Les souvenirs viennent pallier l’absence du futur tel qu’il avait été envisagé avant la perte de l’être cher. Les images reliées aux derniers instants de sa vie, aux moments vécus ensemble dans la joie comme dans la peine, aux réunions de famille, aux projets rendus possibles grâce à l’autre: voilà ce que l’on tente de préserver comme souvenirs afin de contrer la peur de l’oubli.
Le rappel de souvenirs pour contrer la peur de l’oubli
L’album de photos, les cartes d’anniversaire, la date de la rencontre inespérée, la naissance des enfants, le récit d’un voyage mémorable, les mets et la musique préférés : autant de souvenirs marquent l’endeuillé dans un mélange de joie et de nostalgie dès que le proche entame les derniers instants de sa vie. À l’inverse, les souvenirs tarderaient à se manifester si la mort a été soudaine. En effet, à cause de l’état de choc, il faudra parfois beaucoup de temps pour retracer le souvenir précis des derniers échanges. Toutefois, dans les cas de mort annoncée et de mort soudaine, les premiers souvenirs prennent la forme d’évocations marquantes, comme le dépérissement durant la maladie ou le corps mutilé lors d’un accident. Ces représentations horribles surgissent généralement avant la récupération d’images beaucoup plus apaisantes.
Les souvenirs remontent à l’improviste et avec insistance lorsque la mort survient à la suite d’une longue maladie, simplement parce que les passages de la vie du défunt refont surface : on a vu ou entendu cette pièce ensemble; il ou elle aurait tant aimé réaliser un dernier rêve que je souhaite d’ores et déjà concrétiser à sa place. Il est mort trop tôt, trop jeune, trop vite même si on devait s’y attendre, car nul ne se prépare véritablement au dernier souffle d’un être que l’on a tendrement aimé. On capte l’irréversibilité de la nouvelle sans trop y croire, caressant le rêve d’un retour à la vie normale. Alors, pour éloigner la détresse, les souvenirs prennent le relais. Par exemple, plus la perte s’avère imminente, plus les souvenirs abondent. L’esprit en deuil ou en pré-deuil est surchargé. Il lui est difficile de trier les pensées sur commande, particulièrement à une étape aussi éprouvante de la vie. Pendant les quelques mois précédant une perte majeure, tout s’entremêle, les meilleurs moments comme les plus difficiles. On les partage encore ensemble jusqu’à ce que le silence de la mort advienne. Celui ou celle qui reste veillera à se les réapproprier sur le chemin du deuil.
Les derniers instants laissent une marque indélébile chez le témoin aimant. La plaie, béante du deuil, provoque une hémorragie interne invisible à l’œil nu et la souffrance psychique s’épanche à travers les larmes transparentes. Les pleurs se mettent à couler au moment où le deuil rompt les écluses. Les zones inondées de chagrin ne cessent de s’étendre intérieurement, parfois jusqu’au déluge. Le phénomène produit de fortes vagues en soi et autour de soi. L’éprouvé survivra au sinistre, certes. Mais à quel prix? Au prix parfois, pour d’autres personnes, d’une peine qui ne s’écoule pas et que l’on nomme «peine sèche».
La faculté de se rappeler les plus beaux moments vise à atténuer la douleur de la perte; inversement, celle de larguer les images bouleversantes s’impose tôt ou tard, leur intensité devenant vite insupportable. Or, le souvenir et l’oubli se superposent dès que le désir de se rappeler un moment heureux supplante le besoin d’oublier un épisode accablant. Autrement dit, la personne en deuil souffre d’une ambivalence qui la tourmente: la peur d’oublier le visage, la voix, le sourire, les gestes du défunt et, simultanément, le besoin de s’éloigner de la réalité de son départ. Cette réaction antinomique est pénible. Tout se passe comme si se souvenir du moindre détail de la vie du défunt permettait de tolérer la permanence de son absence, voire de réinventer sa présence par la pensée magique : Si je veux voir celle ou celui qui n’est plus, je ferme les yeux et je le fais réapparaître à volonté. Jusqu’à ce que le manège frappe la conscience. Par le subterfuge on tente de se convaincre de la «temporalité de la mort»: Je sais qu’il est mort, mais je n’y crois pas, cela ne se peut pas ; dites-moi que je sortirai bientôt de ce terrible cauchemar.
Dans un premier temps, la mort semble irréelle, comme abstraite, même si l’entourage s’exerce à convaincre le survivant de son évidence. Ainsi, les souvenirs se confondent avec les projets, simplement parce que l’espérance ne meurt jamais et que la construction d’un avenir, même impossible, continue d’habiter l’esprit. Il s’agit là d’une fiction et d’une fixation nécessaires jusqu’à ce que l’assimilation d’un départ définitif puisse se concrétiser, se nommer, se vivre. «Si nous nous souvenions de tout, nous serions la plupart du temps aussi malades que si nous ne nous rappelions rien.» (William James). Tout est relié au contexte dans lequel la mort survient. La mémoire porte également l’empreinte de nos émotions, de nos sentiments, de nos perceptions. Peut-être davantage que le stockage d’informations recueillies intellectuellement ou rationnellement, preuves à l’appui. Ce que j’ai perçu ou ressenti dans telle ou telle situation est-il fondé sur des faits concrets ou sur les limites psychiques de ce que je peux admettre d’emblée comme une fatalité ? Ne pas croire à la nouvelle catastrophique ou au départ définitif donne l’illusion d’une erreur sur la personne, le temps de métaboliser la réalité de sa perte.
LA MÉMOIRE SÉLECTIVE
Dans les évènements tragiques ou lors d’incidents collectifs, bon nombre de survivants souffrent d’amnésie dissociative, qui diffère de la mémoire sélective comme on le voit fréquemment, caractéristique du processus de deuil. En effet, l’amnésie lacunaire (mémoire sélective) consiste en la perte de mémoire d’un phénomène ou d’un élément précis (plus généralement dans le contexte de la perte d’un proche). Cette réaction n’a rien de pathogène. Les souvenirs reviendront petit à petit dans un processus naturel entre la levée du brouillard de la mort et des percées de lucidité. En revanche, l’amnésie dissociative serait causée par une expérience traumatisante ou par un stress important (par exemple, sa survie à un grave accident alors que les autres ont péri). Dans ce cas, la récupération de la séquence des évènements ne pourra s’effectuer que sous traitements. «L’objectif n’est pas d’effacer le souvenir, mais plutôt de le dépouiller des émotions extrêmes qui l’accompagnent… On peut soit consolider un souvenir ou, au contraire, l’écraser par un autre. Pour diminuer la force émotive d’un souvenir avant son enregistrement, on écrase l’ancien souvenir par un nouveau et c’est ce dernier qui persiste.» (Alain Brunet).
Peuvent aussi s’incruster dans la mémoire des pensées fabriquées de toutes pièces devant des sentiments accablants. Chez la personne en deuil le sentiment de culpabilité demeure un exemple patent de ce que la pensée finira par enregistrer et mémoriser. Une maman n’ayant pu prévenir le suicide de sa fille risque de se convaincre d’en être responsable. Pourquoi n’ai-je pas deviné ses intentions secrètes, son plan suicidaire ? Un père qui a transmis sa passion pour la moto à son fils se le reprochera indéfiniment alors que la mort le lui aura ravi dans un accident de la route. La soeur cadette d’une famille non seulement souffrira de la mort de son grand frère causée par une maladie incurable, mais elle s’efforcera en vain d’atténuer la douleur de ses parents, au risque de percevoir sa propre vie désormais dépourvue de sens. Victime d’un arrêt cardiaque, une grand-mère chute sur le parquet et y reste pendant des heures jusqu’à ce que le voisin la découvre… morte; en recevant l’appel, sa famille éprouve la peur d’être jugée et la honte de l’avoir laissée seule, bien que rien de connu ne menaçât sa santé.
Ne pas avoir été présent au moment du décès d’un proche nourrit le fantasme de n’avoir pu le sauver. Cela provient d’un sentiment honorable toutefois gouverné par un insupportable sentiment d’impuissance. Comment vaincre la mort qui se pointe inéluctable? La voie de survie pour ceux qui restent fait appel à la reconstruction de soi et à la retranscription de son récit personnel afin de recycler l’ensemble des souvenirs à la mort de l’être cher autant qu’à l’évocation de sa vie.
Ressusciter l’être aimé par le truchement de souvenirs heureux demeure une astuce pour ne pas dépérir. Lorsque se dissipe le sentiment de culpabilité «non fondée» mais vécu comme réel, l’endeuillé jette un regard plus réaliste sur les circonstances qui ont entouré la mort. L’esprit ne se refuse plus désormais à accueillir la réalité.
Il importe encore ici de souligner que le sentiment de culpabilité se confond inconsciemment avec le degré d’amour ressenti. Il agirait comme un baromètre mesurant la ferveur envers l’autre. Dans les premiers mois du deuil, «se sentir coupable» équivaudrait à «se sentir aimant». De plus, le sentiment de culpabilité tente de supplanter la peur de l’oubli. Autrement dit, les auto-reproches entretiennent l’illusion de retenir le défunt jusqu’à ce que la permanence de son absence frappe de plein fouet. Le deuil s’inscrit alors dans un processus marqué par l’oscillation entre le refus et l’acceptation, la focalisation et la distraction, le renoncement graduel à ce qui était et l’ouverture à ce qui nous transformera. Voyons les propos lumineux du psychologue Jean-Louis Drolet (2018) : «… pour que la vie ait un sens fort, nous devons pouvoir établir entre les choses un rapport qui repose sur la réalité. Car un ordre (par exemple, mettre de l’ordre dans sa vie bouleversée – précision de Johanne de Montigny –) ne peut être valide s’il s’établit sur des illusions.»
Au fil du temps, la mortalité viendra resserrer le cercle des endeuillés et l’empathie partagée deviendra une source de réconfort. L’expression «je ne suis pas seul» prend ici tout son sens: la vulnérabilité de l’un, au bord du gouffre, se transmute en une force qui se ravive au creux de la main de l’autre. Cette chaîne humaine soulève un mouvement d’espérance dans un monde où le malheur survient sans discriminer. En période de deuil, l’isolement est un risque d’affaissement psychologique; a contrario, le rassemblement ment des personnes en deuil favorise la capacité, par exemple, de rentrer seul chez soi, animé désormais d’un sentiment de fraternité qui fortifie de l’intérieur.
La mort suscite un autre sentiment passablement répandu, celui d’une injustice : «Je ne l’accepte pas»; «Ce n’est pas normal de mourir jeune»; «Pourquoi la médecine ne l’a-t-elle pas sauvée?»; «Le cancer l’a emporté alors qu’il avait de saines habitudes de vie.» Ce n’est pas juste ! Cette conviction contribue au refus de la mort, à une résistance ferme entraînant une impasse dans le processus de deuil. Les sentiments de culpabilité et d’injustice sont des réactions normales; elles permettent dans un premier temps de s’insurger contre la mort et de faire triompher l’instinct de vie pour entrer à son rythme sur le chemin du deuil. En revanche, si ces réactions persistent, elles risquent d’engendrer des ruminations lancinantes ou d’induire une dépression persistante. Pareil état psychologique alourdit la perte. La protestation continue bloque le processus de deuil, car l’endeuillé voguera sans répit entre sa révolte, son sentiment de trahison et sa quête insatiable de sens. La durée et l’intensité de tels sentiments marquent la différence entre un deuil normal et un deuil complexe. Le deuil ébranle. Il menace l’équilibre personnel, le temps de retrouver son aplomb et de troquer les souvenirs douloureux contre des souvenirs fondateurs pour mieux envisager un avenir diffus.
LAISSEZ-LE-MOI ENCORE UN PEU…
La peur d’oublier le défunt est souvent associée à celle de ne pas l’avoir suffisamment aimé ou à l’angoisse du détachement. Comme si l’amour, après la perte, se mesurait à l’aune d’une pensée constamment vouée au disparu. Ne pas laisser libre cours à d’autres préoccupations viendrait ainsi confirmer l’attachement indéfectible à son enfant, à son conjoint ou à un proche qui a perdu la vie avant soi. Cela rassure sur sa loyauté, même surdimensionnée, envers le disparu jusqu’à ce que le processus de deuil amène la reprise du lien préexistant, non plus tel qu’il était dans le palpable de la vie ordinaire, mais dans ce qu’il est devenu à travers même l’invisible. Inspirée du magnifique titre L’étreinte des vents (Dorion, 2018), j’évoquerai ici la métaphore de l’imperceptibilité des vents qui nous caressent ou nous propulsent malgré leur caractère insaisissable, immatériel. À l’instar du défunt, ils font partie de la vie, de notre histoire, de notre environnement.
Ainsi, tout redevient possible même si «sans l’autre, rien n’était plus possible». Apprendre à vivre autrement «avec le défunt» amenuise la cruauté de son absence physique.
L’esprit fait bien des pirouettes avant de se poser dans un lieu plus calme, plus serein. La souffrance tend à persister, plus particulièrement au cours de la première année tandis que les souvenirs sont encore prégnants.
«L’année dernière, à la même date, nous étions à tel endroit, nous mettions sur pied tel projet, nous partions pour un voyage qui, à notre insu, fut le dernier.» On ne veut surtout pas se départir de ses souvenirs, car, ce faisant, on risquerait d’oublier la personne qu’ils évoquent. Oblitérer ne serait-ce qu’un détail de sa vie équivaudrait à la perdre une seconde fois. Pendant que je pense fort à lui, je me sens relié, il n’est pas tout à fait mort, je ne suis pas pleinement endeuillé.
De la même manière, conserver certains objets comme des souvenirs impérissables donne le sentiment de retenir encore un peu le défunt, de ne pas «le jeter à l’extérieur de chez lui.» Ses chaussures, ses habits m’offrent l’illusion passagère mais nécessaire de sa présence, même fantôme, mais aussi la réalité du vide que recouvre l’ampleur de ses vêtements.
À l’âge adulte, les objets-souvenirs tiennent la place des objets transitionnels de notre enfance. Quitter le giron maternel n’était possible qu’à la condition de traîner avec soi le foulard de maman, le gant de papa, la doudou usée jusqu’à la corde afin d’assurer ses propres allers-retours. Hélas, avec la mort, point de retour! L’insécurité de base s’en trouve ravivée. C’est pourquoi nous investissons à ce point les objets avant de pouvoir nous en départir.
La maxime «Le temps arrange les choses» n’est pas forcément appréciée par les personnes en deuil qui nous expliqueront que la deuxième année se montre parfois plus difficile que la première. En effet, l’espace-temps entre la date du décès et la deuxième année sans l’autre, creuse l’éloignement. La peur de l’oublier revient en force. Les traits de son visage s’estompant, seul le recours à l’album de photos apaise à nouveau. Le défunt aura toujours le même âge, celui du jour de son départ et, même si le temps avance, la perte restera figée dans un moment immuable. Mais si le temps n’arrange pas toujours tout, les souvenirs, eux, restent inaltérables. Le défi consistera à en créer de nouveaux.
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
DROLET, Jean-Louis. La route du sens. L’art de s’épanouir dans un monde incertain, Montréal, Les éditions de l’Homme, 2018, 320 p.
Paré, Isabelle. « Peut-on effacer les souvenirs ? », Le Devoir, 15 décembre 2018.
DORION, Hélène. L’Étreinte des vents, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2009, 142 p. [Réédité chez Druide, Montréal, 2018.]