si l’on suit l’angle du visage paisible de celle-ci, tourné vers lui, son regard, même clos, semble le caresser. Ou à tout le moins, considérer ce qui l’afflige, les boucles souples de sa chevelure versées dans sa direction.
Et les petits témoins apposent leur discrétion, ces figures chérubines jumelles exhalant aux cieux la ferveur de leur prière. Peut-on dire que tout y est ? Sans doute pas. Mais déjà, un programme pour les lecteurs loge dans cette image.
Principalement, cette représentation du chagrin du deuil, à la fois ténébreux et lumineux, en trois dimensions, matérialise un espace psychique. Celui, essentiel, qui parle pour nous. Comme le rite, comme l’artisanat, comme une gerbe de ce que l’on veut, fleurs sauvages, gestes, songeries ou labeurs.
Ici, s’accrédite matériellement la réalité psychoculturelle des pleurs et ce qui s’en dessine dans les vibrations du deuil. Par l’entremise de ce monument funéraire, en lieu délimité et enveloppant, pleurer devient aussi légitime que le vent, la pluie et le soleil. Mieux, la figure masculine se distingue du chorus connu des si éloquentes éplorées de marbre, descendues des voûtes imaginaires célestes, esthétisant l’espérance harmonique.
Il n’y a pas que les défunts qui trouvent là un emplacement symbolique. En l’occurrence, le dialogue, en partie fictif, s’inscrit par-delà les voix définitivement séparées d’un couple uni : nous pouvons à partir de la pierre éloquente entendre les affects complexes qui composent les larmes (même si elles ne sont pas toujours apparentes, ici et autrement).
Et les multiples chagrins, certains consolés, d’autres, non, chuchotent alors de leurs sources. Mais savons-nous combien nous sommes capables de départager ce qui, d’un côté nous console et, de l’autre, semble nous blesser à jamais? En effet, les départager évite au second terme, l’inconsolable — et à son train d’intolérable — de nous envahir. L’on se centre sur ce qui console, ne serait-ce qu’un brin, par exemple dans l’image mentale d’un bonheur façonné avec qui n’est plus, inentamé. Si un tel recours ne nous fait pas accepter ce qui nous désespère, il contribue toutefois à ce que cet inconsolable ne nous définisse pas entièrement. Et le versant consolable de l’épreuve s’en trouve mine de rien fortifié. En somme, lorsque nous consentons à cette ambivalence, nous n’avons pas comme objectif de liquider absolument ce qui fait mal, nous sommes plutôt patients des découvertes. Et cela est en soi rassérénant4. C’est aussi le propos de ce texte.
Aussi, dans ce partage des larmes, en soi et avec un autre être, vivant ou mort, qu’est-ce qui émerge ? C’est peut-être la nudité du destin et de ce qui le constelle, comme un linceul métaphorique qui nous prend alors par l’épaule. Si nous ne cédons pas à la (fausse) réputation funeste du logis définitif de nos devanciers, l’apaisement peut en sourdre, dans une invisible splendeur. À côté des mémoires endormies, s’avive l’entrée dans la nôtre propre. Ainsi agit la séparation des sociétés, entre vivants et morts, qui prépare à cette circulation des affects, à la fois assentie et mystérieuse. Celle qui nous humanise.
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J’entends par ailleurs plusieurs concitoyens réclamer des lieux où accrocher leurs larmes. S’agit-il de lieux désignés pour s’adresser à ce qui nous afflige ? De lieux plus susceptibles de laisser cours à ce type d’émoi ? Ou de lieux qui valident le fait même de pleurer ? Déjà, qu’est-ce que pleurer ? Que pleure-t-on ? Par quelles diagonales entre provocations, résonances, failles et marées ?
« Pleurer ne se commande pas » :
entre mots d’ordre et stratégies individuelles,
ce à quoi les pleurs ouvrent
Cette maxime émane volontiers du discours relativiste, jusqu’à laisser la subjectivité individuelle arbitrer de tout — ce qui distille déjà un parfum endolori de non-sens. Nous examinerons en quoi la tenue des pleureuses vient nuancer cette idée courante.
Un tel énoncé (« pleurer ne se commande pas ») a beau être clair, il ne peut néanmoins couvrir tous les interstices du réel. Certes, sans être sollicitées, les larmes surgissent généralement à l’état de perles brutes, à la faveur d’une parole, d’un geste ou d’une association entre une mélodie et un moment partagé, d’une entrée dans un monde à la fois révolu et prégnant et, que sais-je, de l’ordre de l’évocation inopinée. Et certes, BREL le chantait si bien : « Mais voir un ami pleurer… » Nous sommes rejoints au cœur par la souffrance qu’il ressent. Toutefois, dans toutes ces occurrences, notre présence peut venir doucement irriguer les maux des autres, ce que l’on désigne comme «compassion».
Et puis l’esprit des lieux, convoqué aux premiers Cohabiter dans le rite, soulignait déjà la saillie énigmatique de cette onde saline qui ne provient pas de l’océan, du moins pas directement. Nous pouvons pleurer de souffrance comme d’un réconfort prodigué.
Les yeux délivrent les larmes et elles livrent de soi-même. Premier et surtout si libérateur signal du corps : notre être est atteint. « Les yeux dans l’eau », on trouve ainsi un passage précieux entre l’intériorité et l’extériorité qui toujours, éclaire l’existence d’un monde sensible. Tentons d’y entrer délicatement, ici et dans nos échanges quotidiens.
La machinerie sociale de l’émotion
On aura noté la bonne fortune du terme : « Nous avons vécu pas mal d’émotions », « Il s’est passé toute une émotion », « On vous garantit [sic] de l’émotion ! » Outre que le mot renvoie à l’intensité singulière d’une expérience in situ, il arrive fréquemment qu’il euphémise une tristesse, et singulièrement lorsque l’on entend : « Excusez-moi…, c’est l’émotion. » En montant d’un cran, on trouve le commentaire devenu usuel sous les qualificatifs d’émotions «négatives», «positives» : la désolation, la morosité, le ressentiment, le remords, la frustration, la colère étant relégués dans la première catégorie tandis que la joie, le bien-être ensemble, l’exubérance, la confiance et la sérénité sont casées dans la seconde. (En parallèle, on se targue de ne pas s’encombrer de morale.)
Ces procédés rhétoriques entendent nous tenir à distance d’une émotivité mise aux abois ou simplement vigilante. Pourtant, ne pas pleurer se commande aussi, entre civilité circonstancielle, urgence d’agir, souhait de ne pas exposer sa vulnérabilité, tournure expressive, et certes, interdits systémiques discriminatoires qui font endurer en silence.
Et inversement, pleurer se provoque. (En cela, nous sommes tous des cinéphiles avertis.) Attardons-nous-y un instant. En effet, l’émotivité est souvent récupérée dans les circuits lucratifs de la bien-pensance, voire des bons sentiments apitoyés (qui se défendent d’en être) : « C’est si touchant, c’est tellement émouvant! »
Si confortés que nous soyons par tant de souci à notre endroit de la part des programmeurs «d’événements», nous inclinerions volontiers vers l’assujettissement tranquille à des normes du “savoir-émotion” (néologisme du cru). Il se résume parfois au savoir-émouvoir, en insistant sur nos cordes sensibles : la sensiblerie qui, en soi, instrumentalise l’émotion, peut nous donner l’impression d’exister. Or, cette habileté émane d’apprentis-sorciers rompus à la psychologie cognitivo-comportementale et, en ce cas grandement réduite à une mécanique malléable, avec le soutien de l’appareil médiatique. Il faut surtout émouvoir, objectif performatif banalisé. À un tel point de sophistication qu’une publicité de voiture peut nous arracher des larmes. Or, «arracher», tout comme ce qui « force l’admiration », procède de l’exploitation des vulnérabilités, fussent-elles passagères. Nous sommes saisis en échange de cette pseudo-communion qui fait du bien sur le coup, mais qui s’avère aisément un jeu de dupes, tant dégorger le trop plein sous instigation reste la plupart du temps sans suites, une fois les clichés (en tous sens) passés5.
Quelle en est la logique profitable? L’on gratifie le drame privé, ainsi des pertes des uns et des autres, en les sédimentant dans une montée dramatique. Chacun de nous est alors rivé à son mouchoir, ce qui gratifie l’humain, certes, mais au premier degré. Car à un autre degré, se trouve le plus souvent déqualifiée la recherche approfondie, concertée et collective, des causes sociales des tragédies et de leur enchaînement. Par exemple, “l’information” en continu commande l’indignation qui n’équivaut pas à la mobilisation, d’abord réfléchie, au long cours. Il y a là une tromperie de notre rapport au temps qui n’est pas innocent dans le sentiment d’impuissance de tant d’êtres, et singulièrement depuis la dernière crise pandémique : une fois le phénomène (relativement) passé, elle a révélé le manque d’imagination sociale des pertes, qui, justement, contribue à désoler profondément tant de survivants, parfois jusqu’à la honte de leur état.
Bref, cette présentation démagogique si sûre d’elle explique peut-être que maints concitoyens se méfient désormais de la machinerie sirupeuse qui guette les circonstances d’affliction, surtout spectaculaires. Ils peuvent choisir de se retirer prudemment dans l’antre du privé, tout en le déplorant. C’est aussi partiellement ce qui se passe dans la déshérence des rituels de mort, pour des motifs qui se succèdent dans le temps : autrefois, trop de rigidité ostensiblement conformiste, et aujourd’hui, parfois trop de commande doucereuse dans la politique généralisée de la mise en marché des organisations : la norme qui ne se dit pas, derrière les écrans des personnalisations.
Cela ne signifie pas pour autant que tout espace-temps qui laisse cours aux afflictions du deuil relève forcément de la manipulation marchande. Entre autres, les balises forgées sous Cohabiter dans le rite le relèvent. Comme je l’ai annoncé plus haut, je reviendrai sur le caractère bénéfique d’un territoire expressif de l’être-ensemble dans l’épreuve, cette fois non dérouté par la marchandisation du chagrin.
Nous savons toutefois que nous pleurons aussi des tréfonds inaccessibles aux édits manipulatoires ou simplement socio-politiques. Pleurer est fondamentalement asocial.
Pourquoi pleure-t-on ?
(Si ce n’est de joie, de ravissement ou de gratitude)
« Parce que j’ai de la peine », hoquète l’enfant. « Parce que j’ai une peine inconsolable », balbutie l’être en commotion de la mort de l’autre.
À la base, pleurer est un indice de conscience : il signifie que le réel contrevient à nos désirs, à nos projets, à nos aires et ères d’aller, et qu’il fait parfois irruption de manière désastreuse. Dans la contingence de la déception d’un idéal, de la trahison d’une promesse ou dans la logique implacable de l’arc de l’existence, nous ressentons alors combien nous avons atteint les limites de notre pouvoir. « Les pleurs sont des interrupteurs de souveraineté6. » Si l’on veut, et d’autant plus brûlants si nous nous concevons exclusivement comme souverains. De toutes manières, pleurer érode nos mécanismes de défense habituels, tant et si bien que l’on peut vouloir «se raplomber» une fois l’ondée passée. Se raplomber, l’expression ne tient pas du hasard : comme si les larmes laissaient se dérouler un fil, tranquillement tendu par ce petit plomb de la réalité, découvrant une voie de justesse et de droiture envers le vivant qui réclame une considération en actes.
Parfois, la défaite donne une sensation d’amertume aux larmes (« Tout ça pour ça… »), parfois un sentiment de profonde injustice et des torts qui y sont associés, surtout quand l’injustice relève d’un gaspillage humain. Il y a donc les larmes d’une douleur si vivace qu’elle peut sembler sans fin, nous entraînant dans un gouffre brumeux de détresse, la déréliction. De toutes manières, toute douleur psychique est veinée de perte et de notre résistance farouche — l’imploration — à ce que cette perte soit. Et par-delà, elle abolit les catégorisations de la psychologie populaire en attestant de la réalité d’une souffrance : ce fossé entre les a priori sociaux et la valeur de la découverte singulière se franchit souvent dans la surprise. Il nous faut alors louvoyer ingénieusement entre les expériences multimillénaires transmises dans les annales et la nôtre en propre. Consentir aux haltes.
Autrement dit, nous pleurons lorsqu’un élément générateur de vie s’absente, tant il nous laisse abandonnés et démunis. Dans le même souffle, nous réclamons magiquement et provisoirement sa présence. Et le sanglot redouble parce que nous appréhendons les conséquences de cette mort : elles logent autant dans la perte effective de ces partages bien résonnants avec l’autre que dans le sentiment de manque qui peut nous laisser glisser dans celui de vide : le passé est déconcerté et ce désemparement abime le présent et l’idée même de l’avenir. Aussi, le pleur monte-t-il en troisième vague lorsque suinte par anticipation la peur de perdre autrement et de perdre davantage.
Or, toute mélancolie, même lancinante, n’est pas forcément mortifère, car on le constate, on pleure de causes successives, d’ampleur variable, mais en ressentant de nouveaux états, inimaginés. Il arrive même que l’on s’afflige en constatant que l’on pleure moins, moins souvent, même plus du tout, du moins directement. C’est ainsi que la peine brute et taraudante s’adoucit progressivement, par petits à-coups que l’on ne contrôle pas non plus. Nous sommes néanmoins actifs dans ce processus. Comment?
J’ai évoqué plus haut la dynamique entre le consolable et l’inconsolable. Nous y avançons lorsque nous concevons l’existence du disparu comme désormais différente en regard de ce qui fut éprouvé dans le partage temporel avec lui ; lorsque nous ressentons le lien de manière moins déchirante pour la part de notre être élaborée avec lui. Le sentiment d’être dépossédé, réclamant cette présence, laisse de la sorte place non pas à la possession de l’autre et à son obsession, mais au sentiment qu’il loge symboliquement en nous sans lui-même réclamer toute la place. Et ce mouvement, de fait, n’est pas l’objet d’un décret, collectif ou personnel, mais bien le propre d’une source chargée qui plonge tout à coup au fond de son lit, disparait de la surface, et réapparaît plus loin, comme nettoyée.
Cet entrelacs de ce qui peut sembler une peine sans nom, voire de la déréliction tournoie dans l’âme, de l’enfant comme du centenaire. À tout âge, l’on peut ainsi exprimer la conscience bleuie, tragique, de ce qui n’est plus et de ses ramifications. Paradoxalement, toutefois, pleurer de ne pas savoir faire autrement marque ce qui se trouve alors éperonné en nous, même dans l’impuissance. Les larmes et les sanglots incompressibles fluidifient ce qui bétonnait le quotidien. Ils ouvrent les vannes au guet-apprendre (ce néologisme fut présenté dans le dernier Cohabiter dans le Rite, le 9e).
Guet-apprendre? S’aventurer dans un delta de vitalité qui cherche en partie à s’incarner autrement. L’on trouve alors cette curieuse combinatoire entre, d’une part, laisser notre fragilité reprendre des forces en ignorant d’avance son cours et, d’autre part, délibérément ouvrir grand les yeux. Et si possible, à autre chose qu’à un auto-examen de deuil, lequel, s’il était exclusif, bloquerait le regard.
Tout cela étant, il peut arriver que l’on pleure sans savoir pourquoi. Comme une ondée qui s’est formée des mouvements nuagiques. Yeux mi-clos, nous nous dirigeons vers un portail rassurant qui n’est pas que chagrin.
Pleurer en arpentant le lieu des morts encryptés,
arraisonnés à tous les temps
Sans mot, dans un mouvement venu d’il ne sait où, monsieur Lafontaine vient « voir sa blonde » comme il dit, chaise portative en sangle, goûter et livre dans son sac à dos. Au début, il venait sans cet attirail. Il s’effondrait, désemparé, comme un pantin disloqué. À tel point qu’il a déserté les lieux un moment (« Je m’inquiétais moi-même… »). Et puis il lui est apparu possible de ne pas uniquement se sentir tourner en rond dans un lieu qu’il avait étiqueté « fade de vie ». La sensation d’oppression qu’il mettait exclusivement sur le compte du cimetière, pourtant sous une légère canopée, il l’a identifiée ailleurs, dans ses manies ataviques de distraction. J’ai pensé en l’écoutant : tant de ce que l’on pousse par les côtés, jusqu’à déblayer systématiquement, revient, par devant ou par derrière.
Passons sous silence les sombres zigzags que monsieur Lafontaine avait alimentés. Le voici devant une étonnante éclaircie : « Maintenant, je m’amène, je varie les activités, comme avec Simone, quand on avait le temps. Des fois je lis, des fois je fais du sudoku, des fois je photographie, des fois je récolte les chants d’oiseaux. Des fois je pleure un peu, comme ça... Je lui parle. Je lui donne des nouvelles de nos amis. Ça peut avoir l’air stupide et surtout déraisonnable pour un comptable. En tous les cas, je sens que ma blonde n’a pas déménagé de mon cœur, (…) il est moins écorché. » Monsieur Lafontaine, le bien nommé, survit. Il commence ainsi, sans objectif : dans le désir d’honorer sa peine en la dépassant.
Ici, à l’instar de cet homme effondré de la statuaire inaugurant ce Récit, peu de traces d’une morale genrée qui justifierait l’absence de manifestation de chagrin, même sécurisé, par une pudeur d’éducation. Et encore moins la figure d’une virilité stéréotypée qui échoit aux humains masculins dans une conception patriarcale, voire phallocratique, de la domination de soi (par extension, de tant de zones des existences sur une planète). Et sans caricaturer, car un homme qui pleure — encore plus lorsqu’il sanglote — peut se voir soupçonné d’épanchement, singulièrement dans un contexte non catastrophique. Car oui, encore trop souvent, un homme est censé « arranger ça tout seul. »
L’on risque dès lors de confondre ce fait universel : personne ne pleure comme soi, l’on pleure... Cette singularité contribue parmi tant d’éléments à notre identité personnelle. En même temps, admettre cette unicité contribue non seulement à se sentir moins seul mais encore à ne pas se sentir réduit à cette solitude.
Alors éclôt l’assentiment à vouloir déposer et peut-être discerner ce qui blesse. Et surgit le consentement à une existence qui n’emprunte pas que les habits de l’apparence. Mais qu’est-ce qui fait si mal ? Des fragments de vie libérés de leurs arrière-pays secrets, malgré une résistance à leurs imparables eaux de pluie. Cette tension des complémentaires (résistance et assentiment) est source de vie, modeste et têtue. Ruisselante d’univers.
Si, effectivement, pleurer ne se commande pas, arrêter de pleurer ne se commande pas davantage. Et le cimetière, même hors de toute activité rituelle groupale, en offre l’assurance, sans intervention et encore moins sans imprécation extérieure. On y « pleure en paix », (en principe) protégés. Et de sa paix même, pour autant que le lieu ne soit pas lui-même disloqué. En effet, à ce chapitre, la fragmentation, voire l’évaporation des traces collectives des morts ne contribuerait-elle pas au sentiment obscur d’une agression inapparente des sensibilités ? Et justement, à cause de ce flou, à un état des lieux qui nous intime encore plus de fuite en avant dans l’encodage des morts dans l’intimité, sans tiers médiateur ? Et cela ne serait pas sans trace sur le sort actuel du deuil : plus complexe, et dans la logique de l’évacuation, plus hésitant ou plus enclin à se fier aux recettes, parfois dangereuses, lancées à la hâte ou abonnées aux biais? Laissons la question pour l’instant.
Car, au fond, le cimetière atteste de l’absence, dans le manque, certes, comme aussi dans le jeu immémorial entre le tragique de l’existence et la détermination tranquille à ce qu’elle ne s’y comprime pas. Du même coup, encore une fois, il contient et consolide une place aux morts. Et il nous suggère de forger pour soi et pour les autres vivants cette place au monde, celle-là même en partie entamée par la perte. Par conséquent, ce n’est plus à nos morts proches que nous confions la tâche impossible de nous consoler, mais c’est le monde des morts que nous convions à exister. Ce monde-là, celui de la communauté des générations, prend aussi soin de « nos » morts. Les yeux délavés envisagent large.
Entre vivants et morts, l’art de pleurer,
l’art savant des pleureuses
S’il fut observé plus haut que pleurer ne se commande pas, nous venons également de considérer que des lieux et des temps peuvent s’y prêter, tels les cimetières. Maintenant, envisageons la vertu psychique non seulement individuelle, mais culturelle, du pleur, éminemment reliée au statut de la mort et de ses effets. Les pleureuses deviennent ainsi le modèle-type de l’expressivité humaine incontournable et solidaire devant la perte. Hors folklore passéiste, le guet-apprendre peut ici aussi enrichir notre contemporanéité.
Au préalable : de temps en temps, des intermédiaires
Dans l’esprit de cette autonomie du pleur, chacune, chacun de nous connaît l’incongruité de la montée de larmes, dans des moments dérivés des circonstances qui auraient pu les occasionner. Et nous voilà pantois. Ainsi, l’on peut rester apparemment impassible lors d’une encoche douloureuse et, plus tard, sans raison «officielle», avoir le regard mouillé ; on peut aussi pleurer discrètement ou abondamment devant une mise en scène, qu’il s’agisse de théâtre, de cinéma, de récits et de poésies ou devant une œuvre d’art. Certes, leur beauté nous fait frémir, mais aussi et à notre insu, ce qu’ils « viennent chercher » en nous, et que l’on ne peut pas forcément préciser. C’est à la fois déconcertant et intriguant. Il y a déroute expressive du chagrin originel, mais grâce à quoi ?
Par la voie de la catharsis, l’amie secrète et savante des in-prononcés. Le sens premier de katharsis (κάθαρσις) est médical, associé à une purgation. Au 4e siècle avant J.-C., Aristote, le formateur d’Alexandre le Grand, le philosophe notamment de l’immortalité de l’âme, y a mis du sien : il a transposé le terme de la sphère physique à celle des émotions vécues dans la ritualité du théâtre, et ce, sur la base d’une oppression que vivraient a priori les spectateurs. Plutôt que de s’y soumettre, les êtres humains chercheraient à réveiller et à exciter la source de cette oppression émotive ou, à tout le moins, sa sensation. (Ne dit-on pas « j’ai une boule au plexus ; elle se dégage, là… » ?)
Un membre de l’auditoire s’y adonne sans qu’un plongeon dans sa propre intimité ne l’oblige à analyser celle-ci, d’autant que le groupe agit comme pare-feu. Le fait de s’identifier plus ou moins confusément à ce qui se passe devant soi (le fameux « se reconnaître ») permet de toucher un pan de son existence pour, en retour, vivre par procuration une aventure qui n’est pas proprement la sienne et qui constitue aussi plus ou moins le lot des autres spectateurs. C’est dire comment la catharsis est aussi intrinsèquement groupale, voire communautaire. On le sait, on pleure aussi de voir les autres pleurer. La fonction du théâtre est alors de se substituer imaginairement à une réalité blessante. Comment ? Il vient «purger» cette oppression alors partagée — et plus généralement une émotion enfouie ou refoulée — et permet de s’en «purifier»7. Il potentialise ainsi les facultés de mieux réfléchir et agir.
Nous expérimentons donc plus souvent qu’il n’y paraît ce type de déplacement d’un affect enfoui vers un relogement imprévisible, délesté du fait qu’il soit extériorisé, mais provoqué par une tierce partie. Or, cette décharge filtrée par le fait de la civilisation demeure souvent implicite. Nous nous en sentons simplement soulagés, notamment lorsque notre carapace bien mise en place est criblée dans ses failles, sans crier gare. Assentie, pour peu que l’on puisse justement se déprendre du caractère devenu délétère des mécanismes de défense devant l’inquiétude qui, sans cette chance, deviendrait effroi.
De la sorte, si la catharsis est thérapeutique en servant de remplaçant ponctuel et allégeant à une réalité douloureuse, elle ne constitue qu’un moment du “traitement”. En libérant l’énergie afin de faire admettre le manque à la psyché, elle offre une condition essentielle pour avancer dans les aléas de l’existence. Mais il lui faut du temps... libre.
Dans cette dynamique cathartique,
et avec un supplément d’âme, la poésie des pleureuses
Partons d’une image d’Épinal, si ce n’est caricaturale : au premier plan d’une ritualisation collective de la mort, figurent ces dames en noir (ou en blanc), couvertes de larges capes, officiant lors des funérailles dans le bassin méditerranéen : elles déplorent cette mort en se lamentant et en invoquant quelques esprits au nom du mort. Même si rien ne dit que la norme était à l’excès, on souligne volontiers l’épanchement outrancier8. Mais encore ?
L’historiographie relate diverses formes de pratiques de pleureuses en Europe, en Afrique et en Asie, et ce, dès la Grèce du 2e siècle avant notre ère (de plus anciennes sont aussi évoquées) autant dans les zones d’influence musulmanes que chrétiennes. Qui sont-elles ? Ces femmes d’expérience ont bien assimilé leur initiation (pour les sociétés qui la pratiquent), alors le plus souvent jeunettes et maintenant ménopausées : elles sont ainsi épargnées des perturbations inhérentes au cycle menstruel; en outre, du fait que la procréation potentielle n’est plus à l’horizon, c’est la survie du groupe, devenue prioritaire, qui serait d’emblée et naturellement protégée.
Par leur familiarité avec les zones limites de l’existence, ces femmes sont estimées particulièrement aptes à prendre soin, telles les sages-femmes qui veillaient aussi lors de l’adieu du corps, de l’adieu au corps9. Être veuve n’est pas une condition, pas plus qu’être une proche parente de la personne dont on célèbre les funérailles (les règles varient, mais on privilégierait dans certaines zones une forme de distance émotive en regard de cette perte, par exemple en accréditant davantage une parente éloignée qu’une membre de la famille proche). Néanmoins, comme il est plutôt rare qu’une pleureuse agisse seule, on trouve des néophytes et des expérimentées, des femmes autrement confinées à la sphère domestique et des responsables de la vie civique. Lorsqu’elles sont rémunérées, c’est minimalement ou par le moyen du troc, au gré de leur talent à décliner une oraison et selon les moyens financiers des affligés.
Par ailleurs, pleurent-elles « pour vrai »? Les pleureuses sont juste assez comédiennes pour pouvoir puiser en elles l’origine d’une complainte et la transposer en contexte de deuil. Mais elles ne sont pas que comédiennes en autoréférence : elles sont concernées comme membres de la communauté, encore ici juste assez distanciées pour ne pas liquider leur propre biographie intime dans le flux de leur contribution. Bref, même en transposant leurs propres émotions, elles ne s’identifient pas à cette perte : elles gardent l’œil sur l’état du groupe et sur le rituel expressif qu’elles guident. Entre toutes ces diagonales de sens, par cette énonciation performative, elles sont a priori dans l’authenticité. Et non pas dans la simagrée.
Pour autant, les pleureuses ne sont pas des pompom girls de l’affliction : contrairement à la croyance générale, elles n’entraînent pas à pleurer (au sens de persuader du bienfait) ou, si elles le font, c’est par incidence. C’est qu’elles ne sont pas centrées sur les personnes ou sur un objectif de rassurance ou de consolation, comme nos mentalités funéraires nous inciteraient à le croire. Mais alors, dira-t-on, à quoi servent-elles?
On recense divers traits à propos de ces vestales du chagrin. Ils se ramènent à mon avis à l’aptitude à créer une alliance entre diverses modalités de prestations :
• On est d’abord frappé par le caractère artistique des musicalités des voix en polyphonie, sous des vibrations parfois gutturales, parfois flutées. Aux incantations de ces voix et à leurs silences se mêle le son des instruments de musique. Cette modulation prend place dans le dialogue entre les tonalités sonores que sont le glas, les prières, les sermons et les discours, les chants et les psalmodies en cadences diverses. Ainsi, plus largement codifiés, au silence correspond le passage de la mort, aux sonorités, la résistance à l’annihilation.
• Évoqués à l’instant, se combinent une orthodoxie de gestes ritualisés ET l’introduction de l’improvisation aussi en fonction du groupe. On le perçoit bien lors de la levée du corps, du cortège funèbre et de l’enterrement.
• De manière parfois subtile, on assiste à une décharge de tension générale, plus précisément concernant les êtres endeuillés ET au recours implicite à notre croyance viscérale d’être — provisoirement — dégagés du sort. (Ce sera développé ailleurs).
• Le corps des pleureuses est résolument balancé, les bras élevés, alternant entre des gestes désordonnés, syncopés ET la brève prostration, parfois au sol. La désorganisation psychique que peut vivre l’être en deuil se métaphorise dans cette chorégraphie entre agitation-riposte, excès d’un côté, et mortification de l’autre, ce mimétisme de la mort. Cette dissonance traduit en outre le risque souterrain d’ébranlement que la mort fait courir au fait social, dans une optique d’imbrication nature-culture.
C’est dans cette profonde porosité à la vérité de ces états-limites que nous pouvons interroger les intentions émanant des agissements des pleureuses et leur portée. Autrement dit, à quelles fonctions psychoculturelles ces pratiques répondent-elles ?
Il s’agit globalement d’accompagner autant la communauté que le défunt et ses proches lors « de moment de très grande insécurité physique et psychique vécu par les personnes endeuillées que la douleur met en danger de perdre la raison [à discuter plus loin, LDA]. Leur rôle est de les aider à surmonter ce qui met en péril leur présence au monde, dans ce moment critique menaçant de conduire à leur effondrement10. » On s’entend donc à dire que réguler de la sorte l’affliction ou la détresse vient canaliser les forces afin qu’elles ne désorganisent pas les endeuillés et, éventuellement, le groupe. De la sorte, tout comme le rituel, le rôle des pleureuses n’est pas qu’expressif, il est actif et proactif. Du même coup, il nous ramène à la puissance des larmes.
Dégageons la mosaïque fine de cette puissance.
• En regard des survivants : outre son impact pour les affectivités concernées, la mort renvoie ontologiquement à de l’impensable et à de l’irreprésentable. « C’est trop grand pour moi11. » En ce sens, si les mots sont toujours malhabiles, leur obstination demeure salutaire, pour autant qu’elle évite la logorrhée et se module musicalement. Par ailleurs, en se manifestant au nom des affligés, les pleureuses les autorisent à pleurer eux-mêmes, et davantage, elles leur épargnent de s’épuiser.
On trouve là un double motif afin de mettre en exergue l’expression dans une tentative d’articulation émotive d’abord cathartique (voir Cohabiter dans le Rite 8). Dès lors, les pleureuses guident, contiennent et subliment culturellement les émotions face à la naturalité de la mort : plus personnellement, elles déportent (en portant sur elles) et cristallisent dans leurs cris et leurs sanglots déchirants la peine des proches, là encore dans une séquence évoquée à l’instant, de lieu en lieu. Dans la foulée, il arrive que des récriminations connues à l’endroit du mort se fraient un chemin, de même qu’à l’endroit des pouvoirs ecclésiastiques. Surtout, cette pratique inscrite dans la ritualité funéraire conçoit tout être comme partie d’une communauté, aux liens assumés des vivants entre eux et avec leurs morts.
•• En regard des morts : il arrive que, par le truchement de la personne du défunt, les pleureuses se fassent messagères des vivants auprès de la société des morts afin de les rassurer ; elles consolident ainsi les autres formes viatiques (offrandes, témoignages). Fait réputé étrange, on a pu à l’occasion supputer que les morts parlent par leurs voix…
De toutes façons, l’adhésion de tous à un au revoir pacifie.
••• En regard de la personne qui n’est plus : la plainte souligne le fait que l’être est vraiment mort (ce qui marque un trait culturel à la fois évident et variable) ; elle appuie donc sur le chagrin de sa perte de la part des vivants, tout en ne négligeant pas celui que l’on suppose pour lui. Se lamenter rassure l’esprit du mort sur le regret des vivants et en ce sens, complète l’élégie non pas tant en insistant parfois exclusivement sur les traits de l’hommage, mais sur le destin. Si on évoque le parcours du trépassé, c’est pour aussitôt veiller à l’introduire dans le monde mythique. Par cette «astuce», on vient corroborer la séparation. Et la croyance en la dangerosité du mort se trouve résorbée. En somme, cette pédagogie de l’outre-vie ne conduit pas à l’oubli du mort mais ravive l’intuition de la gamme des modulations émotives qui fabriquent tout deuil.
Enfin, fondamentalement, pleurer un mort rassure non seulement sur sa valeur intrinsèque mais aussi sur son humanité. Et d’échos en échos, cet affect fortifie celle des pleurants comme celle des témoins : pour ne pas s’abîmer dans l’indifférence, tous s’obligent à préserver cette humanité. La culture s’en alimente, vaillante et elle-même toujours à risque de déperdition par manque d’égards à ce grand fondement.
•••• En regard du groupe : par la ventilation concernant les portées précédentes, on conçoit que l’institution des pleureuses est profondément prophylactique. À cet effet, par le désordre apparent, elles chercheraient à chasser les mauvais esprits qui pourraient s’attaquer autant au défunt qu’à ses proches. Surtout, je l’ai souligné, elles miment l’univers mental que traversent et traverseront les êtres en deuil. L’exercice n’exclut pas pour la suite les débordements de chagrin, pas plus qu’il ne les refoule exclusivement dans l’abri privé ; l’art des pleureuses signale surtout que ces états sont réels et à ce titre, recevables, à juguler et dignes d’être soutenus concrètement. Ainsi, ancrés dans cette autorisation culturelle, peuvent s’inaugurer au présent et pour la suite les temps et les lieux propices au travail de séparation, cette assise incontournable du deuil.
En s’adressant sans personnalisation systématique aux dynamiques relationnelles, cela se passe comme si les pleureuses proposaient également une catharsis anticipée. Par exemple, leurs voix valident le fait que les humains s’adressent à leurs défunts et ce, bien par-delà la ritualité funéraire. Il en résulte que dans maintes sociétés, les membres de la collectivité admettent que cette émission in situ ne soit pas en synchronie parfaite avec leurs propres montées d’affects, vu l’idiosyncrasie de tout être, implicitement admise.
Plus avant encore dans l’exercice de santé publique et ses résonances intimes, le travail des pleureuses éduque au consentement au chagrin, collectivement manifesté et orienté dans le sens d’une existence qui soit infiniment reliée aux divers mondes mentaux et physiques. Sera-t-on alors étonné de savoir que les sociétés qui éduquaient ainsi à cette conduite de chagrin collective sont celles où le taux de suicide est le plus bas ? En cadrant ainsi le mal de vivre, elles l’épongent et le légitiment. Elles évitent précisément une formation accrue de la mélancolie qui se traduit entre autres dans le caractère chronique de certaines dépressions. À rebours de l’érosion du désir de vivre, elles le galvanisent.
Nous comprenons déjà que, dans l’actuel tout-va au subjectivisme individuel (pourtant bien modélisé implicitement, si on se fie à ce que véhiculent néanmoins massivement les réseaux sociaux qui ont fonction d’éducation populaire), le caractère vécu comme trop explicite des pleureuses dérange. L’examen s’en trouve d’autant passionnant.
Pourquoi la pratique des pleureuses est-elle
constamment menacée de disparition ?
En effet, au fil des époques, et surtout depuis le Moyen-Âge, les interdits de pleurer et encore plus d’afficher publiquement les larmes, de soi-même ou par ces médiatrices, ont subi quelques coups de boutoir que je résume ainsi :
• Par virilisme : en amplifiant ce qui fut souligné plus haut de l’expression masculine du chagrin, des sociétés ont associé à de l’hystérie, sitôt fichée pathologique12, le caractère parfois apparemment démesuré de la prestation des pleureuses. En ignorant que cet excès représente les intenses méandres que rencontrent les êtres en deuil, ces sociétés adonnées aux variations du patriarcat, si ce n’est au phallocratisme, peuvent difficilement tolérer d’autres ordres que les leurs du fait de leur emprise sur la vie civique collective et ses alluvions. Sous cette «il-logique», les tenants de pouvoirs civils et ecclésiastiques éprouvent quelque difficulté à penser la prévention sociale, celle qui prévaut dans le mimétisme ponctuel de la désorganisation que suscite la mort (ci-haut). En effet, à titre d’origine parmi d’autres moins dominantes du tabou de la mort, les formes d’autoritarisme d’inhibition carapacée n’ont jamais empêché les délires privés et toute la panoplie des conduites dangereuses, pour soi comme pour l’environnement humain et matériel. Comme si les excès n’étaient que publics (et féminins) et que les sphères publiques et privées étaient étanches. Comme si les larmes, ces conduites apparemment irraisonnées pour une acception étroite de la rationalité, étaient irraisonnables13…
C’est ainsi que les pleureuses ont subi un sort analogue à celui des sorcières, parce qu’elles mettaient le doigt sur des fêlures à la fois intimes et sociales14. On a commencé par les ignorer — ce qui est une manière de les évincer — pour parfois carrément les extrader, entendre : les brûler. Les interdits de leur présence par les pouvoirs publics et spécialement par le clergé, ont d’abord été entendus par les couches supérieures de la population, puis se sont généralisés : le Québec n’a que peu connu le phénomène, les pleureuses étant marginales (et d’emblée marginalisées) ; l’on en trouve néanmoins toujours quelques-unes dans le pourtour méditerranéen. (On en trouvera une figure dans la photographie insérée aux dernières pages.)
• Par interprétation de ce que serait la dignité : dans le droit fil de l’argument précédent, l’exubérance expressive, néanmoins endiguée des pleureuses est vécue comme une atteinte profane à la dignité sacrée des obsèques, laïques ou confessionnelles. Et certes, il arriva que les lamentations et les cris pouvaient effrayer les enfants y assistant, argument qui fut utilisé entre autres pour les priver de cette réalité de l’épreuve. Dès lors, la dignité était réquisitionnée devant le malaise angoissant que pouvaient susciter les cris de ces dames, traitées de «corneilles». (Qui semblent avoir un rapport singulier à la mort, autre histoire.) Ici, on retrouve en bonne part le discrédit de ce que l’on veut éliminer, biais argumentaire si cou(v)rant, parfois véhément au risque de s’aveugler obstinément.
La retenue démonstrative a ainsi dominé le champ sémantique dignitaire, l’assignant à la syntaxe conventionnée des bonnes manières, affables et surtout discrètes. C’est ainsi que l’expérience intime fut dissociée de la manifestation publique, médiée (alors qu’elles ne sont pas antinomiques, au contraire, la manifestation ne présumant pas du vécu intime). Pour autant, a persisté une forme de signalement corporel. En effet, cette ambiguïté entre pudeur commandée et modalité de communication d’une affliction majeure se cristallise à la fin du 18e siècle dans l’appellation du voile des veuves, en mousseline noire opaque ; cette coiffure, dite « pleureuse », est assez évidente pour signaler l’état d’affliction et assez couvrante pour dissimuler les larmes. Le voile-pleureuse est associé à une prestance et à une solennité le plus souvent données comme remarquables.
Autres arguments justifiant la déshérence des pleureuses publiques ?
• La valorisation du caractère privé du deuil eu égard à sa manifestation inaugurante rituelle, socialisée (Cohabiter 2). Cette dernière fut assimilée au lugubre, participant de «l’escamotage» (L.-V. THOMAS) depuis les années 1960 dans le nord de l’Occident.
Il nous faut aussi considérer l’érosion des soutiens communautaires, à géométrie variable selon les sous-cultures ; de même, la multiplication des bons sentiments contribuerait à la retenue du pleur de deuil : on ne s’émeut pas forcément des drames privés, mais on se délecte volontiers des larmes et accolades lors des rassemblements générés par la clameur, ainsi en cas de perte de personnage, héros alors institué ou de catastrophe collective par lesquels se ressoude le groupe. La peine par déplacement se taille alors une place de choix. (J’y reviendrai dans la série sur notre cohabitation rituelle.)
Or, ces évolutions des rapports sociaux génèrent aujourd’hui une contrepartie vigoureuse à ce qui fut jadis interprété comme une mainmise du collectif dans les existences lors de la ritualité funéraire : la primauté del’expression de soi, voie actuellement prégnante, si ce n’est exclusive. Le résultat de cette réduction des sources de sens demeure dans l’hésitation ou la simple négligence d’effort de considération de « points de vue » autres que le sien en propre, donné comme irréductible. De la sorte, les savoirs savants s’avèrent soit négligés, soit sélectivement utilisés ou énucléés de leurs fondements. Par conséquent, la possibilité d’une transcendance à travers la médiation des appuis culturels si amples se trouve fort limitée, si bien que l’individu est invité à « tout trouver en soi » ou dans la surenchère de l’étalage des malheurs qui sont forcément toujours «vaincus».
• Le renvoi à l’antre du privé et de l’intime a pénétré le rapport à la finitude (tout au long de l’existence) et à la mort (dans son advenue). En réduisant la mort au deuil individuel depuis quasi un siècle, nous avons d’abord contribué à la privatisation du deuil et, corrélativement, discrédité l’articulation collective de notre rapport à la mort : en faisant des pleurs publics un simple déversoir des sensibilités juxtaposées, nous créons l’illusion d’une d’acceptation de la mort. Pleurer devient un passage obligé qui nous mène vers les chemins glorieux de la réussite du deuil. Bien des discours actuels conçoivent ainsi le rapport à la mort dans la dichotomie accepter/ne pas accepter : par exemple, lorsqu’on s’interdit, soi, de pleurer, sous prétexte que pleurer empêche «d’accepter», que le manque s’en trouve réactivé. Alors qu’il s’agit d’un accès à tant de couches d’émotions.
Or, cet enjeu autour de l’acceptation n’a traversé auparavant aucune culture : une culture se forge de l’obligation à d’abord maîtriser symboliquement l’effet atterrant de notre propre mort et de celle de nos collatéraux. Et l’action des pleureuses en est le cœur lors du moment rituel consacrant la séparation : bien avant et autrement plus librement que les discours idéologiques et hégémoniques, civils et religieux, les pleureuses signifiaient que la société prend à charge la peine. En quoi? Elles engageaient la responsabilité altruiste de chacun, indépendamment de toute question de goût, de tempérament ou de disponibilité. Ce que leur présence requiert alors, ce n’est pas l’acceptation de la mort, réelle ou contrefaite. C’est l’acceptation du fait que pleurer ne sourd pas que de ses propres malheurs mais aussi de l’engagement mutuel et intégré envers la peine des autres. De celles des communautés bafouées. Accepter la peine au sens de la reconnaître comme réelle fait partie intégrante d’une humanité mortelle. Et généreuse de ses ripostes...
Néanmoins, cette mort à la carte ne saurait disposer de tout l’espace, j’en donnerai des exemples en suivi. Il demeure que l’on pleure…
Qu’est-ce qui pleure ?
« Penses-tu que je pleure ? me disait une jeune mère et copine portugaise, revenue au pays-ci. « Non… Je frotte, je racle, je brosse (les monuments funéraires de la lignée) et, bon sang, c’est impeccable. Pleurer, ça vient autrement… Et tu sais quoi ? Je ne pleure pas seulement mes disparus, je pleure ce qui disparaît de notre monde. À toi d’analyser ça ! »
Murmure alors le soutien d’une «larmeuse» sans pareil, par la plume de Sylvie GERMAIN15 :
« C’était comme un bruit d’eau, — mais si ténu, infime. Ainsi susurrent les eaux souterraines, les eaux encloses au fond des gouffres, dans la pénombre, le froid. Eaux invisibles qui suintent au creux des roches millénaires et qui déploient d’étranges résonances dans l’immensité du silence et du vide.
C’était un pleurement très bas, un sanglot retenu d’une infinie douceur.
Quelle douleur pleurait ainsi en elle ?
Car il semblait que quelque chose pleurât en elle, et non pas qu’elle versât des larmes. Peut-être bien d’ailleurs n’en versait-elle aucune. (…)
Son corps était un lieu de confluence d’innombrables souffles, larmes et chuchotements échappés d’autres corps.
Qui donc pleurait ainsi en elle ?
Car ce n’était pas elle, non, pas elle seule qui geignait et pleurait de la sorte. C’était la ville entière, la ville et ses faubourgs et au-delà encore. C’était la terre, des vivants et des morts. »
Qui pleure et qu’est-ce qui se prend dans les subtils filets de ces signatures singulières ? Oui, les alentours, même lointains. Les effets «collatéraux» des giga tiraillements inusités des débridés d’emprises, amplifiés chez nos contemporains. Et puis, toutes ces mémoires qui ne mémorisent pas mais s’imbibent des non-dits ardemment ressentis.
Chacune, chacun en fait une mystérieuse collection. Et part souvent en l’emportant.
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Épilogue…
J’ai voulu ici faire éloge, non pas du mort, mais de la larme. Pas celle de crocodile. De la larme qui sourd comme une source. Si ce thème si prolixe est inséré au cœur des Récits intemporels de cimetières, c’est pour honorer le caractère précieusement secret des larmes. Certes, je l’ai observé au Péloponnèse il y a 40 ans, chez les pleureuses rituelles qui m’avaient tant impressionnée. Également assez souvent, dans des cimetières, petits et grands, sans pour autant ignorer que, devant un café ou un verre de vin ou encore, le long d’un sentier, fuse cet émollient, si bellement étrange et, à sa manière, réconfortant.
Parce que les pleureuses sont la forme primitive des liens chantés entre vivants et morts, ce qu’elles nous enseignent sur la rythmie singulière des larmes devient une passerelle entre les deux séries des textes déposés régulièrement sous la rubrique Rituels.
Par les lieux des morts, le pleur trouve un chemin dans le labyrinthe des existences. Et s’il est un apprentissage des pleureuses, dans leur apparent excès de lamento, c’est aussi qu’il y a tant d’entailles mal cicatrisées à panser. À penser. Le temps nous est ici offert.
PHOTO : © Ioanna SAKELLARAKI (2019). Tirée de « The Truth is in the Soil ». ioannasakellaraki.com.
Une interprétation actuelle des liens féminin-masculin, de la salutation à un.e défunt.e, des rapports vivants-morts.
… et Annexe
Il fallait un tour en boucle spiralée au masculin-féminin. Ainsi, en amorce du présent Récit, un homme pleurait une femme. Entre les deux? Toutefois, en finale, nous entendrons une femme qui, par la médiation des pleureuses, se désole de la perte d’un jeune homme : son fils. Les lecteurs y retrouveront des filaments de ce qui fut analysé du témoignage au défunt (Cohabiter dans le Rite 8) : l’éloge de ses vertus, le vertige de l’absence, la prière aux cieux. Et au creuset du lien, un zeste d’auto-éloge, ici, du souci maternant.
CRIS D’ENTERREMENT POUR UN GARÇON16
« Ah! Mon Dieu! Pauvret!Mon Dieu! Mon Dieu! Pauvret! Ah! Pauvret! Je t’aimais tant. Tu étais si joli. Tu étais si bon. Tu étais si laborieux. Mon Dieu! Ah!Pauvret! Tout ce que je te commandais, Tu le faisais.Pauvre ami! Tout ce que je te disais. Tu le croyais. Ah! Mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Pauvret!Tu étais bien jeunet. Pourtant, tu gagnais déjà ta vie. Pauvret! Ah! Mon Dieu! Pauvret! Tu es mort. Ils t’emportent au cimetière. La croix devant. Ils t’emportent en terre. Mon Dieu! Pauvret!Tu as bien souffert avant de mourir. Tu as bien souffert. Je t’ai bien soigné. Maintenant, à la volonté du Bon Dieu, Et de la Sainte Vierge. Mon Dieu! Ah! Pauvret!Je ne te reverrai jamais. Jamais! Jamais! Jamais!Tu t’en vas, Et je demeure. Mon Dieu! Pauvret! Tu seras bien seul, Au cimetière, Cette nuit.Et moi, Je te pleurerai, À la maison. Mon Dieu! Ah! Pauvret! Tu étais bien jeunet. Tu ne connaissais pas le mal. Le Bon Dieu, Et la Sainte Vierge, T’ont pris au Ciel. Mon Dieu! Ah! Mon Dieu! Mon Dieu! »
« Au moins, il est parti en se sachant aimé », entend-on.
Voilà le viatique essentiel, celui qui mouille le regard. On peut plisser des yeux pour retenir la larme qui en tremble, mais... peine perdue.
Luce DES AULNIERS, professeure-chercheure
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Notes
(tous les soulignés de citations sont de LDA)
- LE BLANC, Guillaume (2024). Oser pleurer, Paris, Albin Michel, 261 p., 13-14.
- ALTOUNIAN, Janine (2005). L’intraduisible. Deuil, mémoire, transmission. Paris, Dunod, 205 p., p. 5
- MIHINDOU, Myriam (2023), citée par Nathalie GONTHIER et Sarah LIGNER, « Entretien avec Myriam MIHINDOU », Myriam MIHINDOU. Ilimb. L’essence des pleurs (Dessins de Myriam MIHINDOU, photos de son installation, textes), 48 p., p. 12.
ET: « Comment habiter nos territoires scarifiés et saturés? Comment réparer les blessures de nos corps et de nos esprits? Son travail artistique [M. MIHINDOU] lui permet de s’emparer des résurgences mémorielles de chacune et de chacun pour dévoiler des récits et des rites qui questionnent notre présent. » Sarah LIGNER, Nathalie GONTHIER (2023). « Pleurer pour soulager la douleur du monde », (Commissaires de l’exposition Myriam Mihindou : Ilim. L’essence des pleurs, février-octobre 2024, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac). Introduction à Op. cit., p. 5. - J’ai évoqué ce thème qui me semble nodal dans le processus de deuil (1995). « Peut-on faire le deuil de l’anthropocentrisme, de l’idéologie et de la croyance? », BESSETTE, Luc (dir.). Le Deuil comme processus de guérison, 390 p., p. 341-346, Montréal, MNH, (Plénière, 2e Congrès international de psychiatrie interculturelle).
- On pense à ces émissions de télévision de même qu’à ces capsules des réseaux sociaux où un être éploré témoigne brièvement aux fins du spectacle vibrant, pour être ensuite abandonné à lui-même, cœur saignant sans forcément trop de souci hémorragique de la part de ses collatéraux. J’ai décrit (1997) le phénomène du critère de l’émotion comme validation souvent exclusive des expériences de la réalité sous «l’émotionnisme» : « Claptog. Fasse que je marche. » Anthropologie de l’Ailleurs. Présence de Louis-Vincent THOMAS », Prétentaine (France) no 7-8, Octobre 1997, 186 p., pp. 15-22.
- LE BLANC, Guillaume (2024). Op. cit., p. 65. Ouvrage-phare (sauf pour les pleureuses).
- Sigmund FREUD a aussi insisté et sans connotation morale sur le caractère d’expulsion par décharge.
- Trait à consonance politique relevé plus bas. Annoté par LAFFONT, Jean-Luc (2013). « Les pleureuses et crieuses d'enterrements dans la France méridionale », Études sur la mort, 2013/2, No 144, pp. 111-130.
- Dans la lignée des responsables d’accompagnement, souvent invisibilisées de la naturalisation sociale de leur apport, se trouvent les pleureuses; certaines parmi elles sont des sages-femmes, en relais des fées-marraines, veilleuses de vie, de maladie, de mourir et de mort. Débordant un statut de figures narrées ou esthétisées, toutes « femmes vivant d’un travail à la fois réel et symbolique, affectif et professionnel », BRASSARD, Léonore, GAGNON-CHAINEY, Benjamin (2022). « Des fées aux pleureuses : les figures de l’accompagnement, du berceau au tombeau », MuseMedusa, (10), pp. 1–15, p. 10. https://doi.org/10.7202/1097813ar.
- TOUSSAINT, Évelyne (2023). « Les pleureuses : une tradition en résistance », MyriamMihindou : Ilimb. L’essence des pleurs, op.cit., pp. 24-38, p. 26.
- DELEUZE, Gilles (1995). L’Abécédaire (Entretiens avec Claire PARNET), DVD.
- Si on se fie à l’histoire, notamment médicale, quels que soient les traits psycho-pathologiques qu’on attribue à l’hystérie, c’est toujours au registre de l’excès nerveux. On pourrait aussi comprendre cet excès manifeste par exemple dans une conduite “exagérée”, “exaltée”, “survoltée” comme une forme d’appel d’air. C’est l’interprétation que d’autres cultures en donnent, dans la transe ritualisée. Au propre, on sait que “hystérique” renvoie de fait à l’utérus dont le «déplacement» des tendons de soutien ne serait pas sans lien avec les conduites “déplacées” selon les normes dominantes.
- Je ne peux insister dans les limites de ce texte, mais une hypothèse pointait il y a 30 ans dans mes recherches sur le féminin et la mort : l’intervention des pleureuses existe aussi dans plusieurs sociétés peu étudiées sous cet aspect, à organisation matrilinéaire, qui prône entre autres la complémentarité dans l’égalité entre féminin et masculin. Sans non plus les idéaliser, les modalités expressives y sont souples.
- CLÉMENT, Catherine et KRISTEVA, Julia (1998). Le Féminin et le sacré, Paris, Stock, 202 p.
- GERMAIN, Sylvie (1992). La Pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, 129 p., p. 32-33.
- Traduit du gascon en français par Jean-François BLADÉ, 1881, in LAFFONT, Jean-Luc (2013). « Les pleureuses et les crieuses d’enterrements dans la France méridionale », Études sur la mort, No 144, 2013-2, pp. 11-130, p. 130.
Bien des êtres contribuent au contenu d’une écriture, souvent en l’ignorant. Ici, de loin en loin, hormis ma grand-maman paternelle Aurore, celles et ceux qui m’ont simplement permis d’être témoin de leur coulée, en zones professionnelles, cliniques ou professorales, mi-privées et privées. Pour la rédaction rapprochée, l’indication des ouvrages de S. Germain, par J. Pichette, la plume de J.-F. Nadeau («Rira bien», Le Devoir, 29.07.24), mes camarades du Regroupement des Femmes de la Côte-de-Gaspé. Ainsi qu’à la révision, Ghislaine Daoust et à la mise en forme, Valentina Vlassova. Mercis.
LE BLANC, Guillaume (2024). Oser pleurer, Paris, Albin Michel, 261 p., 13-14.
ALTOUNIAN, Janine (2005). L’intraduisible. Deuil, mémoire, transmission. Paris, Dunod, 205 p., p. 5
MIHINDOU, Myriam (2023), citée par Nathalie GONTHIER et Sarah LIGNER, « Entretien avec Myriam MIHINDOU », Myriam MIHINDOU. Ilimb. L’essence des pleurs (Dessins de Myriam MIHINDOU, photos de son installation, textes), 48 p., p. 12.
ET: « Comment habiter nos territoires scarifiés et saturés? Comment réparer les blessures de nos corps et de nos esprits? Son travail artistique [M. MIHINDOU] lui permet de s’emparer des résurgences mémorielles de chacune et de chacun pour dévoiler des récits et des rites qui questionnent notre présent. » Sarah LIGNER, Nathalie GONTHIER (2023). « Pleurer pour soulager la douleur du monde », (Commissaires de l’exposition Myriam Mihindou : Ilim. L’essence des pleurs, février-octobre 2024, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac). Introduction à Op. cit., p. 5.
J’ai évoqué ce thème qui me semble nodal dans le processus de deuil (1995). « Peut-on faire le deuil de l’anthropocentrisme, de l’idéologie et de la croyance? », BESSETTE, Luc (dir.). Le Deuil comme processus de guérison, 390 p., p. 341-346, Montréal, MNH, (Plénière, 2e Congrès international de psychiatrie interculturelle).
On pense à ces émissions de télévision de même qu’à ces capsules des réseaux sociaux où un être éploré témoigne brièvement aux fins du spectacle vibrant, pour être ensuite abandonné à lui-même, cœur saignant sans forcément trop de souci hémorragique de la part de ses collatéraux. J’ai décrit (1997) le phénomène du critère de l’émotion comme validation souvent exclusive des expériences de la réalité sous «l’émotionnisme» : « Claptog. Fasse que je marche. » Anthropologie de l’Ailleurs. Présence de Louis-Vincent THOMAS », Prétentaine (France) no 7-8, Octobre 1997, 186 p., pp. 15-22.
LE BLANC, Guillaume (2024). Op. cit., p. 65. Ouvrage-phare (sauf pour les pleureuses).
Sigmund FREUD a aussi insisté et sans connotation morale sur le caractère d’expulsion par décharge.
Trait à consonance politique relevé plus bas. Annoté par LAFFONT, Jean-Luc (2013). « Les pleureuses et crieuses d'enterrements dans la France méridionale », Études sur la mort, 2013/2, No 144, pp. 111-130.
Dans la lignée des responsables d’accompagnement, souvent invisibilisées de la naturalisation sociale de leur apport, se trouvent les pleureuses; certaines parmi elles sont des sages-femmes, en relais des fées-marraines, veilleuses de vie, de maladie, de mourir et de mort. Débordant un statut de figures narrées ou esthétisées, toutes « femmes vivant d’un travail à la fois réel et symbolique, affectif et professionnel », BRASSARD, Léonore, GAGNON-CHAINEY, Benjamin (2022). « Des fées aux pleureuses : les figures de l’accompagnement, du berceau au tombeau », MuseMedusa, (10), pp. 1–15, p. 10. https://doi.org/10.7202/1097813ar.
TOUSSAINT, Évelyne (2023). « Les pleureuses : une tradition en résistance », MyriamMihindou : Ilimb. L’essence des pleurs, op.cit., pp. 24-38, p. 26.
DELEUZE, Gilles (1995). L’Abécédaire (Entretiens avec Claire PARNET), DVD.
Si on se fie à l’histoire, notamment médicale, quels que soient les traits psycho-pathologiques qu’on attribue à l’hystérie, c’est toujours au registre de l’excès nerveux. On pourrait aussi comprendre cet excès manifeste par exemple dans une conduite “exagérée”, “exaltée”, “survoltée” comme une forme d’appel d’air. C’est l’interprétation que d’autres cultures en donnent, dans la transe ritualisée. Au propre, on sait que “hystérique” renvoie de fait à l’utérus dont le «déplacement» des tendons de soutien ne serait pas sans lien avec les conduites “déplacées” selon les normes dominantes.
Je ne peux insister dans les limites de ce texte, mais une hypothèse pointait il y a 30 ans dans mes recherches sur le féminin et la mort : l’intervention des pleureuses existe aussi dans plusieurs sociétés peu étudiées sous cet aspect, à organisation matrilinéaire, qui prône entre autres la complémentarité dans l’égalité entre féminin et masculin. Sans non plus les idéaliser, les modalités expressives y sont souples.
CLÉMENT, Catherine et KRISTEVA, Julia (1998). Le Féminin et le sacré, Paris, Stock, 202 p.
GERMAIN, Sylvie (1992). La Pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, 129 p., p. 32-33.
Traduit du gascon en français par Jean-François BLADÉ, 1881, in LAFFONT, Jean-Luc (2013). « Les pleureuses et les crieuses d’enterrements dans la France méridionale », Études sur la mort, No 144, 2013-2, pp. 11-130, p. 130.