La solitude intérieure ou la souffrance existentielle qu’éprouvent la plupart de ceux et celles qui restent, s’apprivoise durant la phase d’isolement, de retrait, de repli et de silence nécessaires à la reconstruction de son identité, à l’introduction à une vie qui ne sera plus jamais « comme avant ». Le rythme de chacun varie tout au long de la traversée du deuil selon la personnalité de l’être éprouvé, son lien préexistant avec le défunt et les circonstances entourant le décès.
Par elle j’ai autant appris/que j’ai versé de larmes/si parfois je la répudie/jamais elle ne désarme/et si je préfère l’amour d’une autre courtisane/elle sera à mon dernier jour/ma dernière compagne…
Georges Moustaki, Ma solitude.
Durant la traversée du deuil, germe le besoin de solitude même si, paradoxalement, nous la redoutons et recherchons les contacts pour nous éloigner du chagrin. Il s’agit de cette solitude que nous impose une perte majeure : rupture avec le connu, solitude existentielle que nous n’avions jamais à ce point ressentie dans la vie active, remplie de projets à deux. L’absence de celle ou celui qui n’est plus, renvoie l’endeuillé en un lieu trouble où seule une plongée intérieure lui assurera un nouveau souffle de vie.
Il importe de distinguer la solitude constructive de celle qui atrophie et qu’on tente de fuir parce qu’elle rappelle durement le manque, le vide, l’absence de la personne chère : l’enfant, le conjoint, l’amie... Dans son magnifique livre, L’Étreinte des vents, Hélène Dorion (2009 et 2018) nous sensibilise à la perte significative : «Le deuil me dépouille de tout ce qui n’est pas le centre de mon être. Comme l’amour, il est une expérience initiatique, un appel à devenir. Il me jette dans un dénuement total, me plonge au cœur de ce que je suis, et me force à regarder la vie par-dessus l’épaule de la mort. »
C’est la mort de l’Autre dont on souffre, celle qui fend l’âme et atteint le cœur. Cet Autre dont le regard me portait très haut et m’aidait à me réaliser pleinement. Tandis qu’il s’apprête à nous quitter au sommet de sa vie, sa mort imminente force la porte de notre abri intérieur et nous laisse seul dans la tranchée. Il est parti, mais, moi, je dois rester. Il est mort, mais je dois vivre. Vivre autrement.
Sous ses lames, la Faucheuse a pris la vie de l’enfant, elle a achevé celle du vieillard, elle a scindé en deux une vie en plein essor emportant tout dans son sillage. Sauf l’amour qui s’est échappé des affres du désespoir.
Le mourant part seul, mais il ne meurt pas esseulé ; il est habité par ceux qu’il aime. En fermant les yeux, il perçoit les siens en lui, comme si chaque visage lui offrait pour bagage la beauté du monde avant qu’il ne le quitte. Prendre la vie à bras-le-corps avant de filer vers sa mort. Prendre son dernier souffle pour tout contenir avant de partir. Le mourant entre dans la plénitude de son être alors que ses proches tombent dans un courant tourbillonnaire. La lumière qui surplombe le défunt contraste avec l’ombre que dégage la perte. Le survivant demeure pantois, impressionné par l’acte de mourir qui vient de se produire devant lui. La scène est à la fois calme et bouleversante. La secousse affective se déclenche à l’intérieur de chacun alors que l’apaisement s’étale dans le clair-obscur de la pièce. Le rite des adieux silencieux est observable et émouvant. Chacun prie à sa façon dans un dernier « je t’aime » comme s’il s’agissait du premier.
La séparation est irréversible. La solitude profonde s’installe au moment où les proches abandonnent le corps inanimé. Sur le chemin orageux du retour, ils sont frappés par la décharge électrique qui se produit entre l’éclair et la détonation psychique. Le choc de la mort saisit le survivant et le jette par terre. Il s’agrippe au garde-fou interne qui le protège de l’abîme l’aspirant lui aussi vers la mort. Il doit réapprendre à marcher sur le sable mouvant afin de reprendre pied dans son univers dévasté. Tout bouge autour de lui alors qu’à ce stade, la vie lui paraît statique, éprouvante et lourde de conséquences. Jusqu’à ce qu’il parvienne à marcher dans les traces du disparu. Alors seulement tentera-t- il de retrouver autour de lui, non plus un signe du défunt, mais au plus profond de lui-même, l’affectivité qu’il avait cru perdre en perdant sa bien-aimée.
L’adulte, et en particulier la personne âgée, appréhende le vieillissement auprès de sa nouvelle compagne, la solitude. La mort de l’Autre nous convie à préparer la nôtre. À l’apprivoiser, à la voir venir, à la souhaiter moins pénible que la perte récemment subie. Plusieurs découvrent qu’ils redoutent moins la mort que la solitude dans laquelle ils seront propulsés.
Mais l’endeuillé finira par épouser la solitude, il apprendra à l’aimer. De la détresse naîtront de nouveaux sentiments : la quiétude, le silence enveloppant, la capacité de vivre désormais sans l’Autre. La nostalgie cède la place à la joie de vivre. Laforest (2002) l’exprime ainsi : «On n’y parvient que graduellement, par la réflexion, à travers un cheminement personnel suscité par les expériences de vieillissement. Un cheminement où il y a une bonne part de résignation, mais aussi une bonne part de sagesse. Les valeurs changent, la vision de la vie s’approfondit, la paix du cœur s’installe et, à sa suite, une façon toute nouvelle d’expérimenter la joie de vivre. »
Comment en arriver là? Étonnamment pour certains et assurément pour d’autres, la solitude redoutée marque le retour du lien avec la vie et tout ce qui la recompose ou ressurgit. Elle offre de nouvelles promesses : la lecture, l’écriture, la musique, la promenade, les retrouvailles avec la beauté de la nature, de l’art, de l’enfant... Tout cela ravive la conscience du plus précieux en soi : l’émerveillement, la gratitude, l’espérance, la joie de transmettre ses propres découvertes heureuses et malheureuses par le témoignage, le partage, la sagesse de son écoute, la richesse de sa parole, et la capacité indestructible d’aimer. Cette confiance renouvelée fait appel à la vitalité que nous offre l’instant présent, qui transcende le passé et apaise face à l’avenir. La tourmente fait place à l’accalmie.
Grâce à la solitude, l’être apprend à savourer autrement ce qui lui est encore donné. L’absence de l’être aimé le rend présent à lui-même, il entre en relation avec son devenir. Il s’inspire du parcours de ceux et celles qui l’ont précédé : ses grands-parents, ses parents, ses ancêtres, ses mentors, toutes ces personnes qui ont défriché ses chemins, qui lui ont transmis l’essentiel avant de partir. Celui qui se souvient ne se sent pas abandonné.
La poésie de Christian Bobin agit comme une méditation pour demain : « La solitude nous amène vers la plus simple lumière; nous ne connaîtrons jamais d’autre perfection que celle du manque. Nous n’éprou- verons jamais d’autre plénitude que celle du vide, et l’amour qui nous dépouille de tout est celui qui nous prodigue le plus.» (Bobin, 1995). Sous sa plume, «La joie va toujours avec la frayeur, les livres vont toujours avec le deuil. » (Bobin, 1993). Par son écriture, le poète répand la lumière du monde, il nous offre La présence pure, nous adresse des Lettres d’or, nous révèle La souveraineté du vide, La part manquante, l’Éloge du rien, L’inespéré, La plus que vive... La grâce de la solitude.
Je me souviens. Je me souviens de ce moment sublime où la solitude m’est apparue comme le lien dont j’avais rêvé, vous savez cette merveilleuse solitude qui entre à pas feutrés dans votre maison au moment où vous vous y attendez le moins ? J’étais seule à ma table dans un magnifique restaurant. J’ai d’abord posé mon regard sur l’emblème de Genève, le fameux jet d’eau qui depuis 1891 pointe vers l’infini. Je suivais inlassablement des yeux sa trajectoire entre le ciel et l’eau surplombant le lac Léman. Puis, j’ai ouvert le livre de Bobin sans me douter de la «présence pure» que cet homme allait m’offrir. Le titre tranchait radicalement avec le très haut jet d’eau ; je m’apprêtais à lire « Le très bas ». Ce livre bleu, je l’aurai dévoré en deux heures. Un auteur de cette qualité peut transformer la solitude du lecteur en un sentiment de plénitude qui dilate le goût de vivre, même en solo.
La solitude est une amie qu’il faut rencontrer. On gagne à l’apprivoiser. Silencieuse, discrète, inspirante et fidèle, elle ne vous fera pas faux bond. Il faut l’étreindre quand tout le reste vous échappe.
Écoutons Moustaki : Non, je ne suis jamais seul avec ma Solitude.
Oui, la solitude peut devenir une véritable amie.
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
Bobin, Christian. Souveraineté du vide suivi de Lettres d’or, Paris, Gallimard, collection Folio (no 2680), 1995, 108 p.
Bobin, Christian. Le Très-Bas, Paris, Gallimard, collection L’un et l’autre, 1992, 144 p.
Dorion, Hélène. L’Étreinte des vents, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2009, 142 p. [Réédité chez Druide, Montréal, 2018.]
LAFOREST, Jacques. La vieillesse apprivoisée, Montréal, Fides, 2002, 153 p.