L’esprit en question, lui prêtant attention, lenteur et silence. Et puis, il y aurait toujours de l’humaine présence, même minimaliste.
Cohabiter 2
« Quand un site isolé de son voisinage immédiat sert de point de rassemblement Régis DEBRAY, 20111
« Tu es rare / Tu es l’immensité / Je te connais hors du temps / Joséphine BACON, 20132 |
SANS TROP NOUS ÉCARTER DE CE QUE SOULÈVENT CES EXTRAITS EN EXERGUE, amorçons tout de même la réflexion par une « question pas rapport », comme le lancent à l’occasion les adolescents : pourquoi les gens voyagent-ils ? Pour et vers quoi ? Et, parmi tous ces gens, vous, moi, nous.
Entendons, parmi de nombreux motifs : pour l’esprit des lieux. Cet esprit émouvant qui saisit un jour ou l’autre quiconque se promène, telle une étrange force qui le ralentit et l’arrête, suspendu. De ces lieux résonnent les fondations des groupes humains, sources de tant d’imaginaires3. S’y répercutent les échos de foisonnantes arrière-scènes biographiques, car « quelque chose s’est passé là4», qui nous concerne directement ou pas. Il est en effet de ces endroits qui ne sont pas forcément marqués par la boulimie touristique. Même désemparé au premier contact, l’on s’y sent étrangement comme chez soi ou encore, nimbé d’une sorte d’enveloppement vivifiant, tonifiant. Enveloppement étonnant et dissonant aussi au regard de nos repères familiers et d’où émane un parfum d’altérité, d’un être ailleurs véritable.
Un lieu révéré est bien tangiblement fait à la fois pour nous river dans un ici et pour nous inciter à de l’ailleurs différent de nos parcours mentaux connus, si ce n’est nous emporter… vers cet ailleurs.
-------------------
Or, l’esprit des lieux, ici, cela signifie quoi ? En quoi un tel esprit des lieux, si tant est qu’il existe, est-il emmaillé au rite ? En retour, pourquoi annoncer catégoriquement (une fois n’est pas coutume!) que, sans lieu à part, révéré, point de rite ?
De prime abord, on peut ressentir cet esprit dans des endroits où l’activité rituelle fut — et demeure parfois — intense, entre arènes et cathédrales, ou humble carré des fées et petit temple conservé dans une forêt : on y revit en imagination ce que nos prédécesseurs auraient vécu. Ensuite, en cherchant, il se trouve que le rite se déploie difficilement hors d’un lieu qui lui soit dédié ou encore, qui ne soit pas inscrit dans une histoire et un échange, parfois aussi humbles que captivants. À tout le moins, un lieu qui privilégie le rythme de la respiration rituelle… ancrée dans le présent (ce, bien avant la découverte contemporaine de sa « conscience ».) Nos corps en conviennent quasi naturellement, quasi, parce que la ritualité est une invention humaine qui nous aide à vivre, en soi, et parce que ces lieux distillent un on-ne-sait-quoi de vibratoire, de palpable et de lumineux, qui dépasse volonté et intellect.
Cela, nous le captons singulièrement dans des situations où nous oscillons entre désarroi affectif et imbroglio mental issus d’une souffrance, que celle-ci soit consciente ou tapie. Cette souffrance zèbre souvent nos zones corporelles, même si nous prétendons parfois passer outre ; d’où sans doute la sensibilité des uns et des autres aux lieux à la fois rassérénants et édifiants.
La mort d’un être proche — sous des registres variables — peut être de ces situations où l’on perçoive non seulement une non-trivialité des lieux, mais cet esprit qui allie hors temps, réconfort discret et amplitude sensorielle. Ou encore, le départ définitif d’aimés se ramène en bouffée impromptue lors d’un séjour, même bref, dans ces sites qui nous harmonisent, sobres et sublimes, naturels ou construits.
L’aventure commence.
Le lieu, indissociable de l’éthique : l’art d’habiter le monde avec respect et convivialité
Pourtant, il n’y a pas que l’absence d’un être aimé qui nous incite à nous référer mine de rien à des lieux, à ce qui en émane, lorsque nous évoquons ceux que nous avons parcourus ou partagés avec lui, ou encore, foulés lors d’un hoquet de l’existence. Et ce, en même temps que nous calfeutrons volontiers notre peine dans le logis familier.
Il n’y a pas que notre vécu individuel, même situé dans une époque donnée. L’anthropologie — cet art rigoureux du reflet de notre humanité — confirme la conscience même de la finitude, celle qui nous ouvre à la fragilité humaine et nous éduque à la suprême et vitale limite. Même sans mort autour, simplement en étant touchés par la précarité des choses, notre époque bien actuelle en étant éminemment prodigue.
Et voilà que cette conscience-là nous porte notamment à habiter sécuritairement un espace. De là, nous sommes intimés à prendre soin : du logis, fût-il imparfait et, depuis des millénaires, de la terre porteuse (celle-ci, même avec quelque amnésie plus que centenaire). Cette conscience à renouveler au fil du temps nous incite à prendre soin les uns des autres, si bien que nous conférons à cet ensemble humain et non humain une puissance symbolique singulière5. Nous sommes racinés, enracinés, déracinés et puis recommençant ad infinitum… mais toujours un tant soit peu en lieux marquants. Nous le ressentons bien, que ce soit au cours des cycles des vacances ou lors d’un dimanche en sentier.
Or, se tisse un formidable lien entre, d’un côté, le destin humain ressenti le plus souvent en bas-bruit ou en menus pointillés lors de l’existence et, de l’autre, le lieu d’habitation. Ce lien de co-naissance destin-habitat fait écho au sens littéral du terme éthique, puisque « l’éthique plonge ses racines dans deux mots grecs, à savoir éthos (habitude, coutume, usage) et êthos (demeure habituelle, domicile). (…) L’éthique est l’ensemble des interrogations et des principes, des valeurs et des normes qui permettent aux humains de se doter d’une demeure pour s’abriter et protéger les autres vivants6. »
« Se doter » implique bien sûr un environnement physique et humain propice.
Pour autant, bâtir devant la destinée ne concerne pas que le sens propre d’habiter, d’occuper un espace, même disputé à tant de forces contraires. Se tenir et tenir, c’est ce qui nous permet de séjourner dans notre monde de la manière la plus juste et la plus féconde possible, en instaurant la réalité de la culture. Celle-ci a débuté en balbutiant, par le langage et par le rite, pour les raffiner en soi et au sein des créations et institutions : « Le droit et l’éthique, la science et la technique, la religion et l’esthétique, la politique et l’économie sont des sphères de la culture. Ce sont des constructions humaines qui offrent aux humains un gîte pour leur être mortel afin qu’ils puissent aménager leur existence et s’assurer d’un bien-être relatif7. »
Et ce bien-être s’avère particulièrement fragilisé autour de la mort, tant et si bien que l’emplacement même du rite ne saurait se situer n’importe où servir à n’importe quoi. Par exemple, à la limite, un garage, même ponctuellement réaffecté, ne peut faire office d’espace de rassemblement funéraire. De la même manière, un lieu dédié à la mort avérée ne saurait servir à n’importe quoi d’autre, on le verra au prochain texte.
En somme, un lieu est identitaire d’un aspect essentiel de nos vies communes. Il a son identité propre parce qu’il fonde un groupe ou une collectivité, les rassemble et les unit. Et en prime, ce faisant, il charpente significativement les identités individuelles.
Par conséquent, ce lieu est à a(ménager) en soi, parce qu’il est indiciel de la culture, prise dans son sens romain (latin), culture donc, ce liant fondamental qui complète le circuit qui va d’habitat à éthique, par-delà nos personnes : « Le mot “culture” dérive de colere — cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver — et renvoie primitivement au commerce de l’homme [sic] avec la nature, au sens de culture et d’entretien de la nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. En tant que tel, il [le mot “culture”] indique une attitude de tendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme [sic]8. »
En somme, lieux où l’on soigne, lieux à soigner en tant que s’y exprime l’art d’habiter nos mondes (notamment cogiter sur ceux qui sont hors de portée) ; s’y élaborent et s’y gratifient nos rapports aux autres, au corps, à l’espace et évidemment, aux morts et à la mort. Puisque, rappelons-le, non seulement l’éthique, mais le fait « culture » émanent du constat que nous ne sommes pas infinis9.
Les lieux rituels pour les morts, là où se condensent la culture globale et la culture de proximité
D’emblée, le rituel renvoie à l’existence d’un lieu voué à l’occurrence de ce qui le provoque et le convoque, ici, l’avènement de la mort d’un être. Nul besoin qu’il fasse l’événement de la semaine, mais qu’au moins, l’éthique civilisationnelle l’inscrive dans la chaîne des générations. Ce lieu en est même la condition première, emmaillée au temps, lorsque nous émettons : « Nous allons nous retrouver au… pour un moment x… autour de… »
Plus précisément, cette ritualité peut se déployer dans un lieu du fait qu’il soit d’une certaine façon sacralisé par les croyances institutionnalisées, civiques et religieuses : par exemple, le lecteur l’aura noté, l’architecture des temples de tous ordres dispose entre autres, parfois, de fabuleuses colonnades suggérant une montée en puissance vers un point nodal, au plan horizontal autant que vertical : artefact d’une victoire, trésor abritant les clés de Promesse, autel ou foyer rappelant les origines, œuvre d’art majeure, et échappée de lumière se répandant en obliques d’un dôme naturel ou bâti.
Sous cette dernière forme ou une autre, il y a progression de l’attention et du pas vers cet axe illuminant auquel on confère une certaine sacralité, au sens de valeur incontournable et fédératrice. Toutes les cultures en conviennent. Alors peuvent émaner de ces lieux une prise à bras-le-corps des réalités humaines, un accord des êtres et un récit : un rite. Lequel ne requiert pas non plus de caractère somptueux.
Mais encore, de quels lieux s’agit-il ?
On pense d’emblée aux lieux au sein desquels l’on se sépare du défunt. Nous avons depuis quelque cinq décennies négligé cette vocation de séparation, centrés que nous sommes sur le réconfort direct des survivants, sans toujours considérer ô combien une séparation assumée rituellement y contribue au long cours. Ce faisant, nous estimons jouer d’originalité en célébrant tout de go ce qui persiste, vivant. Cependant, cette célébration a de toutes cultures coexisté avec le choc assumé de ladite séparation.
Plus exactement, ces lieux peuvent eux-mêmes se distinguer par l’espace funéraire d’une ritualité commensale et basique, là où l’on bute bien malgré soi sur ce qui convoque notre présence dans cet espace, l’absence physique. Pour d’aucuns, sa cruelle vérité.
En effet, pour ne pas rester dans l’aporie ou l’absurdité, cette salutation en est une d’adieu ou de prise en compte de la contrainte de se séparer de qui n’est plus, lui-même séparé (cf. COHABITER 1, concernant la première fonction des rites de mort). De ce constat empirique incontournable et salutaire (quoi qu’on en opine) s’approfondit ce mouvement : nous saluons ce qui représente la personne de l’être mort, restes bien contenus, et l’évocation de cette vérité par l’objet ou l’image.
Cette salutation précède le réconfort des proches et y contribue éminemment puisqu’elle valide le lien affectif entre ceux-ci et le disparu et, quand même au minimum, le visiteur. Déjà, que l’on se permette de signaler la mort (et non pas d’emblée le « toujours vivant », voire le « bon vivant ») légitime l’existence des lieux dévolus aux morts. Faisons disparaître les traces d’une mort empirique et le rituel se disloque, on y reviendra. Mais surtout, le lieu encadre la physicalité des uns et des autres puisqu’il en prolonge le caractère bien tangible. Et c’est par là que le chagrin s’exprime d’abord et que sa réception circule. Nous faisons corps au sein d’une contexture spatiotemporelle, car nous ne sommes pas de purs esprits. Et d’une certaine façon, en faisant corps devant le corps inerte ou son signifiant (urne, objet usuel ou emblématique sans son propriétaire), nous faisons corps avec une certaine intégration de l’idée de mort même.
Ce qui confère encore davantage un soutien et vient l’encadrer plus globalement tient potentiellement d’abord à ce lieu dévolu aux morts, tels les salons funéraires sous nos latitudes depuis plus d’un siècle10. Mais bien auparavant et autrement, ce sont les lieux des rituels de petites unités humaines qui venaient à la fois éponger et structurer le vécu du rituel, avec de grandes variantes sur la présentification du mort a domus selon les sociétés. Mais en passant systématiquement par un lieu public et collectivisé.
Par ailleurs, le passage par un lieu de culte religieux qui a prévalu au cours de l’histoire des sociétés n’étant plus considéré (du moins sous nos latitudes) comme convenu, voire obligatoire, ses fonctions essentielles ne s’en trouvent pas pour autant éludées, soit : articuler l’existence, sa durée et son tracé empiriques à une forme de métaempirie, celle qui surplombe l’individu, sans l’écraser, lui offrant divers motifs et énergies afin de surmonter le désarroi de la finitude alors incarnée par un proche. Ce faisant, les humains drainent leur expérience individuelle dans une interprétation du sens de vivre qui les dépasse. Si on ressent un esprit des lieux, alors une vie de l’esprit existe au préalable, en contenance et élan encore davantage globaux. C’est le sens premier de « spiritualité ». En ce sens, la spiritualité n’est pas qu’éthérée, son socle est bien tangible.
Or, sans certes exclure la méditation solitaire, la vie de l’esprit passe par le « nous », celui que nous forgeons au sein de la communauté — ce lieu tangible de nos avancées —, celle qui se rameute pour saluer le grand départ. Car, encore une fois, « la culture ne se construit pas à partir du vide, puisqu’elle est le travail collectif à partir duquel les hommes tissent leurs liens avec le monde11. » Et le soutien de la communauté, à travers une empathie qui soit à la fois écoutante et préoccupée de survie élémentaire, en demeure la pierre d’angle. Ce n’est donc pas sans motif que toutes les religions se bâtissent sur des communautés, sur une commune union de leurs membres. La spiritualité qui loge là — et aussi largement autrement — n’oblitère pas le chagrin, elle le décompacte et l’aère par une amplitude justement hors-lieu, métaphysique, mais en ancrage substantiel qui le suggère, le prochain texte en donnera idée.
Enfin, dans l’histoire des sociétés, le lieu de séparation tout autant que le lieu d’élargissement des sens de la vie et de la mort s’articulent à un lieu de séjour et de mémoire significatif de leur sort post-mortem, afin que la paix des morts qui y reposent contribue à celle des vivants qui l’arpentent. (Les lectrices et lecteurs de la série sur Récits intemporels de cimetières ne l’ignorent pas.)
En somme, ces trois « types » de lieux propices à la ritualité (de prise en acte de la séparation, de déposition de la mort dans un univers de significations globales métaphysiques, de déposition des restes) campent un espace et un temps qui permettent aux humains de désigner une place matérielle aux morts, non pas simplement « pratique », mais symbolique, les deux dimensions étant interreliées : un être mort n’est pas qu’une dépouille dépouillée de son existence, car même réduit à bien peu, il a lui-même bourlingué de son vivant en un ou en de multiples lieux. Il s’inscrit dans un cycle du vivant, naissance-mort d’ailleurs eux-mêmes localisés. Il fait désormais partie des lieux soustraits (?) aux logiques dominantes. Ce qui n’empêche aucunement de l’aimer, dans l’indéfini de nos propres limites.
Cette combinatoire entre matérialité et aptitude symbolique, souvent méconnue, demeure le socle incontournable du deuil entendu hors de l’intra-psychique, combinatoire néanmoins parfois érodée par un réflexe d’efficacité à très court terme : comme si nous consentions à être tronqués de la vie symbolique ?
Les traits commun à cette base « espace » où la mort atteint les vivants
Examinons une forme de topographie de cet espace hors du commun. Autrement dit, « quels seraient les traits communs à ces lieux décalés où continue de flotter un rêve d’éternité [LDA : éternité : ce hors-temps] ?12 » Le tout, en considérant la ventilation des lieux déjà proposée : lieux pour se séparer du mort et réconforter les survivants ; pour insuffler quelques interprétations des mondes et des destins outre-monde imaginaires ; pour laisser les morts habiter leurs propres dispositifs espaciels, à savoir les cimetières et autres gîtes post-mortem à la trace connue et collectivisée. Quant aux lieux d’habitat post-mortem, immatériels et hors de notre empirie, ils seront explorés (si l’on peut dire) au texte suivant.
Pour l’heure, qu’est-ce se dégage sommairement de l’examen transversal et interculturel de ce qui est propice à l’impulsion rituelle et encore davantage lors de la mort ?
Une démarcation de l’espace définit une enceinte
Tout à la fois, cet espace indique et protège puisqu’il offre une forme de contenant affiché à ce qui s’y passe et aussi… afin que cela se passe. À l’opposé du désert ou de la haute mer, l’espace et ses pourtours définis introduisent et rythment l’intensité des actes qui s’y échangent. (Nous nous repérons de toutes les manières par des balises, des codes et des passages géo-frontaliers, entre le sextant de Magellan et les GPS et tutti quanti ; ce principe de survie vaut aussi et d’autant plus devant la mort.)
En effet, malgré tout ce qui résonne à notre époque concernant la déqualification de toute contrainte, même structurante (voir plus bas), la limite alors ressentie s’avère féconde : en marquant une rupture des cadres familiers, elle ouvre la possibilité de l’illimité, ce par-delà créé par notre imaginaire, et notoirement l’illimité de la spiritualité, même laïque.
Puisqu’il y a délimitation du dedans et du dehors, il y a un seuil à franchir et, parfois, une antichambre, un corridor, bref, un espace intermédiaire entre, d’un côté, l’ordinaire et, de l’autre, le caractère hors ordinaire des jours, si ce n’est extraordinaire.
Ce passage prédispose à nous dépouiller de nos préoccupations pour nous rendre disponibles au présent, justement parce que le lieu noue l’espace et le temps. L’espace prend du temps, le temps prend de l’espace (je paraphrase Gilles Vigneault). Le présent, c’est aussi le cadeau de la disposition intérieure soutenue par le cadre. On y bouge avec précaution, séquences d’actions scandées, le pas sous rythme temporisé : le lieu dicte en large part les conduites du corps puisqu’il en est l’extension.
De là, se déploie la possibilité d’une certaine dramatisation, en ceci que l’emplacement du mobilier, les symboles, l’odeur, les marques volumétriques, le son, les coloris et les distances commandent non pas la facilité et la commodité autrement usuelles, mais une certaine déférence et une lenteur qui, elles, contribuent à rassurer. On s’y sent à l’aise pour exprimer la complexité des émotions sur lesquelles cette matérialité singulière de la mort nous recentre.
À cette séparation des espaces entre « ordinaire » et « hors ordinaire » correspond l’exigence de se séparer, du moins matériellement, de qui s’est aussi séparé de lui-même, on le répète. C’est le très difficile pari de l’entrée dans le deuil ou dans l’admission de l’irrécusable destin. Que se passe-t-il la « dernière fois » que l’on se trouve face à ce qui représente le caractère entier et, de là, sacré de l’être humain ? On établit la frontière entre, d’une part, ce qui se rebiffe et dénie bien légitimement dans le « je ne veux pas y croire, je ne veux pas que ce soit » et, d’autre part, « C’est inéluctable... Va en paix, mon ami.e, mon aimé.e… »
Certes, ce zigzag, cette valse-hésitation entre deux émotions, en un mot, cette ambivalence fera retour dans le temps du deuil, mais de plus en plus atténuée. Pour l’heure, ce que lui offre l’espace rituel, c’est justement le déroulé d’une preuve que cet état est possible, et peut être assumé en confiance dans une forme d’exercice qui renforce et rassure. C’est aussi que, si nous sommes intimement seuls, nous ne sommes pas tout seuls.
Le lieu active le lien rituel, il nous mobilise pour retrouver, nous retrouver
Se rendre à une cérémonie funéraire, quelle qu’elle soit, n’équivaut pas à un rendez-vous fixé à la hâte, entre une obligation x et un loisir y.
À quoi donc nous attendre ? Le lien rituel, pour être authentique, ne peut en rester à un état des faits, à un constat plat de la réalité, du type « Il est mort? Il est mort! ». L’attention au présent distille le temps large : « Toute sacralité est post- ou antidatée. Elle met de l’ailleurs dans l’ici, de l’ailleurs ou du demain dans l’aujourd’hui 13. »
Dès lors, une activité dite rituelle qui ne célèbre qu’elle-même, sans résonner à autre chose que le oyéoyé du constat de l’événement qui rameute les uns et les autres, n’est pas rituelle, elle devient une cérémonie de civilité conviviale, toute sympathique soit-elle. Car une ritualité située en lieu et place convoque du même coup la famille et la parenté ou le lignage, les divers amis, certes, mais aussi la palette expressive humaine au loin des temps devant la réalité avérée de la finitude : en cela, habiter un lieu n’empêche pas de regarder les soubassements ni d’observer par les fenêtres.
Alors, pour que cette réalité s’inscrive au plan sensori-moteur, premier stade de la mémoire, il faut du mouvement. Tout rituel ne s’y emploie pas entièrement puisque l’inertie de la mort, pour s’intégrer, contribue à l’immobilité séquentielle de l’assistance. Pour autant, un rituel démontre l’efficacité symbolique du mouvement puisque l’espace-temps est régulé : certains groupes socioculturels, des membres de l’entourage non pas intime, mais pas non plus distendu, tracent des circonvolutions autour du corps du défunt, d’autres dansent14. (Les traits constitutifs du mouvement seront objet d’un texte.)
De toutes les manières, les processions entre les « scènes » où se joue le caractère à la fois déchirant et soutenable de la perte (exemples : maison du mort, église, cimetière) contribuaient à cet apprentissage : questionnez les sources ethnographiques, sonores et visuelles, elles relatent le pas, qui fait en sorte que le groupe se soude, mais à condition que les uns et les autres deviennent « spectacteurs (…). Ils font corps. Pourquoi ? Parce qu’ils y retrouvent leur âme. Qu’est-ce qu’une âme ? Ce qui empêche le corps de se décomposer. De quoi a-t-il besoin, “le souffle sacré”, pour affleurer de loin en loin ? De cérémonies, activités physiques où le corps s’engage, et qui, de loin en loin remettent un collectif en état de marche — à dates fixes [LDA : ici, en sachant qu’il faille le réaffirmer, oui, à chaque décès]. Un rite est une machine à remonter le temps et à refaire le plein15. »
En somme, pas d’élasticité du temps sans espace bien cerné, pas d’élan du corps sans quelque borne aidant à l’agencer avec l’environnement. Toutefois, ce mouvement, cette gestualité, sans être « songés » ou chorégraphiés, ne sont pas non plus désarticulés, sous deux traits. Au premier trait, s’ils paraissent désordonnés chez certains groupes, par exemple en Afrique, c’est pour une durée fort limitée et en sachant que l’on mime alors le désordre introduit par la mort, pour à la fois l’attester et en conjurer l’effet. Au second trait, la gestualité du funéraire implique un ordonnancement (c’est d’ailleurs le sens originel latin de « rituel », le livre qui ordonnançait la séquence des mouvements et des énoncés). Ceux-ci prennent place dans l’espace-temps désigné à cet effet.
C’est aussi que le lieu suscite une forme de solennité, dans son decorum intrinsèque ou habilité, organisé, orné pour l’occasion : ainsi, on ne sera pas étonné de savoir que, dans maints petits lotissements humains ne disposant pas des centres funéraires, sur tous les continents, c’est justement le lieu équivalant à « centre communautaire » qui est apprêté pour recevoir le mort et ses proches, sollicitant ainsi la fibre commune qui s’y manifeste en de nombreuses autres occurrences.
On s’y pose en cercle, on peut balbutier une prière ou s’y mettre de voix pleine. Il arrive même que le groupe entonne un chant populaire, mais le plus souvent religieux ; l’unisson, c’est d’ailleurs ce que tant de participants dans une église, croyants ou pas, relèvent du chant littéralement choral, qui mobilise le corps et élève l’esprit, singulièrement la musique reconnue comme sacrée.
Enfin, l’unité favorisée par les lieux des morts — unité autant ponctuelle qu’intégrée comme devoir d’humanité — fouette littéralement l’unité des vivants : c’est ce qui ressort notamment lorsque l’on observe le mouvement, cette fois civique, qui s’y apparente chez les peuples autochtones canadiens pour lesquels le repérage des cimetières et des enfants disparus coïncide avec la réhabilitation autant mentale que citoyenne des diverses nations les composant.
Bref, vibrerions-nous autant sans cette émotion du « nous » ? Et le « nous » vibrerait-il sans le chant ? Sans ces vibrations prodigieusement corporelles, comment une communauté et ses membres pourraient-ils nourrir l’estime et le respect de soi, qui émergent en vrai de l’épreuve affrontée ensemble, bien loin des injonctions martelées sur notre dignité ? Estime et respect qui font s’engager — plus souvent qu’on ne le pense — en clignements mentaux des disparus qui les avaient offerts à leur propre entourage.
Les lieux dévolus aux morts impliquent minimalement des règles de conduite inaliénables — incluant des interdits — découlant d’un ensemble de valeurs, et donc, une armature qui libère l’élan
Le lieu en question, dévolu comme tel ou habilité en solennité ponctuelle, est en principe exclu de la logique de l’échange marchand et du profit. Le soin des morts reste de la sorte inaliénable, comme un droit naturel requis par le fait culturel. En ce sens, l’on pourrait avancer que ce qui est devenu l’industrie funéraire, à quelques exceptions près (les organismes qui réinvestissent dans leur rôle social), a scié la branche sur laquelle elle s’était posée. En modulant les services selon une échelle, non pas tant cette fois hiérarchique (modus operandi courant de maintes églises) que fortement axée sur le fonctionnement opérationnel et surtout, le marché, elle a grandement contribué à la « dé-ritualisation », qu’elle déplore par ailleurs. (Nous y reviendrons bien sûr.)
Au rite ne s’attache pas que ce trait lié à une économie sacrée, laquelle relève d’un souci aux fins d’être mieux, bien autrement que l’économie « profane », qui, elle, vise éminemment à avoir plus, tout en prétendant parfois le contraire, par ses propos lénifiants. Incidemment, voilà bien le propre de la dénégation : on connaît un phénomène, mais l’inconscient ne peut reconnaître qu’il nous concerne en propre.
Donc « être mieux » ? En effet, les lieux des morts — rappelons-le avec la signification de l’éthique — renvoient à leur caractère d’abri de la fragilisation provisoire et certes, d’asile de la précarité humaine. En ce sens, ils peuvent et doivent être retirés de la logique instrumentale dominante, utilitariste et à courte vue. Pourquoi ? Parce que, protégeant, ils sont à protéger. Et du même coup, ils connaissent et requièrent certaines règles restrictives, comme souligné plus haut à propos de la délimitation territoriale qu’implique tout lieu rituel.
Toutefois, se situer hors logique dominante ne signifie pas que les lieux concernant la mort et les morts s’abîment dans la désorganisation ; au contraire, leur gouvernance doit être impeccable. Bien davantage, cette gouvernance peut opérer en se référant à la relation serrée entre une perte significative qui prête sens au deuil, l’émergence du symbolisme et la nécessité vitale de certaines limitations et interdictions :
« Si on ne perd pas de vue que le symbolique a pour première fonction de civiliser une perte, celle de la complétude fusionnelle, de rendre supportables l’absence, le manque, le vide, de sorte qu’ils ne soient pas destructeurs et anéantissants, on mesure que le symbolique a nécessairement à faire avec le négatif.
Par l’entremise [de la capacité symbolique], le négatif ne se présente pas sous la forme brutale de l’impossibilité, devant laquelle il faut plier, mais sous la forme civilisée de, quoi qu’on en dise, beaucoup moins traumatisante, des lois et des interdits que le sujet est appelé à respecter.
Le sujet n’est tel, précisément, que d’être confronté à des lois et des interdits, quitte à en concevoir de la culpabilité, et non à de purs obstacles matériels, qu’il ne ferait que subir.
Le grand malentendu actuel concernant lois et interdits consiste à concevoir ceux-ci comme la simple résultante de tractations entre les revendications individuelles, d’une part, les exigences de la société, d’autre part. Cette opposition ignore le fait que, avant de contraindre l’individu, lois et interdits lui permettent d’être — en tant, encore une fois, qu’ils organisent la perte, constitutive du sujet et du lien social. L’interdit n’est pas, en premier lieu, un instrument de coercition. Il est le répondant symbolique d’une impossibilité structurelle, la transposition d’un état de fait en un fait de parole. Il est là pour faire passer du “tout est possible” fantasmatique aux limitations imposées par la réalité, autrement que par un heurt empirique et bestial à la résistance des choses. Il est là pour donner sens au négatif, et par là le rendre acceptable, à défaut d’être agréable16. »
Marquons le pas sur cette longue citation. Le rite organise la perte, oui. L’organisation n’arrive pas de nulle part ; elle ne se tient pas ni ne s’incarne en un quelconque abri festif. Si l’on veut symboliser, il est plutôt cohérent que le lieu choisi soit symbolique lui-même, par son emplacement, sa surface, son éclairage, etc. Or, tout contenant contraint. C’est son ambivalence, et cette ambivalence serait le prix à payer pour affronter l’épreuve, singulièrement celle de la perte d’un être aimé. Mais qui n’affronte pas traîne en longueur et parfois se prend à ruser, à négocier… En définitive, et sans compter le mal qui se chronicise si aisément en suite, est-ce cela, accomplir son deuil ?
Or, c’est précisément du fait d’être contenue spatialement tout en étant épaulée que la perte commence à se métaboliser. A contrario, un fantasme contemporain à propos des morts, sur le coup de l’avènement de la mort, consiste en notre évitement forcené de ce qui est donné comme pénible, voire que strictement pénible. (« Donné », parce que ce biais cognitif de déqualifier d’un côté pour valoriser de l’autre est un mode prisé de ruse momentanée, mais dont les effets à long terme finissent par nous éteindre, à force de distorsion des réalités.)
Bref, on éviterait les morts et les symboles de mort au prétexte que « ce n’est pas agréable », préférant alors nous distraire plutôt que d’interroger comment les autres humains ont pu et peuvent composer avec ce non-agréable on ne peut plus universel.
Cet enjolivement parfois romantisé procède de la stratégie dominante actuelle : sous prétexte, entre autres, que ce qui concerne la mort aurait relevé par le passé du registre de la « dramatisation », estimée lugubre ou pathologique, l’enjolivement-évitement emprunte la banalisation de la mort. Comment? En la trivialisant ou en nourrissant l’illusion de la considérer de plain-pied avec l’existence et, à la limite, à y voir un simple mauvais moment à passer, dans les meilleurs délais17. Par volonté d’atténuer les démonstrations du chagrin, ou simplement, l’épreuve du réel, nous risquons ainsi de confondre les lieux, leur attribuant les mêmes fonctions et y jouant les mêmes partitions comportementales du plaisir recherché tous azimuts.
Autrement dit, on ne peut se comporter dans un salon funéraire comme on le fait dans une fête au bureau. Et on ne se présente pas dans un cimetière comme sur la colline d’un concert rock.
Si certains peuvent décrier ce qui aurait été une attitude guindée, voire une procédure pompeuse, toutes deux ayant leur part de leurre social, d’un autre côté, la familiarité de certains gestes est à proscrire, par convention surtout implicite. C’est qu’il se passe en ces lieux une « gravure » mentale de l’apprentissage du lien humain, et, comme tout apprentissage ou même tout jeu, nous devons discriminer entre ce qui est interdit et ce qui est autorisé : non pas par appréhension d’un opprobre quelconque, mais en sachant que convention signifie d’abord démarche d’entente « entre nous ». Et donc, que nous en discutions, résistances incluses. De connaître ces distinguos, cela rassure au sens déjà évoqué de construire une colonne vertébrale, une armature mentale, affective et morale.
Et intuitivement, comme aussi régulés dans maintes sociétés, alors que survient une mort, les conflits sont suspendus et l’immersion dans l’enchaînement rituel funéraire peut même par suite considérablement atténuer tensions et vindictes entre clans, tribus et voisinages. Par ailleurs, pour tous les groupes humains qui se recentrent lors de cérémonies funéraires, un code incontesté demeure : si la fantaisie est éminemment respectable comme émanation de l’esprit humain, et pour autant, sans que chaque geste ne soit maniaquement codifié, les lieux commandent une attitude corporelle et des propos des participants- visiteurs plus axés sur la réserve que sur l’extravagance.
On rejoint ainsi les précautions épistémologiques (ces assises et procédés des savoirs), scientifiques et éthiques. Car « la raison ne suffit pas à fonder la limite, mais la limite permet de retrouver la raison. L’interdit (dit entre nous) est une énigme dont on ne sait [LDA : pas toujours] ce qui le fonde, mais d’où surgit la raison, par différenciation des places et transmission de la non-appropriation 18. »
Justement, reprenons la dynamique de l’interdit. La délimitation des lieux et des temps pour la mort et pour les morts, en distinguant entre l’interdit et la permissivité, ouvre l’espace mental d’abord pour se repérer, ce qui demeure fondamental en vécu de choc inhérent à l’entrée dans le deuil. Alors, l’émotion, qui se lie avec la raison des règles, peut être littéralement « endiguée », à savoir modulée et assurée d’un entendement par les « spectacteurs » autres. À défaut — bien sûr en fonction d’autres éléments de contextes —, le ressenti déborde et peut emprunter une pente de chaotisation.
Par ailleurs, la différenciation des places ne concerne pas que les comportements et les langages entre, d’une part, les cérémonies de la mort et, d’autre part, les autres formes intenses de la vie sociale. L’enjeu de se poser dans des lieux sacralisés (comme on sait, différenciant dedans et dehors) tient alors plus fondamentalement dans la différenciation entre la mort et la vie (en refusant leur équivalence, cette stratégie de banalisation déjà évoquée), entre les vivants et les morts.
Nous pouvons prendre le terme à la lettre et attribuer une place à un mort, dans le rituel, mort comme « mort » et non seulement comme ex-vivant, bien justement ; nous pouvons dans la foulée établir un écart énonciateur et annonciateur d’existence autre pour chacun en déposant les restes dans un lieu des morts, ouvert à la collectivité. Le code est clair, lieu consacré aux morts, lieu objet d’interdits de conduite comme d’aménagements (voir encore ici Récits de cimetières), autorisant une prise de distance salutaire des survivants, propice à une relation nouvelle avec leurs morts.
Ce qui est moins connu, ce sont les soubassements culturels psychiques ainsi que le moteur de l’existence des uns et des autres dans un collectif : à partir de l’attribution d’une place aux morts, à ses morts et, — dans la foulée —, à la mort, s’élaborent non seulement le fait global de la culture (on y revient inlassablement), mais l’organisation même des humains en société19. Une société se fonde et se structure à partir de ses apprentissages et assurances concernant la justesse du sort qu’elle réserve aux morts. Bien concrètement, espace réservé et non pas uniquement lieu ou œuvre d’art mémoriels (D’aucuns diraient, en lacune post-pandémique : « C’est déjà beaucoup… »). Et cette société se fonde davantage que sur le caractère éthéré d’une “pensée pour nos morts”, même si elle est évidemment préférable à l’indifférence à leur endroit.
-------------------
Bilan ? Lorsque les morts et les gestes de déférence envers eux sont localisés, on prévient le locutoire et les pratiques d’appropriation, entre autres sous prétexte de « lien privilégié ».
Rien de l’évolution de la pensée et des mœurs ne nous oblige à estimer que les morts nous appartiennent et que nous devons capter et capturer ce qu’il reste de leur existence, au nom de l’affection et ce, au détriment de l’être-au-monde, parfois aussi pour ce monde… Vaste chantier ici ouvert.
Mais au moins, une conclusion ressort de cette excursion au pays des lieux qui ne sont pas du registre des fabulations, mais des coltinages de haut vol, et dès lors, à l’encontre de la tendance à l’auto-proclamation, trop courante.
Clore le clos dont nous sommes tous gardiens
Le lieu contribue éminemment à structurer le rite, le rite implique un lieu. Et la mort ? Suivons le chemin d’une cohérence : les lieux des morts sont requis en enchaînement par le corps de l’être qui ne l’habite plus, donné en son inertie physique ou symbolisée. En fait ces lieux sont habités par le corps — ou ce qui le représente — de celui-là même qui blesse et bénit néanmoins au long terme les êtres qui ont été nourris de sa physicalité. Car, d’évidence, cette physicalité sensitive et sensorielle fut le marqueur incontournable de la présence initiale de cet humain dans nos existences.
Alors l’effort au plan somatique nécessité des proches ouvre le caractère tangible des lieux à d’autres unités physiques qui fabriquent la ritualité. En gratitude.
De cette vibration qui devient en soi une variante de l’« esprit du lieu », cette fois de séparation et de délimitation entre les vivants et les morts, émane ce simple constat : la perspective d’entrer dans l’habitat symbolique du deuil avec respect de soi, de l’autre parti et de ce qui nous lie au genre humain. Éthique silencieuse et puissante.
Ainsi, les lieux historicisés, investis, respectés, nous guident sûrement, hors du tumulte des identités qui se réclament plus ou moins confusément, même en post-mortem. Que nous sertissions la symbolique des lieux de documentation de provenance fiable est du meilleur augure.
Le levier de tout apprentissage, sur le fil solide de la limitation, se trouve ainsi aux lieux des morts. L’apprentissage étant toujours à refaire, amenons-y alors les enfants. Et ceux qui habitent en nos âmes, sans trop réclamer. Ceux qui surgissent des divers esprits des lieux.
En quels lieux pensez-vous pouvoir rejoindre, esprit, certes, et rassembler temporalités physiques bien palpables ?
© Luce DES AULNIERS, professeure-chercheure
Télécharger la version PDF de cet article
- DEBRAY, Régis (2011). Jeunesse du sacré (ill.), Paris, Gallimard, 205 p., p. 32. Citant P. NORA (dir.) Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1984-1997). Soulignés de LDA. Ouvrage-phare du présent texte.
- BACON, Joséphine (2013). Un thé dans la toundra. Nipishapui nete mushuat, Montréal, Mémoire d’encrier, 95 p., p. 50.
- Voir PEYLET, Gérard, PRAT, Michel (dir.) (2012), L’esprit des lieux, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 580 p. (Sur les traces ethnographiques de la mythologie de l’esprit des lieux et l’influence universelle de cet esprit dans les créations artistiques et littéraires).
- MONNIER, Alain (2019). L’Esprit des lieux, Paris, Flammarion, 224 p.
- Cette puissance singulière n’est pas sans nous rappeler celle dont sont investis les objets, quelques objets, et parmi eux, ceux qui ont été déposés dans les tombes en guise de viatiques, tel qu’exploré au Récit intemporel de cimetières 19.
- VOLANT, Éric (1991). « “Ethos”, demeure pour la vie mortelle », Sur le chemin de la mort… Religiologiques, Automne 1991, 190 p., pp. 157-182, p.162, 173.
- ibid., p. 165.
- ARENDT, Hannah (1972) [1961]. (trad.), La Crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio Essais, 380 p., p. 271. Soulignés de LDA.
- Encore Louis-Vincent Thomas sur la culture. « Ce qu’on nomme culture n’est rien d’autre qu’un ensemble organisé de valeurs et de structures pour lutter contre les effets dissolvants de la mort individuelle ou collective. Chaque société repose sur un pari d’immortalité, ménageant aux individus qui la composent des parades à l’angoisse de mort qui laissent le champ libre pour donner un sens à la vie. Selon les sociétés, les solutions sont plus ou moins heureuses » THOMAS, Louis-Vincent (1991). La mort en question. Traces des morts, mort des traces, Paris, L'Harmattan, 540 p., p. 20. Soulignés de LDA.
- Les maisons funéraires reprenaient le terme « salon » de là où étaient exposés les morts, dans les maisons familiales d’antan. Depuis le milieu du 19e siècle, le charpentier ou le menuisier (pour les cercueils), les dames de la paroisse qui venaient effectuer la toilette du défunt ont été progressivement remplacés par des « spécialistes » des soins thanatiques (les techniques de conservation provisoire des corps se développant) et de l’organisation des funérailles. Pour la majorité des groupes ethnoculturels, cette professionnalisation a éminemment contribué à l’émergence des lieux dédiés au rite de mort et en dynamique avec les exigences de santé publique, l’urbanisation (dont l’exiguïté des domiciles-appartements) et la complexification des tâches administratives reliées à un décès. La fin de vie des grands malades en milieux hospitaliers a aussi contribué à ce changement de localisation du rituel funéraire, tout en conservant le recours aux temples religieux. Je n’évoquerai pas la thèse courante du déni de la mort pour expliquer ce pivotement des lieux de vie où la mort advenait et se saluait communautairement vers le lieu réservé aux activités funéraires spécialisées. Voir entre autres : ST-ONGE, Sébastien (2001). L'industrie de la mort, Montréal, Nota bene, 2001, 177 p.
- DUMONT, Fernand (1995). Raisons communes, Montréal, Boréal, 255 p., p. 29. Souligné de LDA.
- DEBRAY, Régis, op.cit., p. 33.
- Ibid., p. 49.
- Voir GUIART, J., (1979) (éd.). Les hommes et la mort. Rituels funéraires à travers le monde, Paris, Le Sycomore (Musée de l'Homme), 331 p.
HUNTINGTON, R., METCALF, P. (1979). Celebrations of Death. The Anthropology of Mortuary Ritual, London, New York, Melbourne, Cambridge University Press, 123 p.
ROBBEN, A. C. G. M. (2004). Death, Mourning, and Burial : a Cross-Cultural Reader, Malden, MA, Blackwell Pub., 184 p.
NDIAYE, L. (2012). Mort et thérapie en Afrique: enjeux, représentations et symboles, Paris, L’Harmattan, 244 p. - DEBRAY, Régis, op.cit., p. 53.
- REY, Olivier (2006). Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Paris, Seuil, 336 p., p. 42.
- Sur ce « rabaissement » de la mort, voir la 4e section de DES AULNIERS, Luce (2020). Le Temps des mortels, Espaces rituels et deuil, Boréal, 349 p. ; aussi : DES AULNIERS, Luce, de MONTIGNY, Johanne (2023). « Banaliser la mort et la portée du deuil, un trait de société ? » Conférence-atelier, Congrès annuel de l’Association des cimetières chrétiens québécois (ACCQ), 1er juin 2023. Dépôt sur le site du RSFA.
- VACQUIN, Monette (2016). Frankenstein aujourd’hui : égarements et délires de la science moderne, Paris, Bélin, 240 p., p. 210.
- Voir BAUDRY, Patrick (1999). La place des morts. Enjeux et rites, Paris, Armand Colin, 205 p.
DEBRAY, Régis (2011). Jeunesse du sacré (ill.), Paris, Gallimard, 205 p., p. 32. Citant P. NORA (dir.) Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1984-1997). Soulignés de LDA. Ouvrage-phare du présent texte.
BACON, Joséphine (2013). Un thé dans la toundra. Nipishapui nete mushuat , Montréal, Mémoire d’encrier, 95 p., p. 50.
Voir PEYLET, Gérard, PRAT, Michel (dir.) (2012), L’esprit des lieux , Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 580 p. (Sur les traces ethnographiques de la mythologie de l’esprit des lieux et l’influence universelle de cet esprit dans les créations artistiques et littéraires).
MONNIER, Alain (2019). L’Esprit des lieux, Paris, Flammarion, 224 p.
Cette puissance singulière n’est pas sans nous rappeler celle dont sont investis les objets, quelques objets, et parmi eux, ceux qui ont été déposés dans les tombes en guise de viatiques, tel qu’exploré au Récit intemporel de cimetières 19.
VOLANT, Éric (1991). « “Ethos”, demeure pour la vie mortelle », Sur le chemin de la mort… Religiologiques, Automne 1991, 190 p., pp. 157-182, p.162, 173.
ibid., p. 165.
ARENDT, Hannah (1972) [1961]. (trad.), La Crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio Essais, 380 p., p. 271. Soulignés de LDA.
Encore Louis-Vincent Thomas sur la culture. « Ce qu’on nomme culture n’est rien d’autre qu’un ensemble organisé de valeurs et de structures pour lutter contre les effets dissolvants de la mort individuelle ou collective. Chaque société repose sur un pari d’immortalité, ménageant aux individus qui la composent des parades à l’angoisse de mort qui laissent le champ libre pour donner un sens à la vie. Selon les sociétés, les solutions sont plus ou moins heureuses » THOMAS, Louis-Vincent (1991). La mort en question. Traces des morts, mort des traces, Paris, L'Harmattan, 540 p., p. 20. Soulignés de LDA.
Les maisons funéraires reprenaient le terme « salon » de là où étaient exposés les morts, dans les maisons familiales d’antan. Depuis le milieu du 19e siècle, le charpentier ou le menuisier (pour les cercueils), les dames de la paroisse qui venaient effectuer la toilette du défunt ont été progressivement remplacés par des « spécialistes » des soins thanatiques (les techniques de conservation provisoire des corps se développant) et de l’organisation des funérailles. Pour la majorité des groupes ethnoculturels, cette professionnalisation a éminemment contribué à l’émergence des lieux dédiés au rite de mort et en dynamique avec les exigences de santé publique, l’urbanisation (dont l’exiguïté des domiciles-appartements) et la complexification des tâches administratives reliées à un décès. La fin de vie des grands malades en milieux hospitaliers a aussi contribué à ce changement de localisation du rituel funéraire, tout en conservant le recours aux temples religieux. Je n’évoquerai pas la thèse courante du déni de la mort pour expliquer ce pivotement des lieux de vie où la mort advenait et se saluait communautairement vers le lieu réservé aux activités funéraires spécialisées. Voir entre autres : ST-ONGE, Sébastien (2001). L'industrie de la mort, Montréal, Nota bene, 2001, 177 p.
DUMONT, Fernand (1995). Raisons communes, Montréal, Boréal, 255 p., p. 29. Souligné de LDA.
DEBRAY, Régis, op.cit., p. 33.
Ibid., p. 49.
Voir GUIART, J., (1979) (éd.). Les hommes et la mort. Rituels funéraires à travers le monde, Paris, Le Sycomore (Musée de l'Homme), 331 p.
HUNTINGTON, R., METCALF, P. (1979). Celebrations of Death. The Anthropology of Mortuary Ritual, London, New York, Melbourne, Cambridge University Press, 123 p.
ROBBEN, A. C. G. M. (2004). Death, Mourning, and Burial : a Cross-Cultural Reader, Malden, MA, Blackwell Pub., 184 p.
NDIAYE, L. (2012). Mort et thérapie en Afrique: enjeux, représentations et symboles, Paris, L’Harmattan, 244 p.
DEBRAY, Régis, op.cit., p. 53.
REY, Olivier (2006). Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Paris, Seuil, 336 p., p. 42.
Sur ce « rabaissement » de la mort, voir la 4e section de DES AULNIERS, Luce (2020).Le Temps des mortels, Espaces rituels et deuil, Boréal, 349 p. ; aussi : DES AULNIERS, Luce, de MONTIGNY, Johanne (2023). « Banaliser la mort et la portée du deuil, un trait de société ? » Conférence-atelier, Congrès annuel de l’Association des cimetières chrétiens québécois (ACCQ), 1er juin 2023. Dépôt sur le site du RSFA.
VACQUIN, Monette (2016). Frankenstein aujourd’hui : égarements et délires de la science moderne, Paris, Bélin, 240 p., p. 210.
Voir BAUDRY, Patrick (1999). La place des morts. Enjeux et rites, Paris, Armand Colin, 205 p.