L’ocre se trouvait dans la poussière des cavernes. Il fut très tôt repéré pour ses vertus autant médicinales qu’artistiques, en ce dernier cas, utilisé dans l’art pariétal (aux murs de grottes, - 30 000). En tonalités de jaune ou de rouge, il avait été auparavant associé à l’origine humaine autant qu’au terme de l’existence : en enduire une dépouille en tout ou en partie en fait un geste primordial dans l’accompagnement des morts en sépulture, des Néandertaliens (-400 000 jusqu’à -30 000) aux Égyptiens de l’Antiquité (-3000).
Récit 2
« La mort comme sémaphore originel paraît bien loin de nos modernes sémiologie et sémantique, mais grattez un peu la science des signes, et vous exhumerez la terre cuite, le grès sculpté et le masque d’or. » Régis Debray (1991, p. 30)1
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Une évidence : en inhumant leurs morts, les hominidés et les humains se coulent dans le cycle naturel. Mais la pratique ne se déploie pas sans de multiples précautions.
Enterrer engage toute une série de gestes éloquents d’un rapport au corps et au destin du vivant. La mort exerce une violence, en soi, sur l’esprit et le corps, sur les personnes et les groupes. Et cette violence implique que nous la jugulions et que nous l’interprétions de manière plus amène.
Il s’en suit un emboîtement de représentations et d’actes qui, par leur force symbolique autant que pratique, forgent proprement le rituel. Sommairement, le rituel fait s’exprimer de multiples émotions et fait agir sensoriellement dans un système de sens qui englobe l’expérience se vivant là : ainsi, en prenant acte de la mort et de ses effets sur nous, en référant aussi tous ensemble à l’expérience humaine, balisée, on se met plus sainement en piste afin de progressivement métaboliser la peine singulière. Comment peut-on dès lors rencontrer l’épreuve et ce qu’elle vient chercher au fond de nous, parfois consciemment, parfois beaucoup moins ? Comment les groupes humains ont-ils pu « inventer » et structurer cet ensemble qui nous aide à vivre ? Plus précisément, comment allier la disposition des corps à une articulation qui signe justement l’humanité et sa création civilisatrice ?
Il s’agit d’abord d’affronter la source de la crainte, si ce n’est l’effroi, mais en l’atténuant et en la délimitant. Pour les sociétés qui la mettent en place, la toilette du mort (j’en ai jeté mot au récit no 1) prend cette fonction : le purifier d’un état vécu comme trouble et polluant symboliquement les siens et sa communauté. Ainsi, le mort étant minimalement paré, fleuri, etc., le caractère social du rituel peut s’amorcer.
La « présentification » (le néologisme est de Louis-Vincent Thomas) ou l’exposition de celui qui n’est plus devient alors le point d’ancrage d’une panoplie d’actes cohérents ; ils expriment à la fois la mort, ses effets, et en limitent la portée dévastatrice. Lorsque nous prenons acte de la réalité concrète — et minimalement aménagée —, que signifie le corps de la personne qui n’est plus, que se passe-t-il ? Se met en branle une forme de résistance à cet effet de la mort, inventive, mais toujours sous la coupole de ce qui dépasse une existence individuelle. Comment donc ?
On commence inconsciemment par mimer le mort en tant que mort, voire par mimer la mort. Pensons-y, lorsque nous mimons, nous accusons réception. Et on redouble imaginairement ce que l’on redoute, comme une manière indirecte de consentir à son advenue et d’en circonscrire les effets. On mime quoi ? Le désordre et le risque de chaos que la mort révèle primitivement (même si elle est dans « l’ordre des choses »), d’où, dans certaines sociétés, le bruit réglé (ex. les fanfares), le rythme cardiaque en percussions, le cri, les lamentations cathartiques des pleureuses (qui prendront d’autres significations). On mime aussi le mutisme du mort, justement par des moments de silence, qui traduisent également la prise en compte du grand silence de la vaste mort ; pour les proches, ce mimétisme inconscient se vérifie dans l’atonie : on se sent atterré, lourd de fatigue, désorganisé, on perd le goût des choses. Le groupe veille alors. Et veillera pour la suite.
Cependant, il faut bien riposter. En même temps, devant le mort, on fait comme s’il était toujours vivant : on lui parle, on lui dit notre déchirement, qui puise à notre attachement. Cette forme de déni, assenti, ponctuel, permet d’aménager une zone de repli afin que la perte fasse son chemin par suite. Mais on ne peut s’y river, si bien que tous les gestes de sollicitude qui cherchent magiquement à rassurer le mort sur notre affection (et à nous rassurer aussi devant la toujours minimale culpabilité) pivotent dans leur portée. Les pleurs, les panégyriques (dire « hélas » dans le grec ancien) et les hommages glissent alors vers la tentative de réconforter imaginairement le mort, cette fois non pas simplement de notre regret, mais en vue de ses tribulations vers l’outre-monde. C’est ce qui se distille dans tous les viatiques, ces objets utilitaires ou symboliques, ces mots et ces promesses de souvenir qui accompagnent le mort dans sa sépulture. On le sait, la pratique de ce don spécial a accompagné les premières mises en terre.
Car la terre n’est pas que lieu de repos. Elle est une sorte de carrefour. Elle est certes synonyme de dépôt d’une des composantes de l’être non banale, la dépouille. Ainsi, une ou deux autres composantes spirituelles veillent autour, circulent dans les rêves des survivants ou se réincarnent dans d’autres espèces et dans le lignage. Ou comptent patiemment sur une résurrection.
C’est ainsi que la mise en terre, si proche de l’ordinaire des vivants (mais aussi en distanciation, j’y viendrai) sécrète une série de croyances dans l’au-delà par lesquelles vivants et morts ne sont pas dissociés. En articulant le recours aux morts sur le pivot matériel du mort reconnu comme enfant de la Terre, s’inaugure une série de gestes rituels. Ces rituels valorisent le legs des prédécesseurs et la déposition du sort humain dans diverses orbites d’espérances qui tentent de consoler de l’absence.
Les sociétés axées sur le paradigme de la terre vont alors volontiers concevoir l’inhumation comme l’aboutissement réglé de gestes de devoir envers les défunts et envers la terre. Cet aboutissement protégeant les uns et les autres est coiffé du repas funéraire : il signale la gratitude envers la communauté qui, à son tour, fait corps par sa présence et s’y régénère, et envers la terre qui prodigue ses fruits.
En somme, l’inhumation rituelle ne perd pas les morts. En les protégeant, elle les fait accéder concrètement et métaphoriquement à un autre statut. Loin d’être liquidatrice, l’inhumation inaugure entre vivants et morts un jeu de proximité et de distance. Et ce jeu humanisant viendra irriguer le chagrin de la perte. Il y a là maintes avenues de découvertes.
LUCE DES AULNIERS
Professeure-chercheure
Note
- DEBRAY, Régis (1991). Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 530 p.
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DEBRAY, Régis (1991). Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 530 p.