« L’ultime voyage du nomade » (mention World Press Photo, 2023)
Cohabiter 4
Lieux de disparition, lieux d’évanescence d’un traitement des morts, si actuels, lieux à la charge magnétique quelque peu absentée. Alors ? Quid des relations culturelles entre les vivants et les morts ? Du rapport vie/mort et de ses impacts sur les deuils ?
Parmi tant de formes de non-lieux contemporains, exemple extrême observé par Samira, 16 ans (de dos). Ce camp éthiopien de réfugiés climatiques est une figure tragique du passage obligé entre nomadisme pastoral (pour lesquels des lieux référés existaient) et sédentarité précaire, dépendante et... oubliée. Au final, délétère.
« Une poésie qui défie l’oubli et pose ses yeux sur tous ceux Laurent GAUDÉ, 20171 |
Oui, raconter. Écrire et graver quelques expressions de ces vies dans le caractère durable du lieu choisi par nos devanciers, re-choisi par nous, dans ces lieux ouverts aux pépiements des oiseaux, à la circulation des vents, des odeurs, des murmures et des traces sur la neige, sous l’humus. Des humains. Manière aussi de ne pas précipiter ces humains dans le néant, par l’intelligence sensible du rite. Les lieux des morts et de la prise à bras-le-corps de la mort reflètent le tonus rituel et sont à dire. Ils se racontent, de toutes les manières.
Le texte précédent laissait apercevoir l’infini des destins de notre outre-monde connu, dans sa géographie élémentaire et diversifiée, bien inspirée rituellement. Ici, un constat de départ s’impose : depuis peu dans l’histoire humaine, cet infini se trouve doublé d’une autre conception. En effet, considérablement plus terre-à-terre, cet « infini » observable par tous et chacun est de plus en plus connoté aux scénarii de disposition des restes des morts, dans ce qui se donne comme rituel : une panoplie « sans fin » des gestes possibles, des moments, des lieux. Déjà, l’idée d’une ritualité se trouve ébréchée. Pourquoi ? D’abord du fait qu’une pratique rituelle atteste des limitations humaines avant de célébrer leur dépassement ou l’ingéniosité proclamée à leur propos ; ensuite, parce que, dans aucune de ses acceptions, à ce jour, la ritualité n’est réglée par les fantaisies individuelles. Si elles ont leur place, c’est étant souplement contenues dans l’armature qui nous est transmise, comme vecteur de civilisation. Non pas en la faisant éclater.
Cette tendance au « toujours plus » dans le prolixe mot d’ordre qui fait du « rituel » de tout bois germait dans les années 1980 à travers le slogan « C’est comme vous voulez », devenu « Pas de limite [sic] aux initiatives pour votre proche si cher » et autres formules équivalentes de persuasion consommatoires. Notre fantasme du « tout est possible » est certes flatté ; il n’empêche que l’illusionnisme d’une non-mort avance à visière baissée sous l’appel à la nouveauté tous azimuts. Cet ensemble est souvent assorti de l’assentiment avenant des entreprises funéraires à animer un « petit rituel » là où bon nous semble et de si bonne « foi » : le gazébo fleuri d’une cousine de banlieue, le chalet de famille, un restaurant de quartier ou un aréna que fréquentait l’être décédé, un belvédère au cœur d’un parc national, ainsi de suite. Les rituels de rencontre des (sur ?)vivants se déportent des lieux désignés, au propre ; le rituel funéraire, sans signe de la mort, se retrouve donc hors–lieu. Et peut-être hors règles et gonds qui autorisent l’élaboration de son intensité et de sa portée.
Autre phénomène de la palette des « infinis », apparu en 2022-2023 dans des centres funéraires québécois, ces lieux dévolus à la salutation au mort avéré : ledit rituel, associé à l’émergence de l’aide médicale à mourir, pourrait en prime offrir aux vivants la bascule vers l’autre monde. (Ce phénomène fera l’objet du prochain texte, dans la « mouvance » de la déroute des lieux.)
Auquel cas, quel monde ? À partir de quelles significations des gestes ? Et de quels fonds psychiques ? Dans ce fatras pour d’aucuns si légitimement déroutant — si ce n’est vertigineux et zébré d’impensés —, quels mondes peuvent bien se profiler ?
Commençons à déplier quelques recoins de ces pratiques récentes concernant spécifiquement les lieux. Et si le lecteur se retroussait les manches avec l’auteure ?
Questionner les inédits de l’histoire
sans céder aux effets de mode banalisants :
la progression récente des hors-lieux
Les deux textes précédents relatifs aux lieux qui nous font cohabiter dans le rite ont mis en exergue la valeur symbolique dudit rite : elle est condensée et rayonne dans un espace dédié, devenant du coup lui-même emblématique de puissance symbolique ; ensuite, cette valeur symbolique culmine dans un lieu de l’outre-vie imaginée. Cette riche palette de significations ou cette polysémie est attribuable à l’histoire de ce lieu, aux rythmes respiratoires qu’elle libère, aux liens interhumains qu’elle favorise, aux échanges d’objets, de musiques, de récits des failles et des découvertes, traversés par la beauté, elle-même en partie liée à l’attention au mystère, à cet esprit des lieux.
Un lieu acquiert de la sorte un esprit par son usage vital puisque s’y déroulent, directement ou indirectement, ce qui nous inspire et nous aspire vers l’alliance avec autre que soi, comme les rites. Cet usage n’est pas seulement pratique, il est gorgé de symboliques aux longues racines et au partage rassérénant entre les êtres et leurs regroupements.
Le rite qui se déploie en ces lieux nous fait accéder à cet esprit dans la mesure où il nous prend par l’épaule et nous conduit à des sens intimes autant que collectifs qui ne nous étaient pas apparus jusqu’alors. Cela est observable pour les rites de mort. Ainsi, on entend parfois : « C’est au cours de cette cérémonie que je me suis aperçu de… » ou « Ça a été un moment tellement inspirant dans mon deuil… Je ne me serais pas attendu à ça…»
Pour ce faire, il a fallu un dispositif langagier et scénique, un temps d’arrêt, d’attente, de regroupement, de partage réel et de résonance multiple, entre la biographie des personnes et l’histoire d’une culture. Ce dispositif est au cœur du rite de mort. Il est inséparable du lieu, de cet espace délimité et repérable, mais de telle manière que, justement, on puisse y admettre nos limites d’humains sans en être atterré ou effaré. Pour y trouver à la fois des balises et des ouvertures vers le grand air des espoirs : afin de mieux nous intégrer dans notre monde et sans doute, dans nos mondes.
Autrement dit, comment un lieu devient-il représentatif d’une activité humaine en soi essentielle ? Simplement, lorsqu’on en prend le temps agendaire et le temps de lui donner de soi-même. Nous retrouvons encore ici l’éternel compagnonnage espace-temps qui assume une territorialité pour ensuite la cultiver dans le respect et la consacrer.
Pour l’heure : c’est ainsi que, sans être protégé à outrance, ni ghettoïsé, ni quadrillé de miradors, le lieu rituel n’offre pas seulement le cadre physique, mais à l’avenant, les conditions afin que ledit rite « lève » ou se déploie. C’est dire combien, avant d’être une ambiance, le lieu tient d’abord à une forme précise. Ainsi chaque moment fort de l’existence spécifie son lieu. En retour, le lieu contribue au premier chef au caractère singulier de ces passages, à telle enseigne que c’est souvent d’abord lui qu’on évoque en narrant des funérailles ou leur équivalent.
En somme, ce qui se passe au sein de la ritualité aide à traverser les écluses, voire les écueils de tout passage et en souligne la richesse. Cet échange entre, d’une part, nos personnes qui prennent soin des lieux et, d’autre part, ces derniers qui nous marquent au creux des passages déterminants, leur confère justement une singularité. Et ce n’est pas parce que ces passages « font partie de la vie », qu’ils pourraient être banalisés.
Or, ces particularités de cadres physiques extérieurs à soi — et ne laissant pas place à nos seules préférences identitaires individuelles — semblent actuellement s’estomper, particulièrement depuis que tout un chacun réclame sa propre singularité. Avec entre autres ce résultat : les lieux propices au rituel, reconnus et codifiés afin de prendre acte collectivement des passages existentiels, se déqualifient au profit des lieux empruntés « en passant » : endroits subjectivement significatifs, certes, mais endroits poreux, uniformément agréables, efficaces au mètre carré et donnés comme signalétiques de l’activité humaine du 21e siècle. À l’avenant, nos passages existentiels s’uniformisent vers la règle d’or de « l’expérience » individuelle et, de surcroît, surtout figurée délicieuse.
On constate dès lors une tendance, dans une foulée trop automatique pour ne pas être troublante : délocaliser nos morts des lieux mentalisés par l’humanité, institutionnalisés, communautarisés, préservés, pour les confier à des « lieux » épars, indistincts, au flux aléatoire. Seraient-ils alors réellement des lieux, imbriqués au sens du rite ?
Les non-lieux des pratiques funéraires,
devenus une forme d’idéal espaciel hors-lieux
Où sont et que sont ces non-lieux ? Impartis à quel monde ?
De manière générale dans la culture dominante : « Un monde où l’on nait en clinique et où l’on meurt à l’hôpital, où se multiplient, en des modalités luxueuses ou inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires (les chaînes d’hôtel et les squats, les clubs de vacances, les camps de réfugiés, les bidonvilles promis à la casse ou à la pérennité pourrissante), où se développe un réseau serré de moyens de transport qui sont aussi des espaces habités, où l’habitué des grandes surfaces, des distributeurs automatiques et des cartes de crédit renoue avec les gestes du commerce “à la muette”, un monde ainsi promis à l’individualité solitaire, au provisoire et à l’éphémère2. »
Dans ce contexte général de la fugacité et d’une paradoxale dépersonnalisation, je formule ici les caractéristiques anthropologiques des (non)-lieux en lien avec le traitement des morts et selon l’évolution socio-culturelle prévalant sous nos latitudes. On peut parmi d’autres en dégager cinq (5) traits parfois concomitants dans le temps.
1. L’affranchissement du lien quotidien en regard du rite de mémoire
« Des espaces qui ne sont pas en eux-mêmes des lieux anthropologiques [là où l’on se reconnaît comme “membre de”, sans allégeance idéologique, qui peuvent évoluer et à échelles diverses, mais nommés], espaces qui n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci sont classés et promus “lieux de mémoire”, qui y occupe une place circonscrite et spécifique3. » Une mémoire externe, désarrimée de nos liens familiers, qui aboutit sur des lieux où se souvenir — et apprendre de ce souvenir-même — sont non seulement cantonnés, mais exclus des parcours mentaux quotidiens. Par exemple, une dame réclamait récemment (en dépit d’une écoute bien réelle) « un lieu précis pour “faire son deuil” », au sens de pouvoir y déposer sa besace de tristesse, au risque néanmoins d’emmurer, de javelliser la peine et le souvenir : de les extirper du vivant prismatique, quotidien, rencontré au détour d’un sentier, d’un banc, d’un concert… et, encore une fois, arpenté en ces lieux où la société des morts se matérialise.
Dans cette rupture convenue entre l’actuel et le passé, voire dans leur clivage, on pense donc évidemment aux cimetières, situés aux premières loges de cette tendance appauvrissante du lien global de mémoire. En effet, pour nombre de nos contemporains nord-occidentaux, les lieux des morts s’érodent sous une trajectoire repérable : intrinsèquement code signalétique du destin, émouvant, qui ne suscite pas uniquement de la tristesse (ce point est fondamental) ; ensuite et pour d’aucuns, lieu privilégié de soutien au deuil ; enfin, prioritairement vécus comme morbides, dans la mesure où ils ne seraient perçus que comme un espace de stockage fonctionnel des morts. Une telle déqualification commande forcément une requalification, mais cette fois, qui ne s’accompagne pas systématiquement de philosophie du destin : délaissant les prés délabrés du repos des morts, une variante tient dans la réhabilitation des morts «historiques», ces personnages-phares de la vie en société. Ou encore, à des préaux de spectacles qui prétendent revenir aux usages communautaires des carrés des morts médiévaux, notamment lors des fêtes calendaires des morts. Par crainte de moralisme — ce tabou si actuel4 —, les évocations des heurts et erreurs autant que des « leçons de l’histoire » risquent d’être édulcorées.
Ici, comme pour d’autres avancés, la nuance est néanmoins bienvenue. Que nos sensibilités souhaitent rendre ces lieux plus amènes en les végétalisant, en les émaillant d’œuvres d’art qui n’ont pas besoin d’être grandiloquentes ou en signalant les modestes apports des familles est évidemment de bon augure. On explorera sous l’onglet Récits intemporels de cimetières comment ces derniers pourraient être réhabilités au regard de notre conscience de la fragilité humaine sur une planète malmenée, pour nous concentrer ici sur la manière dont les non-lieux ébrèchent la ritualité… si nous souhaitons ensuite la rénover.
2. La volatilisation des restes dans la dynamique glorifiée de la légèreté
Imaginons un instant que la ritualité, marquant la perte d’un être aimé, se réduise à un envol de ballons. Ce qui équivaut à « une âme se libère », un principe éthéré trouvant une façon gracieuse de prendre congé. « Enfin ! » diraient d’aucuns. Or, sans autre geste symbolique que ce relâchement de ballons, sans récit et sans inscription dans une forme de transcendance, même minime, nous serions (et sommes) désemparés.
Pour autant, qui bouderait la légèreté ? Ses acolytes que sont la douceur, le répit et même l’insouciance épisodiques sont bienvenus. Cependant, s’il s’incrustait, ce mode de vie nous ferait régresser à un mythe bien pauvre ou à un idéal désaffecté, détaché de tout. Plus encore, chacun sait qu’il n’est pas une bulle éthérée, dotée par conséquent d’une existence très fugace… Si ce fantasme s’actualisait, cette bulle serait soumise à des aléas qui ne se résument pas à des crises pandémiques. Alors que nous clamons notre détermination sur tant de registres.
En somme, nous composons de toutes manières avec la pesanteur et la gravité, celles de notre corps d’abord, des terreaux vitaux ensuite et puis, celles des lourdeurs de l’aire et de l’air du temps.
Ces lourdeurs ne sont néanmoins pas toutes nocives ou accablantes, même désignées comme « négatives ». L’ancrage compact qui nous échoit demeure à équilibrer avec ce souhait mi-légitime, mi-fuyant, ainsi, de vivre sans trop d’amarres, in-dé-pen-dants.
Si l’édit social nous serine la fuite en avant, il peut être opportun d’y réfléchir en admettant notre ambivalence : « Car chacun, dans chaque lien, fait l’expérience d’une responsabilité “incalculable et sans répit” du joug de la condition humaine qui fait de tout acte humain un affrontement de l’un et de l’autre sur la scène de la toute-puissance et de la limite. Rien d’étonnant alors à ce que, pour chaque sujet, la question de la responsabilité soit au cœur de positions fondamentalement ambivalentes ; ni que chacun ne soit écartelé entre [d’un côté] la grandeur de ce qui m’oblige, me parle de solidarité, de réciprocité, fait que mon acte compte et [de l’autre côté] l’horreur de ce qui m’oblige, [horreur de ce qui] entre en contradiction avec l’ordre des plaisirs, m’invite à la fuite, à me dérober à ce “rendre compte”, [ce “rendre compte”] qui soustrait la liberté humaine à l’ordre de l’illimité et fait obstacle au désir de légèreté5. »
De fait, il nous faut limiter notre fantaisie de légèreté, pourtant légitime. La tentation de la fuite et, culturellement, dans la course où s’autorisent l’évitement et l’aveuglement, nous atteint de maintes parts. Le statut de la mort est à la fois l’origine de ce réflexe — par la peur fondatrice qu’elle engendre —, et son aboutissement, notamment par notre tendance culturelle à faire disparaître les traces des morts, sans en « rendre compte ».
Entre l’extrême de ce rejet culturel et celui de l’obsession morbide, un équilibre cherche à se frayer un chemin : entre la légèreté du vivant ET ce qui est de toutes manières psychiquement ressenti comme pesanteur, à savoir notre destin humain et les circonstances qui renvoient à la mort bien concrète.
Qui a parlé de la « grâce de la pesanteur », et qui d’entre nous l’aurait ressentie ?
Pratiquement, s’ensuit une question de taille : si on lance les cendres de nos êtres chers, quelles sont les possibilités de trouver l’énergie d’élancer nos consciences, dans une lourdeur assentie? Lorsque cette lourdeur est mâtinée d’aisance, nous bougeons hors du connu. Par contre, si on lance à tout vent, comment relancer les traces des morts, et surtout, du destin ?
Ici, un pas de côté s’impose. L’attachement ou le non-attachement aux restes corporels prennent de multiples formes. Disperser les restes cinéraires6 par exemple dans la fluidité aqueuse, sans traçabilité, est une chose ; les conserver en un lieu répondant aux fantaisies privées en est une autre. Et encore autre chose le fait de les protéger comme ensemble à proximité collective des lieux d’échanges entre vivants : les cimetières — qui ne sont pas que chrétiens — ou leurs équivalents (tels les columbariums extérieurs). Mais le regroupement collectif peut aussi lui-même se distinguer entre, d’une part, le site accessible, public, dédié à la déposition des restes, et, d’autre part, l’inscription ou le rappel qu’il y a eu existence de telle et tel : pourquoi pas alors un registre au grand air7 ?
Notre pas de côté se double de précautions concernant nos si aisément accessibles renvois à d’autres cultures : ainsi les emprunts effectués ne considèrent pas toujours les logiques et les symboliques d’origine qui leur confèrent leur propre authenticité. En effet, il arrive que les restes des morts ne soient pas rapatriés au lieu des origines ou de parcours significatifs « de leur vivant ». Ce retour chez soi dépend forcément de la définition du chez-soi. Ou des chez-soi, ce qui n’est pas une mince affaire pour des immigrants de première génération. Alors que, pour les « citoyens » du monde — ce statut que beaucoup de nos contemporains s’octroient —, le chez-soi est mobile.
Sur ce dernier trait, des commentateurs comparent volontiers nos pratiques de dispersion de traces des restes par exemple avec les Grecs anciens et leurs pérégrinations sans signe concret de leurs morts. En effet, pendant 12 siècles, les Grecs multipliaient les petits lotissements, appelés alors « polis » et à l’origine de la complexe organisation des démocraties. Ainsi, au cours de leurs nombreux voyages, les conditions exigeaient quelque légèreté, au moins de bagage, et singulièrement, en mer. Dès lors, rompus au qui-vive des conquérants, ils n’emportent pas ou peu les restes de leurs morts, pas plus qu’ils n’érigent de lotissements pour eux : ils les cachent et les font disparaître le plus souvent anonymement. Les morts grecs sont sans lieux, à quelques exceptions près, sans personne dont la tâche serait d’articuler une croyance avec le pragmatisme emmaillé au symbolique, comme on l’a observé dans le texte précédent.
Cette évanescence n’empêchait pourtant pas les anciens Grecs de ritualiser l’existence de leurs morts : ainsi développaient-ils un réseau de personnes responsables de la ritualité funéraire, comme un des éléments du vivre-ensemble si bien mis en forme alors et, comme on sait, dans leur cas, sans trop se préoccuper d’une survie métaphysique. Chacun était tenu d’y participer à titre de geste civique autant que moral.
Ensuite, ils honoraient systématiquement et collectivement les morts disparus dans l’année (ce trait les distingue encore de nous), sans les désigner nommément puisque leurs traces n’étaient pas personnalisées : « Il en va ainsi dans la fête des Génésies, une fête des morts évoqués ce jour là comme “ceux qui sont nés naguère”, plutôt que comme des ancêtres dont certains, parfois, pourraient se montrer impatients de peser sur les vivants de tout leur poids. Ici et là, des traditions mythologiques comme celles de Thèbes parlent de démons vengeurs et de souillures ancestrales8. » (C’est dire que l’imaginaire des rôles et même de la présence des morts n’est jamais disparu, quel que soit le mode de disposition de leurs restes…)
« Peser sur les vivants », se révèle ainsi une suspicion à l’endroit des morts. En leur attribuant de nos jours une surcharge ou encore une charge qui ne soit que potentiellement accablante, il devient justifié de les faire disparaître. Et un brin malicieusement, on peut poser cette question : a priori, pourquoi, au nom de quoi les affubler d’un tel poids ?
Convoquons alors sans idéaliser ce qui, aujourd’hui, commande ainsi cette injonction, bien sûr au bonheur, mais surtout, à l’oubli des engagements ou des redditions de compte et de leurs obligations, au profit des industries dudit oubli.
3. Le « présentisme » ou la valeur resserrée de l’expérience au présent et de la conformité aux tendances passagères, par définition celles « du jour »
« [Le non-lieu] ne fait pas place non plus à l’histoire, éventuellement transformée en élément de spectacle, c’est-à-dire le plus souvent en textes allusifs. L’actualité et l’urgence du présent y règnent. Comme les non-lieux se parcourent, ils se mesurent en unités de temps. Les itinéraires ne vont pas sans horaire, sans tableaux d’arrivée et de départ, qui font toujours une place à la mention des retards éventuels. Ils se vivent au présent9. »
Une figure qui semble osciller entre lieu et non-lieu, selon ses variations, se trouve dans l’initiative en soi fort bienvenue des cimetières forestiers ou encore à vocation écologique en cité. Les textes qui les émaillent sont généralement allusifs en ceci que la palette qu’ils empruntent généralement ne renvoie pas à la mort ou à la désignation des morts : ils y gagnent « une seconde nature », une participation au grand cercle écologique, une seconde vie. Certes. L’euphémisme de la mort y est séduisant. L’évitement rôde.
On note combien la poésie humaine n’y est pas déclamatoire ou incantatoire, puisque la plupart du temps les inscriptions sont restreintes à l’arrivée (naissance) et au départ (décès). Encore faut-il qu’il y ait une désignation de la mort et non pas, au final, une évocation sibylline de la présence de restes, éparpillés. À nouveau, pour prévenir trop d’effet leurrant, pourquoi ne pas ériger un registre public des restes des êtres qui « se transforment », mais sous forme créative ?
Ce rapport au temps en dominante crispé sur le présent ou déporté à toute allure vers le pari “écologique” contribue à faire de nos vies une succession de moments se chassant l’un et l’autre : cette religion de la nouveauté convoque forcément une obsolescence de plus en plus rapide. (Nous examinerons prochainement en quoi le vecteur temps — un des piliers du rite — se trouve malmené au cœur même de l’accueil de la réalité de la mort.)
4. La solitude, muselée
« Comme les lieux anthropologiques créent du social organique, les non-lieux éphémères créent de la contractualité solitaire10. »
Par « contractualité solitaire », hormis les rapports d’échange marchand de commerce courant, entendons l’interaction prévalant dans la mire d’abord si ce n’est exclusivement du calcul des intérêts des uns et des autres. On notera le paradoxe : d’un côté, l’obligation généralisée à « j’entre en contact avec toi en espérant « ME reconnaître » (ou que « TU me reconnaisses ») et, de l’autre, le « vive LA différence… ». Comme si l’égocentrisme mutualisé était une forme de mot de passe, dans une altérité racornie.
Si on reporte ce constat sur les lieux des morts, négligés? L’identification trop prégnante dans une « quête » continue de validation de soi de même que la différence de l’autre comme objet de curiosité se bornent souvent au caractère visible des existences. Être vivant, ce serait être vu et se faire voir. À force, la « visibilisation » qui s’épuise elle-même au cours des existences se repose sur son contraire : être mort, c’est non seulement être invisible (longue et nécessaire histoire) en termes individuels, mais c’est se faire retrancher des modes d’échange symboliques.
Ainsi se forge ce que l’on sait de l’invisibilisation sociale des morts, sauf celle concernant les morts illustres. Auquel cas, on « célèbre » à qui mieux mieux leurs vertus et leurs apports, dans une sédimentation de renvois à leurs effets sur soi, cette nouvelle recette du social donné comme organique. (Je reviendrai aussi sur la mort des « illustres ».) C’est que la saturation du spectacle commandera non pas tant une cohérence dans les interactions quotidiennes, dans le souci de l’autre, que la demande de répit, vite suivie de l’attente de la prochaine exaltation rassurante.
Toutefois, je n’en généraliserais pas l’enjeu dans la mesure où il arrive que le rassemblement spontané et ému suscite de lui-même le désir d’une forme d’être-mieux-ensemble. Alors, timidement, se dessinent une autre géographie du lien avec les êtres qui nous ont précédés, une autre présence dont le rappel, s’il est éminemment intime, ne saurait rester dans l’abîme du privé : on se souvient de l’être en soi, mais en montant un cran plus haut, ce souvenir se matérialise dans l’imitation tangible de ce que l’on appréciait chez lui. Le sens du legs s’enrichit de la pratique, et davantage lorsqu’elle est concertée et concertante, créatrice de lien social.
A contrario, l’espace du non-lieu ne crée ni identité singulière, ni relation, mais solitude et similitude stérile des renvois. Par ailleurs, les conséquences de cette solitude à la fois ressentie mais non radicalement réfléchie se font sentir sous un autre figure du non-lieu, dans la foulée des caractéristiques de ce dernier.
Le hors-lieu ou le dedans domestique
5. Le libre–arbitre individuel et la rétention
domestique des restes des morts
Dans l’éventail « infini » désigné en introduction, un marqueur dominant tient au sort des restes physiques individuels, certes répandus ou lancés dans le registre de l’infini des éléments bio-physiques de notre Terre, mais aussi tenus en quelque sorte en garde à vue, chez soi. Il y a peut-être là manifestation d’un malentendu sur la délimitation entre vivants et morts.
L’a priori de la réplication de la vie empirique connue… et du désarroi
Pendant des millénaires, la question de la place physique des morts, parfois épineuse, se posait politiquement et se gérait collectivement. Ici, sous couvert de détermination individuelle rayonnante, elle peut paradoxalement accabler lesdits individus, ceux-là mêmes qui rêvaient de légèreté, parfaitement affranchis d’un ordre social explicite. Un point majeur surgit dans cette tendance au choix auto-référencé : nous faisons dans la mort comme dans la vie. En quoi ?
Dans la vie, l’insécurité : « La crise que nous vivons porte directement sur la formation de l’individu, sur les formes de subjectivation, sur les frontières du soi. L’individu se retrouve souvent asservi, massifié, isolé, inhibé dans sa pensée. Il est dans une insécurité permanente, dans le désarroi, soumis aux injonctions paradoxales d’une société globalisée, peu sûre d’elle-même, projetant ses incertitudes sur lui, l’enjoignant au dynamisme, à la mobilité, à la flexibilité, le soumettant alors à une créativité permanente11. » L’enjoignant à trouver en lui les réponses, et même à « se réinventer », dans des situations complexes, non tenues comme telles et d’autant plus confondantes.
L’hésitation à propos des frontières du soi peut bien rejaillir sur les frontières ou ces délimitations entre ce qui est imparti au vivant et ce qui l’est à la mort. Devant la mort, le réflexe premier dans une culture génératrice d’insécurité (et déroutée sur ses causes) sera justement de se sécuriser. Comment? En transposant le plus à l’identique possible ce qui prévalait du vivant, à savoir se réfugier dans le connu : la primauté du libre–arbitre individuel.
Il se trouve que cette logique de reproduction linéaire de nos manières d’être dans la mort « comme dans la vie » ne reproduit pas que le désarroi. Elle rase le sens de la mort en calquant pour elle l’exact modèle du vivant, avec ce double résultat : le brumisateur du désarroi général se renforce de comportements de deuil auto-référés tout autant risqués et sources de souffrances muettes ; en sus, le caractère inaltérable de la mort comme altérité se trouve précisément altéré.
La mort est par conséquent réduite à un mauvais moment auquel s’adapter, sans trop considérer la conscience de la finitude dans son autonomie intrinsèque, laquelle bien sûr, n’exclut pas son autre face, le désir de vie. (Ce désir de vie fait en sorte que la mort, dans sa puissance radicale, nous fait avancer plus librement, soucieux du vivant.) La mort devient littéralement à la fois clone de la vie et, dans le même mouvement, exclue puisqu’elle n’est évidemment pas « comme la vie ».
Malaises, insituables malaises.
Concrètement, alors que l’on croit « bien vivre son deuil » en rapatriant « son mort » en un tout ou en contenants partagés entre proches dans un territoire quotidien, on peut bien le lester. Curieux détour, si ce n’est impasse du fantasme de légèreté. En effet, ce qui est souhaité comme « ultime » valorisation du lien affectif au domicile des vivants, peut s’avérer « contreproductif ». En quoi donc ?
Séparer concrètement pour mieux distinguer psychiquement
Disons-le autrement : sans distance physique calibrée, il y a bien peu de possibilité de distance métaphorique. C’est bien en cela que l’absence de lieux référés pour les morts et la mort encombre par son flou et freine le deuil.
Pour en explorer la dynamique, il nous faut refaire connaissance avec l’enjeu de tout deuil, sur le socle de l’apprentissage préalable du sens original du renoncement. Il tient dans la limitation guidée de notre fantasme de toute-puissance, incluant la toute-puissance de l’amour. Si dès lors le deuil nous oblige à ré-effectuer à chaque perte ce travail de discernement, il nous met en piste pour un développement-clé : trouver le juste équilibre entre attachement et détachement. L’attachement nous renvoie de prime abord au déchirement de la perte comme telle, dans la cruauté de l’absence et l’idéalisation de l’autre. Mais cet attachement trouve d’autres marqueurs pour glisser peu à peu vers l’attachement au legs de l’autre, en soi et tel que le temps le métabolise pour soi.
Ce glissement pivote petit à petit vers le détachement : non seulement en regard de notre chagrin vif, de la réclamation de présence ou de la déploration de l’absence de l’autre, mais bien de leur désamarrage vers une présence… d’une autre nature. Or, ce mouvement s’adosse au vécu abrupt et laisse place à l’effort qui permet de se hisser au-dessus des émotions premières, ou même de concevoir que l’on en soit capable. Il ne se déploie pas dans le vide ou même, uniquement dans une force intime qui serait auto-générée. Ce lent mouvement de séparation des affects premiers se nourrit lorsque, au premier temps de la perte, se concertent les conditions groupales et collectives et les subjectivités particulières. Pareille concertation atténue la dureté de la mort et permet d’y trouver sens : encore une fois, au sein d’un lieu dévolu. Et vu que nous ne sommes pas de purs esprits.
Car il est une loi imparable : ce détachement lent, imperceptible, ce renoncement à ce qui fut, tel qu’il le fut, requiert un butoir matériel, physique. Pour que cela se produise, il doit y avoir une prise de distance matérielle de ce qui reste de la réalité tangible de l’autre. Autrement dit, la dynamique de l’aveu de l’attachement noué à la nécessité du détachement — l’un et l’autre étayés dans le rituel — porte un autre enjeu, déterminant et attesté depuis des millénaires, bien avant la dominante actuelle des problématiques de deuil personnel.
En effet, l’enjeu explicite de la ritualité et celui, implicite, de tout deuil, est de trouver une juste place pour son mort, et d’abord dans la communauté des morts. Cette forme de distance ritualisée induit un processus de distanciation eu égard au manque que l’absence nous fait ressentir. Cette distanciation permise et portée par le rituel n’est pourtant pas synonyme d’oubli des êtres. Elle pose plutôt ceux-ci dans une continuité humaine. C’est pourquoi le rituel ne peut être réinventé entièrement à chaque mort d’une personne, mais offrir dans sa forme même des repères issus de la part sagace des traditions : le sentiment d’être «part de» et non pas «en quelque part» confuse. Les lieux laissant place à la mort sont le corollaire de cette participation à plus ample que soi.
En ce sens, le processus de deuil implique un jeu subtil qui est d’abord physique et territorial, à savoir apprendre à négocier une distance et une proximité saines. La distanciation tangible favorise le calme de la distanciation psychique, distance entrecoupée de quelques mobilisations de la mécanique corporelle pour rejoindre de temps à autre le lieu des morts, chez eux.
Il n’en demeure pas moins que, par l’enveloppement rituel qui atténue la dureté du choc, le mort accède matériellement à un autre domicile : la vertu rassurante réside précisément dans le fait que ce qu’il en reste n’est pas balloté dans l’incertitude, voire dans le néant, sous prétexte que le corps sans vie n’est plus rien. Ce n’est pas tant qu’il soit quelque chose, mais que ce quelque chose, si infime et dérisoire qu’il devienne, symbolise au premier chef la réalité de la mort. Et la trace du caractère sacré de l’intégralité et de l’intégrité des êtres.
À délocalisation socio-rituelle et abstraction de la mort, sur-investissement domestique ?
Or, on sait que, pour maints contemporains, cette séparation est bâclée au premier temps de la mort, celui des funérailles, ce qui peut nous aider à comprendre la pratique de rétention domestique. Dès lors, une hypothèse : la conservation chez soi des restes serait-elle une riposte au nom d’une quelconque matérialité qui reprendrait ses droits en raison de l’absence actuelle de signes de mort et ce, bien paradoxalement, au cours des funérailles ou de ce qui en tient lieu ?
Nous retrouvons en ce processus une sous-signifiance de la réalité de la mort, par ce quadruple constat :
- On commande une humeur joviale, comme s’il ne s’agissait pas en soi d’un double contresens (commander et se réjouir), en sus de l’absence de code signalétique particulier, même au sein des lieux funéraires remarquables de sobriété et d’épure, tels des décors de designers ;
- Le mot « mort » est évité au profit de ses euphémismes bien connus (« toujours vivant ») ou référant à une activité de « célébration » comme celles qui se retrouvent constamment sous tant d’occurrences ;
- La réalité matérielle de la mort s’est absentée avec le corps, sans que l’on y expose nécessairement un signal de cette disparition, tels un objet, un outil ou un vêtement coutumiers, désormais déshabités de leur propriétaire. Ces objets symbolisent la mort, l’absence définitive ; ils diffèrent de ceux qui sont présentés, par exemple, lors d’un hommage en ceci que ces derniers représentent ce qu’était l’autre « de son vivant » ;
- Les restes cinéraires eux-mêmes ne sont pas retenus à titre de cran d’arrêt devant le mystère de la mort, comme peut l’être le poids et le caractère multidimensionnel d’un corps inanimé et traité avec soin. Ces restes sont abstraits du fait de leur matière même qui s’apparente à d’autres résidus, du fait qu’ils sont muets sur l’identité singulière de qui n’est plus et du fait qu’ils sont contenus dans un bel objet. Bel objet qui viendrait compenser la sensation et le sentiment d’insignifiance de cette néo-sémantique de la mort ? Et encore là, nous la faire oublier alors qu’il existe un lieu parfait pour la prendre en acte ? Par conséquent, devant cette forme d’irréalité, on s’étonnerait du surcroît de réalité que peut appeler la garde chez soi des restes ?
Dans cette éventualité, de se trouver seul à compenser pour la lacune de rituel social enfonce davantage l’endeuillé dans le désarroi puisqu’il est de son ressort exclusif de jauger la distanciation propice au deuil : on ne compte plus en clinique les conflits de loyauté entre, d’un côté, cet engagement quasi–surhumain à l’endroit d’un proche décédé et, de l’autre, la nécessité intime de procurer au lien une distance physique réelle. Comme personne, dans l’acuité d’un grand chagrin, n’imagine l’éventualité d’un tel éloignement, la ritualité groupale y pourvoit dans sa sagesse prophylactique. Elle contraint, certes, mais dans la douceur qui rassure du fait d’un cadre qui fait à la fois ressentir ensemble l’épreuve et se dépasser par l’aptitude à considérer les sens en camaïeux.
On ne peut non plus en rester à cette faille contemporaine de ritualisation groupale qui vient susciter pareille pratique, même donnée comme « rituelle » par l’être en deuil.
C’est qu’un motif majeur intervient ici : on voudra opposer à la dureté de la réalité la qualité incommensurable de l’affectivité ou encore l’ultime valorisation d’un lien affectif que la mort blesse âprement. S’érige ainsi un culte de son mort, variante détraquée du culte des morts. En quoi y aurait-il dérapage ?
D’une manière générale, en raison de la loi du mouvement de la mort et de la vie : «Qu’en est-il alors de la distance si nécessaire à ce “culte raisonnable” grâce auquel, dit Lévi-Strauss, les morts restent “chez eux” ? Vivre avec ne veut pas dire vivre ensemble12.»
Plus précisément, il n’existe pas de mention ethnologique de « culte » à l’endroit d’un mort, sauf celui concernant un chef d’État ou autre dignitaire, mais sous des fonctions fort différentes non explorées ici. Dans la vaste majorité des cas donc, le culte et le mobilier d’apparat qui symbolisent l’être absenté l’enchâssent plutôt dans un petit groupe, généralement référant au lignage. Ainsi, un autel domestique n’est jamais érigé pour un seul être, même si on peut comprendre qu’il faille créer un certain décorum pour l’urne ou l’équivalent. Y sont « présentifiés13 » les restes et ce qui les représente pour plus d’une génération. De plus, l’autel domestique des morts ne monopolise pas tout le sens de la place des morts : il sert de rappel conventionné et ouvert dans le cercle intime d’un emplacement autrement conventionné, celui de la société des morts, bien territorialisée, auquel cas ce ne sont pas les restes qui servent de point d’appui puisqu’ils sont logés dans ce site externe, mais le site lui-même qui enveloppe un ensemble de signifiants-restes.
Ces réserves étant émises concernant notre capacité d’appropriation culturelle parfois bancale, à propos de la sémantique cultuelle, jetons un regard sur une autre forme d’appropriation, plus mercurielle. C’est que la confusion qui interdit cette distance « raisonnable » agirait aussi sur d’autres plans.
Au domaine des inconscients, cette rétention des restes du mort chez soi peut être un indice du fantasme inconscient de fusion avec l’autre qui prendrait une sorte de revanche post-mortem puisque l’avis du défunt n’est plus requis ; il peut encore s’agir d’une forme d’acmé relationnelle, si la fusion exista du vivant des deux êtres. Dans le temps du deuil associé à la rétention domestique des restes, cette fusion identificatoire consisterait en une auto-tombe pour le survivant, en une sorte d’arrêt sur image, fixant celle-ci jusqu’à en obturer tout progrès ou, à tout le moins, à en amplifier le caractère pénible.
Coiffant le tout, il se peut que, à son corps défendant, la psychologie populaire y contribue en axant le deuil, certes toujours relationnel, dans le seul orbite du lien interpersonnel et sous responsabilité individuelle.
Des lieux pour distinguer présence des restes physiques et présence psychique
Au bilan, outre le fait de priver les autres d’un lieu collectif de déposition des restes des morts, à la visite partageable, la rétention chez soi ne favorise pas la mise en route de la distanciation, justement parce qu’il n’y a pas de distinction entre les traces psychiques et physiques.
C’est aussi se méprendre sur l’attachement et sa dynamique : il n’est pas que physique, et même du temps du vivant, l’absence ponctuelle de ce corps à corps, dont le manque est nommé, engendre la capacité de se représenter l’autre. Et c’est bien ce qui défaille dans l’urne sous image d’Épinal d’une quelconque sanctuarisation des restes : la pensée analogique écope. Comment ? Pour avancer à partir du manque, il ne s’agit pas de le compenser par une pseudo présence physique, mais de trouver entre soi et l’absenté une forme de substitut symbolique qui le rende présent d’une manière inusitée : ce quelque chose qui « me fait penser à ».
C’est la pensée analogique, associative, justement aérienne, que nous pratiquons en portant un vêtement cher à l’autre, en regardant sa photo, en relisant des billets qu’il nous adressait, en visitant un paysage partagé. (Voir le premier texte consacré aux lieux.) Non seulement revient-on à des gestes qui avaient nourri ce lien en l’absence provisoire de la personne, mais la force de cette nourriture-là se double de la création de sens attribué à d’autres gestes lors de la perte définitive : par ces médiations, la caresse mentalisée de la part de l’autre, si elle accroît au départ le sentiment de gouffre, vient peu à peu réparer le vide et atténuer le tremblement. La peine vive se transmue en peine douce.
Et voici qu’apparaît un double étonnement : l’existence de l’autre nous frôle sans que nous la réclamions ; nous changeons au travers de ce deuil, entre autres en adoptant inconsciemment des traits de l’être admiré et aimé. De fait, nous ne sommes plus « comme avant ». Symboliser permet la part d’oubli qui apaise.
Par ailleurs, on ne pourrait attribuer cette pratique qu’à une structure de liens interpersonnels. Encore là, le paysage collectif contribue au sens.
Bilan : de hors-lieux connus à sans-lieux,
ni topologiques, ni d’espérance ?
L’évacuation des morts de lieux qui les accueillent et font germer les civilisations me fait penser au sort des réfugiés climatiques, politiques et ceux broyés par les mécaniques aveugles des idéologies : ils sont sans-lieux. Dans toutes ces situations, et même sous des registres si différents, il y a privation d’un droit naturel élémentaire.
En effet, la « première des libertés humaines consiste en la possibilité de quitter son lieu de vie [ou ce monde] en ayant la certitude que l’on sera accueilli, traité et même respecté dans un autre pays14. »
Or, si les vivants, en envisageant leur mort, redoutent avec raison le fait que les morts n’ont pas et n’ont plus de pays autre que dans le cœur des vivants, que font-ils ? Ils amplifient le trait en se défendant par avance : ils vont au-devant de ce qu’ils estiment être le sort actuel des morts en forçant le pas sur la pratique de disparition, ils se proclament « libres comme l’air ».
Ainsi, les morts, exclus et évaporés des lieux, devenant des êtres hors-lieu, se retrouvent-ils sans lieu, tant et si bien que le retranchement des lieux rituels contribuerait à faire abstraction des morts : sans histoire, sans identité, sans relation avec le commun. Quels liens entre vivants et morts peuvent-ils dès lors tenir ?
En conséquence, dans le silence, il est plausible que nous piétinions autant ces morts que la mort elle-même, sans dommage apparent, et sans nous douter de ce que nous nous infligeons.
À suivre.
Pour les quelque deux millions de personnes parmi la population gazaouie,
qui, bien que dans des situations immondes, sans répit et sans abri,
rejoignent le délirant décompte mondial des réfugié.es et des exilé.es.15
© Luce DES AULNIERS, professeure-chercheure
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Notes
- GAUDÉ, Laurent (2017). De sang et de lumière, Paris & Montréal, Actes sud (2019)/Léméac, 112 p., p. 7-8.
- AUGÉ, Marc (1992). Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la sur-modernité, Paris, Seuil, 156 p., p. 101. Soulignés de LDA.
- Ibid, p. 100.
- Tabou : précaution langagière si courante : « Je ne serai pas moralisant.e», « je ne juge pas », pour sitôt enfiler subtilement une série de conseils. Or, refuser explicitement de faire partie d’une attitude donnée comme bien réelle (mais ici en mésinterprétant le sens de morale et de jugement) et l’incarner néanmoins, est typique de la dénégation. Ou, selon le dicton, « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». En cela, l’on peut confondre le moralisme avec le sens moral qui est le propre de la conscience humaine. Et on peut étiqueter de «moraliste» l’analyse des motifs non–évidents de nos choix, avec pour conséquence que la pensée est aplatie au profit de l’opinion qui ne précise pas ses fondements et ses a priori par des contextualisations et qui se contente de descriptions des faits vécus en dispensant des périphrases à leur propos.
- VACQUIN, Monette (dir.) (1994). «Préface», Responsabilité. La condition de notre humanité, Paris, Ed. Autrement, pp. 10-19, p. 13. Soulignés de LDA.
- Expression préférée à «cendres», puisque le dépôt de cendres issues de la crémation renvoie aux parties molles, alors que les os sont broyés pour acquérir une substance granuleuse et être ensuite disposés.
- Les mémoriaux allient la marque d’un évènement majeur et la dénomination des personnes qui en sont.
- DETIENNE, Marcel (2011). «Du poids relatif des morts». (Entretien avec A. ESQUERRE), Dossier sur les morts, leurs lieux et leurs liens, Presses de Sciences Po, no 41, Février 2011, pp. 105-119, p. 106. Soulignés de LDA.
- AUGÉ, op. cit., p. 130.
- Ibid, p. 119. Soulignés de LDA.
- ENRIQUEZ, Eugène, HAROCHE, Claudine (2002). La face obscure des démocraties modernes, Toulouse, Erès, 120 p., p. 8. Soulignés de LDA.
- URBAIN, Jean-Didier (2018 [1989]). L’archipel des morts, Paris, Payot, 358 p, p. 310.
- Expression tirée de : THOMAS, Louis-Vincent (1980). Le cadavre: de la biologie à l’anthropologie, Bruxelles, Ed. Complexe, 220 p., p. 29.
- GRAEBER, David, WENGROW, David (2022). Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, (trad. de l’anglais G-B), Paris, Les liens qui libèrent, 743 p., p. 652.
- 114 millions de personnes déplacées de force à travers le monde (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés -HCR-, octobre 2023).
GAUDÉ, Laurent (2017). De sang et de lumière, Paris & Montréal, Actes sud (2019)/Léméac, 112 p., p. 7-8.
AUGÉ, Marc (1992). Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la sur-modernité, Paris, Seuil, 156 p., p. 101. Soulignés de LDA.
Ibid, p. 100.
Tabou : précaution langagière si courante : « Je ne serai pas moralisant.e», « je ne juge pas », pour sitôt enfiler subtilement une série de conseils. Or, refuser explicitement de faire partie d’une attitude donnée comme bien réelle (mais ici en mésinterprétant le sens de morale et de jugement) et l’incarner néanmoins, est typique de la dénégation. Ou, selon le dicton, « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». En cela, l’on peut confondre le moralisme avec le sens moral qui est le propre de la conscience humaine. Et on peut étiqueter de «moraliste» l’analyse des motifs non–évidents de nos choix, avec pour conséquence que la pensée est aplatie au profit de l’opinion qui ne précise pas ses fondements et ses a priori par des contextualisations et qui se contente de descriptions des faits vécus en dispensant des périphrases à leur propos.
VACQUIN, Monette (dir.) (1994). «Préface», Responsabilité. La condition de notre humanité, Paris, Ed. Autrement, pp. 10-19, p. 13. Soulignés de LDA.
Expression préférée à «cendres», puisque le dépôt de cendres issues de la crémation renvoie aux parties molles, alors que les os sont broyés pour acquérir une substance granuleuse et être ensuite disposés.
Les mémoriaux allient la marque d’un évènement majeur et la dénomination des personnes qui en sont.
DETIENNE, Marcel (2011). «Du poids relatif des morts». (Entretien avec A. ESQUERRE), Dossier sur les morts, leurs lieux et leurs liens, Presses de Sciences Po, no 41, Février 2011, pp. 105-119, p. 106. Soulignés de LDA.
AUGÉ, op. cit., p. 130.
Ibid, p. 119. Soulignés de LDA.
ENRIQUEZ, Eugène, HAROCHE, Claudine (2002). La face obscure des démocraties modernes, Toulouse, Erès, 120 p., p. 8. Soulignés de LDA.
URBAIN, Jean-Didier (2018 [1989]). L’archipel des morts, Paris, Payot, 358 p, p. 310.
Expression tirée de : THOMAS, Louis-Vincent (1980). Le cadavre: de la biologie à l’anthropologie, Bruxelles, Ed. Complexe, 220 p., p. 29.
GRAEBER, David, WENGROW, David (2022). Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, (trad. de l’anglais G-B), Paris, Les liens qui libèrent, 743 p., p. 652.
114 millions de personnes déplacées de force à travers le monde (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés -HCR-, octobre 2023).