Conférence donnée par Marie de Hennezel, psychologue et auteure, lors du colloque : « Surmonter le deuil et renouer avec la vie »
La mort de Marie Pierre
A l'heure où je vous parle je vis moi aussi un deuil.
Depuis la mort de mon père par suicide il y a plus de trente ans, c'est la deuxième fois que je perds un très proche.
Ma belle sœur est morte brutalement d'un arret du cœur alors qu'elle allait très bien et qu'elle venait de passer une soirée en famille, avec sa fille, son petit fils, sa sœur, ses neveux et nièces. Elle est allé aux toilettes avant d'aller se coucher et n'en est pas resortie. On l'a découverte, morte, à 8 heures le lendemain matin.
Mon frère, son mari, était à Paris. Il a été reveillé à 7 heures du matin avec une impulsion intérieure très forte d'aller à la messe à Notre dame. Il ne comprenait pas du tout ce qui se passait en lui, car il n'a pas du tout l'habitude d'aller à la messe, et encore moins à Notre dame. Il y est allé pourtant, et à 9h lorsqu'il est sorti et tandis qu'il rentrait à pied chez lui, il a reçu la nouvelle au téléphone. Terrassé, il l'était, mais il a immédiatement pensé que c'était sa femme qui l'avait envoyé à Notre Dame, et que c'était un signe qu'elle lui avait envoyé après sa mort. Ce signe le porte dans son deuil.
A son enterrement, j'ai pris la parole. Je me suis demandé ce que je pouvais dire pour mettre un peu de baume sur le cœur de mon jeune frère et de ses enfants :
Permettez moi de lire un court passage de ce que j'ai dit
“Aujourd'hui, vous êtes, nous sommes ses endeuillés. Nous allons traverser les étapes du deuil, un chemin douloureux, mais qui, comme toute épreuve, nous fera découvrir des choses que nous ignorons.
Je sais, n'est ce pas François, qu'elle a déjà fait signe de sa présence dans l'invisible, du lien mystérieux qui relient ceux qui s'aiment.
Je sais que vous partagez ma conviction intime que ceux que nous aimons continuent au ciel l'oeuvre commençée sur terre.
Marie Pierre aimait cette parole de Sainte Thérèse : “je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre.”
Nous savons que Marie pierre passera aussi son ciel à faire du bien à ceux qu'elle a aimés, soutenus, reconfortés, leur disant toujours : “Vis ce que tu as à vivre et fais confiance”.
Quelqu'un que j'ai accompagné, il y a vingt ans,( c'etait François Mitterrand) m'avait dit : les morts ne nous demandent pas de les pleurer mais de les continuer.
Marie Pierre, notre manière de te remercier de tout ce que tu nous as donné, notre manière de te porter vivante dans notre coeur, sera d'essayer de te continuer.
Depuis la mort de Marie Pierre, je réflechis beaucoup à cette phrase : les morts ne nous demandent pas de les pleurer mais de les continuer. Bien sûr, nous avons droit à notre chagrin, et nous savons combien il est sain de l'exprimer. Mais le deuil ne peut se limiter à cela. Et spontanément, nous cherchons à continuer la relation avec ceux qui nous ont quittés.
Il y a quelques années, j'avais traduit en français le livre de Mitch Albom, Tuesday's with Morrie, l'histoire de l'accompagnement d'un vieux professeur d'université atteint de la maladie de Charcot, par son ancien élève, aujourd'hui journaliste sportif célèbre. J'avais été saisie par cette phrase :
La mort met fin à la vie mais pas à la relation.
Et je me suis rendue compte que c'était vrai.
Je travaille actuellement à un livre sur la question de l'Invisible.
Une question qui est un vrai tabou. Je suis dans la phase où je recueille des témoignages de personnes qui me parlent de leur rapport avec leurs « invisibles ». Et je me rends compte que cette relation avec ceux qui ont été, qui ne sont plus dans le champ du visible, mais restent vivants dans nos cœurs et dans notre esprit, est quasiment universel. Mais c'est une relation que les gens gardent secrète, qui fait partie de leur intimité. Ils n'osent pas en parler, parce qu'ils craignent aussi qu'on les prenne pour des fous, des « flyés » comme vous dites au Quebec. Nous sommes dans un monde tellement rationnel !
La persistance d'une relation au delà de la mort m'interesse au plus haut point. Mais c'est son caractère intime qui m'interroge.
Voyez, je ne suis pas quelqu'un qui encourage à aller voir des médiums ni des channels, mais plutot à oser entrer dans un dialogue secret, profond, intuitif et personnel avec ceux qui nous ont quittés et qui parfois se manifestent à nous de toutes sortes de manières..
C'est de ce dialogue intime dont j'aimerais vous parler. De son caractère universel et naturel. Les gens disent que c'est « surnaturel .» Je pense, pour ma part, qu'il n'y a rien de plus naturel.
Les théoriciens du deuil parlent de ces expériences comme d'hallucinations qui viennent compenser la douleur de l'absence. Telle personne croit voir, dans la rue, la silhouette de celui dont elle porte le deuil. Telle autre croit percevoir sa présence près d'elle, se reveille parfois dans son lit avec la sensation d'un contact très réel. Ces phenomens s'estompent avec le temps. Mais la relation continue, et certains disent qu'elle s'approfondit. On parle secrètement à celui qui est dans l'invisible, on lui demande de l'aide, et souvent on la reçoit.
Les personnes que je rencontre actuellement, pour la rédaction de ce livre, me parlent de leurs disparus, comme de présences bénéfiques, protectices, elles qualifient parfois ces présences, d'anges.
D'autres méditent les pensées ou les paroles de leurs disparus.
N'est ce pas ce que nous faisons ouvertement lorsque nous citons un philosophe disparu, une phrase qui nous aide à vivre ? Nous continuons à faire vivre sa pensée en nous ?
N'est ce pas ce que nous faisons lorsque la contemplation d'une œuvre d'art, ou l'écoute d'une musique, nous enrichit, nous apaise ?
Lorsque nous avons écrit, Bertrand Vergely et moi même : « une vie pour se mettre au monde », nous avons défendu l'idée que toute vie humaine est une œuvre, dans la mesure où en vivant, nous modifions les autres.
On nous a demandé quelle était l'œuvre d'un enfant ou d'un bébé qui n'a pas eu le temps de vivre. Eh bien, nous prétendons qu'aussi courte soit la vie, elle transforme la vie des autres, elle les fait évoluer, et dans ce sens elle est une œuvre, inachevée sans doute, mais une œuvre tout de même.
C'est pourquoi, lorsque j'ai propose ce titre : « pleurer nos morts mais les continuer », je pensais qu'au delà des blessures et du chagrin, la vie d'un être qu'on a aimé nous laisse un hériage de valeurs et d'expériences. L'autre nous a « modifié », il nous a fait évoluer. Dans le travail du deuil, vous savez combien les psychologues insistent sur ce qu'ils appellent la reconnaissance de l'héritage. Une étape importante qui vient après toutes les autres, après le chagrin, la colère, l'acceptation, et qui est celle qui permet de penser qu'un être humain a tenu sa place dans la chaîne des générations et des transmissions, et qu'il continue à la tenir.
Mon expérience de l'Irak
Le deuxième événement que j'ai vécu récemment, c'était en février dernier, et qui m'a fait réflechir sur le deuil, c'est mon voyage dans le Kurdistan irakien.
A la demande d'une ONG que je connais bien, ELISECARE, je suis partie former, je dirai plutot soutenir, les jeunes psychologues embauchées par le gouvernement kurde pour venir en aide aux femmes yésidis, refugiées dans un camp du nord de l'irak, à 40 km de Mossoul, la capitale de Daesh, qui à l'heure où je vous parle est enfin libéré. Ces femmes ont passé deux ou trois ans comme esclaves sexuelles des soldats de l'armée islamique.
Ce que je peux vous dire, c'est que de toute ma carrière de psychologue, je n'ai jamais entendu des récits aussi horribles.
Mon intention n'est pas ici de vous rapporter toutes les exactions des soldats de Daesh, mais de témoigner de la nature du deuil, dans un contexte de guerre et de violence, dans un contexte où les agresseurs cherchent non pas à tuer les gens, mais à tuer leur âme.
La question que se posent les jeunes psychologues que j'ai rencontrées est la suivante : comment peut-on survivre à de telles violences ? Comment peut-on reprendre une vie normale avec la tête pleine d'images terribles ? Comment peut-on élever ses enfants dans les valeurs qui sont les siennes, quand on a été si abîmé, quand on a subi des lavages de cerveaux, quand on a vu le visage de la barbarie ?
Les médecins et les psychologues qui interviennent dans les camps de refugiés, où je me suis rendue, et pour lesquels j'ai une immense estime, sont conscients de l'importance de l'écoute, de la présence sécurisante, de la confiance qu'il faut restaurer, bref de l'immense amour qu'il faut déployer pour que la petite flamme qui vacille encore au fond de chaque âme trouve peu à peu l'espoir de s'en sortir et de retrouver le gout de vivre.
J'ai commencé à transmettre aux jeunes psychologues des outils dont la psychothérapie moderne dispose, comme l'EMDR, l'haptonomie, la science du contact, les outils d'auto-hypnose et de visualisation.
Tous ces outils qui sont fondés sur le constat que tout être humain dispose en son for intérieur de ressources insoupconnées, et d'une force intérieure incroyable, et que notre tâche de thérapeute est de l'aider à découvrir ou réveiller cette force.
Même s'il faudra beaucoup de temps et d'amour pour que les jeunes yésidis se relèvent de ce qu'elles ont subi, les psychologues que j'ai rencontrées croient à la force de l'amour et aux forces de l'esprit qui sont à l'œuvre.
Que vous dire ? J'ai été frappée par la joie de vivre qui était néanmoins présente dans le camp de refugiés. Je croyais rencontrer des gens abattus, j'ai vu des groupes de femmes réunies le soir au coucher du soleil, avec leurs enfants qui jouaient, des vieux sages qui devisaient dans un coin, Bien sur presque pas d'hommes, car ils étaient tous prisonniers ou tués.
Certains visages étaient fermés, durcis, très souffrants, d'autres souriants. Un drôle de mystère !
J'ai été frappée par la solidarité qui s'est établie entre gens qui ont tout perdu : leur maison, leur village, leur travail, plusieurs membres de leur famille, surtout les hommes, et qui restent néanmoins capables de vous sourire et de vous dire qu'ils sont en vie, et que c'est l'essentiel.
Qu'ai je retenu de cette expérience, que je vais renouveler l'an prochain, ?
D'abord une confirmation des ressources incroyables dont dispose l'être humain, des ressources personnelles, des ressources collectives, des ressources spirituelles.
Ensuite, cette expérience m'a modifiée, moi aussi.
J'ai pris conscience de la chance inouie que j'ai de vivre dans un pays en paix, entourés de ma famille et d'amis, dans un pays qui essaie de respecter les droits de l'homme, d'avoir un toit, un travail, de pouvoir voyager et enrichir ma vie intérieure.
Bien sur comme tout le monde, j'ai mes soucis, à bien des niveaux, des chagrins, des deuils à faire, mais cette incursion dans la réalité de la barbarie m'a fait prendre une résolution personnelle, que je vous confie, non pas en donneuse de leçon, mais humblement parce que c'est ce qui s'est imposé à moi quand je suis rentrée : j'ai résolu de ne plus me plaindre et de dire tous les matins au réveil le mot merci.
Mon engagement actuel auprès du groupe Korian
Le troisième événement très récent qui m'a fait refléchir sur le deuil, c'est la demande qui m'a été faite par le Groupe Korian – qui possèdent des maisons de retraite en France, Italie, Belgique et Allemagne - de piloter deux recherches pour améliorer la fin de vie dans maisons de retraite, et proposer des initiatives pour sortir du déni de la mort.
- la première recherche concerne l'observation des signes avant coureurs de l'engagement dans ce que j'appelle « le processus mortel ». Comment les personnes âgées nous disent qu'elles sentent qu'elles approchent la mort ? Comment elles en parlent ? Quels sont les signes qui nous disent qu'elles lachent prise ? Vous savez, en France, notre dernière loi oblige les médecins à respecter les volontés des personnes concernant leur fin de vie, c'est à dire les directives anticipées. Or les personnes âgées – surtout celles qui ont perdu leurs facultés cognitives – n'ont pas pris l'habitude d'écrire leurs directives. Mais elles disent des choses, qui ont valeur de directives orales. Sait-on les écouter ? Je peux vous dire que non. Ainsi j'ai une foule d'exemples en tête, comme cette femme qui repète à plusieurs reprises qu'elle ne veut surtout pas mourir à l'hopital, mais dans son lit. Et qu'on transfère malgré elle aux urgences, parce que le médecin traitant, qui n'a d'ailleurs pas eu le temps de se déplacer pour venir la voir, ordonne au téléphone de la transférer à l'hôpital. A t'on conscience de la violence que représente une telle décision ? Comment les enfants de cette personne dont la moitié approuvaient la décision du médecin, mais l'autre moitié s'y opposaient, soucieux de respecter le vœu de leur parent, comment vivent-ils leur deuil ?
- L'autre recherche concerne la manière de traiter le corps après le décès. Je me suis rendue compte que dans la majorité des maisons de retraite, les pompes funèbres font sortir le corps en catimini, par la sortie des poubelles, et que le décès n'est pas annoncé aux autres résidents. Se pose t'on la question de la violence d'une telle manière de faire ? les résidents se disent : voilà c'est comme cela qu'on fera avec moi. Je vais disparaître, comme si je n'avais pas vécu. On ne dira rien, mon corps sortira par la porte de service, on ne parlera pas de moi..
Après avoir tant écrit, fait tant de conférences, été chargée de mission au ministère de la santé sur les questions de fin de vie, je constate malheureusement que l'une des raisons pour lesquelles les deuils sont si difficiles à traverser, c'est que la mort est toujours tabou dans notre monde occidental. On continue à faire comme si nous n'allions pas mourir un jour, comme si ceux que nous aimons seront là pour toujours.
Et cette manière de dénier la mort fait des ravages.
On sait quelles en sont les conséquences :
- sur la manière dont on est soigné et dont on termine sa vie. La conspiration du silence est remplacée par des annonces brutales. On dit la vérité, mais comment ? A t'on conscience de l'impact sur celui qui reçoit la nouvelle, sur sa famille ?
- sur la primauté de la technique sur l'humain. Les médecins ont parfois si peur d'annoncer qu'ils sont au bout de leurs ressources therapeutiques qu'ils poursuivent des soins déraisonnables, une énième chimio, un enième examen qui calme leur conscience de médecin formés à guérir, mais qui impose souvent au patient un parcours pénible et inutile, alors qu'il pourrait vivre ses derniers instants plus paisiblement, soulagés de ses douleurs et accompagnés.
- Sur la communication avec la personne malade ou âgée qui pressent sa mort. Comment parler, poser des questions, partager ce que l'on vit, quand on sent que tout le monde prend la fuite ? Il en résulte une immense solitude. Les proches ne savent souvent que dire ou que faire, et leurs visites se font plus rares. Et lorsque le décès arrive, ils ont le sentiment de n'avoir pas pu accompagner, et ce regret alourdit leur deuil.
On pourrait parler longuement des méfaits du déni de la mort.
Il y a une semaine, on m'a demandé de parler 20 minutes à 500 jeunes directeurs et directrices de maisons de retraite, réunis pour leur convention annuelle. Le thème de leur rencontre était le prendre soin.
Comment peut-on prendre soin d'une personne âgée si on ne réalise pas que cette personne pense à sa mort et à son mourir. ? leur ai-je demandé.
« Vous voulez vous perfectionner pour prendre soin de la vie de vos résidents, de la dignité de vos résidents, mais la dignité de la vie et la dignité du mourir sont une seule et même chose. La fin de la vie mérite autant d'attention que la vie. Vous ne pouvez pas, si vous parlez du respect des besoins de la personne âgée, vulnérable, fragile, ne pas tenir compte du fait que cette personne pense aussi à sa fin, et que cette pensée co-existe avec son désir de vivre encore et d'éprouver du plaisir et du bien-être. Ce n'est pas incompatible du tout.
Les soignants observent très bien cette fluctuation entre le désir de vivre encore un peu et la lassitude de vivre. Cette fluctuation est parfaitement normale.
Mais comme nous sommes tous victimes du déni généralisé de la mort, nous préférons stimuler la vie, même quand la personne nous fait signe qu'elle est au bout, nous la rassurons faussement quand elle essaie de partager avec nous ses peurs ou ses souhaits. Quand elle nous dit qu'elle attend la mort, qu'elle la réclame, que ce serait un soulagement, cela nous fait peur ; Nous esquivons. Au lieu de nous asseoir, et d'écouter. Car, vous le savez bien, ce dont les personnes qui sentent qu'elles sont au bout du chemin ont besoin, c'est juste qu'on se pose près d'elles et qu'on les écoute. On constate alors qu'elles ont une relation relativement apaisée avec la pensée de leur mort, mais que les conditions de leur mourir leur font peur. Elles ont besoin qu'on les rassure sur le fait qu'on ne va pas les abandonner, qu'elles pourront rester dans leur lit, qu'on fera tout pour les soulager si elles ont mal, qu'on ne les forcera pas à s'alimenter, et surtout qu'on les accompagnera. »
Vous savez, quand elles disent « je veux mourir dans la dignité », c'est cela qu'elles demandent. Elles ne demandent pas à ce qu'on abrège leurs jours, ni qu'on mette à disposition une petite pilule rose pour se donner elles-memes la mort.
Mais pour être capable de respecter les derniers vœux d'une personne, il ne faut pas être dans le déni de la mort.
Il faut oser parler de la mort en équipe, car « cela ne fait pas mourir que d'en parler », oser se dire qu'on est mal à l'aise, qu'on en a peur, qu'on a été blessé par elle dans sa vie. Il faut oser parler de ses deuils avec les autres. C'est comme cela qu'au fil du temps se construit un éthos d'équipe, une compassion d'équipe »
Vous voyez, dans ma communication à ces directeurs qui ont entre 30 et 40 ans et qui m'ont fait une standing ovation, j'ai insisté sur le fait le désir de mourir, quand ont est très âge, que l'on est usé par le temps, c'est quelque chose de naturel. Ce n'est pas morbide. Les résidents expriment par toutes sortes de signes qu'ils sont au bout : ils veulent rester dans leur lit, se mettent en boule, refusent parfois de s'alimenter. Au lieu de respecter leur façon de se préparer à leur mort, on les stimule, on les force parfois à aller au fauteuil ou a s'alimenter. Les soignants et les familles n'acceptent pas ce syndrome de glissement. Mais quand il n'a pas de connotation dépressive, quand il n ‘y a pas de détresse, que c'est juste une façon paisible de se laisser glisser dans la mort, il faut le respecter. Sinon, on est dans une forme de maltraitance.
Reconnaître le droit d'une personne de se laisser mourir, c'est lui donner « la permission de mourir ». Cela n'a rien d'un abandon, car cette permission doit être assortie d'une présence douce et affectueuse et de gestes et de paroles qui sont des rituels d'adieu.
Mourir de cette façon, comme une petite bougie, c'est une belle mort pour une personne âgée et beaucoup, croyez moi, car je les entends me dire ce qu'ils souhaiteraient, rêvent de mourir comme cela.
Du côté des soignants et des familles, ce n'est pas évident de respecter cela.
Dans nos cultures, il faut stimuler, encourager la vie. Mais cela a t'il un sens quand quelqu'un arrive au bout du chemin et qu'il souhaite juste s'endormir doucement en étant accompagné ?
Heureusement beaucoup de soignants sentent cela et respectent la dignité de la personne, mais se sentent parfois seuls quand ils sont dans un environnement professionnel qui ne sent pas les choses comme eux.
Ce n'est pas simple non plus du côté des familles. Car elles ont parfois beaucoup de culpabilité vis à vis de leur âgé. Culpabilité de les avoir « placés » dans une maison de retraite, de les avoir abandonnés, de n'être pas venus assez souvent les voir…
Vous voyez, je vous raconte cela parce que c'est mon actualité, mais aussi parce que je sais que la manière parfois indignes dont vivent et meurent nos anciens pèse lourd dans le processus du deuil. Et je suis persuadée que si nos sociétés progressent dans cet accompagnement du grand âge, les jeunes générations auront tout à y gagner.
Pour terminer sur ce que je voudrais vous dire par rapport à la mort des personnes âgées, je voudrais vous faire part d'une décision que le groupe Korian a prise.
Desormais, dans les maisons de retraite, le corps du défunt sortira par la grande porte, entouré d'une haie d'honneur, avec une musique choisie par le résident de son vivant. Ce rituel est déjà en place dans quelques EHPAD et il change complètement le rapport à la mort. Les résidents savent qu'ils seront accompgnés jusqu'au bout, les familles se sentent soutenues, le personnel peut exprimer sa compassion. Tout le monde y gagne.
J'arrive à ma conclusion : Nous sommes tous concernés par la mort. C'est ce que nous avons tous en commun, même si chaque deuil est unique.
La mort nous renvoie à l'essentiel de la vie et face à elle, si nous ne sommes pas dans le déni, nous nous appuyons les uns sur les autres. C'est ce qui fait notre humanité, notre dignité d'être humain.
Lorsqu'un être nous quitte
Lorsqu'un être nous quitte, la famille ne se détruit pas, elle se transforme. Une part d'elle va dans l'invisible, et ceux qui restent se sentent entourés, gardés, inspirés par ceux qui sont partis. On croit que la mort est une absence, alors qu'elle est une présence secrète. On croit qu'elle crée une infinie distance alors qu'elle supprime toute distance, en ramenant à l'esprit ce qui se localisait dans la chair. Vivre, c'est souvent se quitter ; mourir, c'est se rejoindre.
Ce n'est pas un paradoxe de l'affirmer. Pour ceux qui sont allés au fond de l'amour, la mort est une consécration, non un châtiment. Plus il y a d'êtres qui ont quitté le foyer, plus les survivants ont des attaches célestes. Le ciel n'est plus alors uniquement peuplé d'anges, de saints inconnus et du Dieu mystérieux, il devient familier. C'est la maison de famille, la maison en son étage supérieur, si on peut dire, et de haut en bas, les souvenirs, les secours, les appels se répondent. Les liens que Dieu a établis entre nous, un peu de mort ne suffit pas à les rompre. Au fond, personne ne meurt puisqu'on ne sort pas de Dieu.
Texte attribué au père Antonin Sertillanges (Dominicain, professeur de philosophie morale à l'Institut catholique jusqu'en 1922)