
Photo : « Témoigner : transposer ailleurs »
Cohabiter 8
Sonder l’hommage au disparu s’avère un exercice pertinent et passionnant. Et puis on y trouve l’occasion de clarifier ce qui distingue le rite du rituel, tout en les reliant. En quoi cet éclaircissement vient-il animer les pratiques funéraires actuelles?
« Survivre, c’est sauvegarder ses plis et ses replis. (...) « Raconter est humain et produit quelque chose d’humain, « Quelqu’un s’en va, nous quitte, s’embellit de nous échapper. » |
Parmi tant de voies qui se rencontrent, au carrefour des chemins du rite, deux attirent ici l’attention. Ces deux voies ne sont pas que trouvailles d’un esprit studieux. Elles se présentent à tout être que la mort d’autrui fait tressaillir. Elles l’interpellent en pointillés dans leurs traces à court comme à long termes.
La voie la plus évidente de cette interpellation concerne l’hommage que l’on rend à un être aimé, estimé, admiré, lorsqu’il bascule dans l’outre-monde. Lors de la cérémonie funéraire, cet hommage prend une place de plus en plus consistante depuis une quarantaine d’années. Aussi, en quoi témoigner du parcours de l’autre est-il nécessaire?
L’autre voie semble plus abstraite. Jusqu’à présent, les textes publiés ici à propos du rite ont pu offrir comme équivalents les termes « rituel » et « rite ». Mais ils diffèrent quelque peu. Or, à partir de cette délimitation, la palette de leur portée bouge. Comment?
Le parcours proposé va croiser ces deux voies de questionnement. L’on verra que l’orientation du témoignage peut contribuer à sa désignation comme « rituel » ou comme « rite », distinction qui sera d’abord explicitée. Du même coup, c’est le paysage des funérailles contemporaines qui pourrait bien s’en trouver éclairé : il s’agit de cueillir les braises qui y sont toujours incandescentes. Le sens balloté se trouverait-il ainsi au sein de curieux inaperçus, parfois si riches de sens?
PREMIÈRE VOIE.
DU PLUS SIMPLE RITUEL JUSQU’AU RITE, OPAQUE ET LUMINEUX
Le rituel, ébauche de tout rite, et pour survivre : interagir à l’horizontale
Les textes précédents4 ont situé l’origine de toute motion rituelle dans le constat très ancien de l’atterrement face à la vie qui quitte le congénère humain. La battance créative s’inaugurait. Cette matrice a permis d’avancer que toute motion rituelle salue les changements, en aménage tant bien que mal les conditions et surtout, se soucie de leurs effets : essentiellement, en parant à la sensation de désordre angoissant, voire de chaos qui étreint le corps physiologique et social. Dès lors, survivre dans, avec et par-delà lesdits changements, et non pas en pure perte, voilà comment « le rite aide à vivre5. » En effet, pourrions-nous vivre, au sens plénier — ce que la ritualité célèbre éminemment — sans connaître ponctuellement un tant soit peu la survie?
Pour autant et justement, le geste rituel n’est pas l’apanage des humains.
En effet, qui n’a pas observé les parades amoureuses des oiseaux, la syntaxe codée des bestioles de tout acabit qui se pourchassent dans un ramage bien davantage organisé qu’il n’y paraît? S’y déploie une panoplie de stratégies orchestrées leur permettant de survivre, de manière à la fois basique et sophistiquée. Et mieux que survivre individuellement, vivre, c’est-à-dire aussi sauvegarder ou conserver leur propre espèce. Ainsi, en entrelaçant des techniques de subsistance avec un langage qui les transmet, l’art s’allie avec l’indispensable « instinct de conservation face au risque d’impermanence6. » La ritualité se façonne de cet entrelacs. Et le façonne.
Concrètement, qu’il s’agisse donc d’éthologie ou de comportement humain, le rituel consiste en une séquence de pratiques et de gestes signalétiques à l’usage des « animaux sociaux7 » que nous sommes aussi. Car ces gestes, sous leurs traits fondamentaux d’un rituel, se situent toujours dans le registre de la communication et de l’interaction.
Par là, l’on renvoie à un code d’identification et de reconnaissance mutuelles. On s’en réfère à autre que soi. Autrement dit, en se notifiant réciproquement son existence et en marquant un léger battement temporel, on cherche des repères communs qui permettent de se situer, en soi, puis mutuellement et dans l’espace-temps de la rencontre. De la sorte, le rituel vient baliser les modalités de l’interaction vécue en répondant aux usages en vigueur et selon le contexte : le code est en soi la pierre d’angle langagière à propos d’une réalité ou d’un phénomène, si bien qu’il s’apprend par transmission et pratique. Pour ces raisons, tout rituel implique éducation, connaissance et exercice de règles. Une sorte de trousseau de mots de passe avant la lettre (mais plus attrayants). Cette codification gratifiante peut ainsi médiatiser la rencontre. À cette condition, elle lancera ensuite la fluidité créative.
Cela étant, le caractère formel servant à introduire une co-présence physique (mais pas seulement, vu les communications à distance) induit une signification affective. Ainsi, les gestes, les paroles, les attitudes corporelles traduisent-ils d’emblée une forme de disposition subjective eu égard à la situation et aux autres êtres. Bien plus, ils expriment un état mental, qu’il s’agisse de valeurs, de postures ou d’émotions : il y a des façons de les partager sous des schémas en partie explicites, en partie implicites, qui n’excluent pas les variantes. Ces indicateurs rituels sont doublement observés : les considérer avec attention (par l’observation) et les adopter (par l’observance). Même dans leur part non conscientisée, d’y assentir vient forger une coutume respectée. De là, s’ouvre une certaine aisance d’interprétation.
Ainsi le rituel emprunte-t-il une gamme expressive qui va de la civilité avenante à la manifestation hors parole et hors démonstration logique. Lorsque les liens sont ainsi créés, le contenu de l’acte et sa répétition viennent puissamment rallier les êtres au sein d’un groupe, voire d’une communauté ; cette dernière inclut désormais sa forme virtuelle, hétérogène, protéiforme, transnationale : les visioconférences ne démarrent pas de but en blanc ni ne se déroulent sans entente implicite de salutation et sans explicitation des acquis et d’un ordre du jour. Sans code spécial qui peut amuser le groupe tout en posant ses membres sur le même terrain.
En résumé de leur vertu expressive, quelle que soit leur présentation, pour l’ensemble de leurs figures socio-culturelles, les rituels procèdent par signes dont le sens minimal est connu, partagé, et même éventuellement remis en question ; de toutes les manières, non ambigu, leur message est aisément intelligible et décodable. C’est que, dans la grande sphère symbolique et à sa base sémantique, un signe évite la confusion qui constitue une source de danger. En omettant à ce stade le principe « fantaisie », la sémiotique s’efforce à la clarté : indications routières, idéogrammes, sons précis, position de la main au bout du bras en sont des exemples conventionnés courants. Bien plus, si toutes les cultures ne se saluent pas pareillement, chacune dispose d’une grammaire de signalement du cours des interactions, de leurs amorces, de leurs intentions et de leur déroulement.
Le rituel répond également à des fonctions plus latentes : ainsi, en « sous-texte », il reflète une stratégie de survie, cette fois de l’identité, en lui tenant lieu d’assurance et de réassurance. Et cela est éminemment délicat. En effet, déterminer un ordre des choses évite la perplexité, d’un côté ; mais de l’autre, cela peut mener à une forme de rigidité. Cette souplesse du déroulement rituel est gage de confiance, j’y reviendrai.
Du coup, le rituel témoigne d’un certain rapport au temps — en serions-nous étonnés? — puisqu’il implique de prendre du temps pour en préparer la mise en place et l’effectuer. Ensuite, en l’effectuant, on l’inscrit dans une période donnée, significative pour les acteurs. Enfin, cette séquence de gestes, même souplement ordonnée, renvoie à son tour à notre rapport au temps puisque le rituel vient scander les moments-clés de l’existence, en fréquences cycliques, saisonnières, annuelles ou hebdomadaires, et lors d’événements particuliers. Nous l’avons vu concernant le rituel funéraire.
De la sorte, la nécessité de faire quelque chose (voir plus loin) nous relie. La forme de concertation qui s’en ressent emprunte d’emblée une tonalité cérémonielle, même ténue. Or, cette tonalité vient avec une certaine lenteur, et la lenteur, avec la songerie… Un cérémonial ne nous empêche pas non plus de manifester la joie des retrouvailles, singulièrement dans les rituels commensaux, en partageant nouvelles, nourritures et effervescences émotives. Un certain décorum affleure aussi dans l’assistance à divers spectacles, de la scène artistique aux stades sportifs, éventuellement aussi exubérants8.
On pourra dès lors reconnaître la réalité rituelle au fil de sa propre existence. Des façons de dire et de faire convenues, mais non banales, qui trament les liens intimes et sociaux, même si ceux-ci ne s’y cantonnent pas. En effet, le lien humain n’est évidemment pas entièrement imbibé de rituel mais il en est facilité, attesté, stimulé, réconforté. En cela, parce qu’il cadre et irrigue les échanges, le rituel se place entre soi et l’expérience directe du monde. Il les médiatise en ouvrant à autre que soi et que cette expérience, tout en les prenant à bras-le-corps. Par exemple, saluer l’autre et s’informer de son état n’est pas qu’une convention courtoise, mais vient situer l’état des lieux existentiel, au moins global, de nos interlocuteurs : nous signifions notre conscience du présent partagé. À partager.
Conscience, c’est d’ailleurs là le sens premier du terme « rituel » : pour le latin « ritus», il s’agit d’un ordonnancement significatif de gestes, apte à leur conférer une certaine solennité ou tout simplement un caractère « hors de l’ordinaire » déjà évoqué à de multiples reprises. Cet ordonnancement n’est pas laissé au hasard, le texte précédent en a offert un exemple notoire. Il fera se distiller divers étagements symboliques de significations, une sorte de montée en puissance vers le rite proprement dit.
À l’origine, donc, le rituel désignait le livre qui consignait la liturgie religieuse présidant au déroulement d’un culte, généralement déique (à l’adresse d’un ou plusieurs dieux), dit sacré. Déjà, il y avait distinguo, puisque « sancire», la racine latine de sacré, désigne une délimitation et parfois un interdit. Or, ce schéma cultuel a été par la suite largement repris par les instances politiques — dites profanes —, tel que l’attestent les procédures, précautions et protocoles institutionnels, désormais souvent interprétés comme impartis au domaine des « relations publiques ». Outre l’entendement commun qui l’anime, cette conformité à un ordre social préétabli concourt ainsi au caractère cérémonial et hiérarchisé de l’activité rituelle tout autant qu’elle en légitime l’existence. (C’est précisément cette légitimité trop sûre d’elle-même, abusant de ses prérogatives, qui a fourni le carburant critique à l’adresse d’un caractère ostentatoire et désuet du rituel.)
D’ores et déjà, il se confirme ceci : la structure même du rituel a partie liée avec la tradition au sens générique d’assises aux longues racines. Mais quelles sont-elles? Pour y répondre, il faut remonter aux sources même du désir rituel.
L’appétence symbolique ou ce désir irrépressible devant
la violence, globale et humaine
Ce qui est vivant cherche à subsister et à persister, on l’a vu d’entrée de jeu. C’est la première loi « psychique » qu’il secrète. Plus spécifiquement, en examinant les conduites humaines fort diversifiées, à travers les époques, la propension rituelle apparaît dans toute son envergure : devant un manque à la fois si obscur et si éclatant — la finitude —, vivre! Et pour vivre, vivre ensemble et dans un ensemble. On revient à la sauvegarde de l’espèce et conséquemment, de l’identité. L’instinct de survie personnelle — non perverti en autodestruction — trouve son prolongement dans l’instinct de conservation de l’espèce. Et des espèces, bien sûr en présumant que l’humaine devienne plus sagace…
Dans son assise essentielle, ce désir de symboliser cherche à dégager l’expérience pratique de l’informe en reliant la réalité des êtres en soi et avec les « choses », incluant celles qui sont imparties au monde naturel et à celui sur-naturel. Associé au manque incompressible que je viens d’évoquer, ce désir profond qualifie l’« appétence rituelle9 » : une motion irrépressible, non rationnalisée, de faire quelque chose avec ce qui advient au lieu de se cantonner dans la plainte première.
Autrement dit, et particulièrement dans l’épreuve, la motion rituelle émerge « sans justification que de dire ou de faire quelque chose plutôt que rien lorsqu’il n’y a rien à faire ni à dire (…), pour engendrer des mots ou des gestes à la fois sensés et insensés10. » Insensés, non pas dans l’orbite d’un délire, mais du fait que ces mots ou ces gestes ne procèdent justement pas toujours d’un code ou d’un savoir, mais de l’intuition de l’irreprésentable et de l’inénarrable.
Or, « ce qui advient », comme on sait, provoque un changement. Envisageons un aspect moins courant de ce changement : d’où qu’il provienne, ce quelque chose-là fait violence à degrés divers d’entendements ou de zébrures émotives. Il affecte, il touche, il remue. Il heurte et blesse souvent. Il brise parfois. Alors? La violence de ce qui advient, même imperceptible, servira ici de premier critère de distinction entre rituel et rite. L’un comme l’autre en sont toutefois travaillés. Étonnante violence, certes, et dès lors bonne à penser.
Le rite, déjà, devant la violence naturelle et celle du destin
Dans son acception la plus fertile, le rite se tient dans la lignée d’une riposte aux aléas incontournables de la condition humaine.Rappelons-nous ce qui s’est produit lorsque les hominidés ont affronté, non seulement la violence des circonstances de la mort, mais la force des émotions qui les submergeaient. Dans le sentiment tragique, sage réflexe alors que de poser intuitivement un genou par terre, de se consulter du regard et du cri, de prendre soin d’une dépouille et de se projeter dans un quelconque infini… Oui, le rite naissait (Cf. Cohabiter 2). Or, si l’informe et l’incompréhensible comme tels avivent le désir de ritualiser, c’est justement du fait de leur violence accablante, déstructurante et potentiellement annihilatrice. Dès lors, l’univers imparable de cette violence du destin commande une riposte sous un registre supérieur, le rite comme tel, précisé sous peu.
Néanmoins, la violence n’est pas inhérente au seul destin ou aux éléments naturels en colère. Ce qui avive tout autant la motion rituelle, mais moins étudiée sous cet angle, c’est la violence des humains entre eux, entrelacs complexe et non définitif.
Le rituel, pare-feu à la violence intra- et inter-espèces
Trait distinctif essentiel? À la différence du rite qui jugule la violence des limitations existentielles, le rituel limite les humains dans leur réflexe de céder à des appels de violence, de sources diverses, auto-infligées, perpétrées entre eux ou à l’encontre de leur contexte vital. C’est introduire cette aptitude ô combien archaïque du rituel.
Situer les origines de ces violences interactives a été l’objectif de nombreux travaux, dont ceux de Freud, à propos de la pulsion d’agressivité qu’il situe dès les premiers groupements humains claniques11. Néanmoins, cette « pulsion » d’agression porte d’elle-même son ambiguïté, puisque dire « pulsion » postule le plaisir de son assouvissement. Or, agresser procurerait-il du plaisir dans la destruction? En ce cas, une civilisation doit ériger des règles. Sous cette motivation, les règles contrecarrent alors le plaisir devenu morbide : elles viennent limiter les dégâts, notamment en prévenant les passages à l’acte. Et, de concert avec d’autres indications psychoculturelles, elles affirment que le soutien au vivant suscite davantage de plaisir — mieux, de joie — que l’agression. Voilà la culture.
Bref, encore une fois, il nous faut accoler la réflexivité à la pulsion. La pulsion donne l’énergie tandis que la réflexivité montre la direction. Le rituel serait de la sorte un dérivatif et un catalyseur positif de cette violence pulsionnelle.
Pour autant, la violence ne tire pas sa source que des pulsions. Elle émane des écarts entre les conditions de vie et de survie des entités humaines. Elle s’amplifie des structures de domination sociale, qu’il s’agisse de guerre(s) ou d’emprise domestique (celle-ci, patriarcale, sous l’idée perverse voulant que « qui aime bien châtie bien ») : les relations autoritaires et arbitraires relèvent de cette mentalité, ainsi de la lignée des monothéismes conquérants, des royautés divines et autres, et des dictatures de tous ordres.
Toutefois, cela ne signifie pas que l’exercice du pouvoir ou le politique s’adonne automatiquement à la violence, dans la mesure où le pouvoir est disséminé et où ses tenants l’orientent dans le sens du bien commun.
On trouve donc des variations historiques considérables, ce qui n’empêche pas le constant aménagement de rituels pare-feu : les désaccords ne se règlent pas uniquement par l’imposition de la force, loin s’en faut. Comment cela s’actualise-t-il? En plus de ce qui a été souligné plus haut de ses vertus d’inter-repères et de sécurisation?
Il est bien éprouvé que le dispositif rituel — lieu, rythme, silence, gestualité, parole — limite l’impact d’une crise, sublime une tension et vient prévenir un conflit : le rituel ne les ignore pas, il les traite d’une manière à la fois reconnaissable (exemple, se donner la main, même hésitante) et mercurielle, sans trop que nous cernions ses méthodes de pacification. En effet, le savoir multimillinénaire nous lègue le palabre ou la délibération qui cherche à neutraliser les hostilités, d’où les pas à pas diplomatiques et les insertions de médiations, ce ballet rituel des émissaires conciliateurs. Et ce, dans la mesure où la paix serait la condition de la survivance des existences a minima matérielles. En ce sens, le rituel prévient de loin en loin la guerre totale, celle de tous contre tous.
Enfin, outre les pulsions et les dérives du pouvoir, cette violence à l’horizontale — entre groupes et espèces — surgit aussi de conflits interpersonnels, lesquels ne sont pourtant pas qu’interpsychiques. Ils sont aussi alimentés des conditionnements sociaux qui orientent les conduites et leurs interprétations. Au fond, chacun se trouverait démuni devant LE manque fondamental — la finitude, le sentiment d’incomplétude qui en résulte — et l’ignorerait consciencieusement. On peut alors s’adresser à son congénère, en croyant confusément qu’il pourrait y répondre, jusqu’à imaginer qu’il viendrait combler ce manque. Or, mission impossible.
Certes, cette identification à l’autre, à ce qu’il possède ou à ce qu’il affiche, peut émuler. Mais qu’arrive-t-il si l’identification se révèle projective et exclusiviste, voire absolutiste (un objet si désirable, à ce point investi, devient « tout » et « LE seul »)? On assiste à une surenchère de demandes irréalistes et frustrées (je viens de l’évoquer), de malentendus, de veules envies, de rivalités malhonnêtes, de volontés d’accaparement, et, à force, de détestation ou pire, de vengeance aveugle. Bref, à l’enchaînement d’une erreur initiale d’appréciation du réel et de ses limites et qui peut aboutir au débridement des violences.
De fait, la société ultra-libérale actuelle appuie singulièrement sur cette requête illimitée en gratifiant nos crédulités intranquilles dans le « toujours » : plus, nouveau, original, spectaculaire. Conséquemment, sans être examinées dans leurs origines, les tensions fusent ; elles dégénèrent en conflits larvés, en intimidations et mépris de toutes sortes, quand ce n’est pas en agressions soudaines. En ces cas, comme dans les violences institutionnalisées telles les guerres entre États, sont convoqués à divers degrés trois ingrédients idéologiquement élastiques : l’autorité, laquelle peut s’acquérir parfois de sources bancales, comme dans l’égosensationnalisme qui s’en autoproclame au sein de notre tendance au relativisme du « tout se vaut » ; le savoir, dont celui bio-techno-industriel-scientifique non dénué de liens avec les grands consortiums financiers ; le charisme, qui peut parfois agir comme cache-misère de failles morales et intellectuelles. Ces perversions de l’autorité, du savoir et du charisme s’avèrent ainsi des ingrédients de l’art (si l’on peut dire) de leurrer. Le rituel peut s’y trouver instrumentalisé.
Autrement, qu’en est-il fondamentalement? Afin de juguler les lampées, les émanations, voire les déferlements de violence, afin de domestiquer la puissance initiale qui désespère de son actualisation, encore une fois le génie de la temporisation vient à la rescousse.
Temporiser, la clé qui rehaussera le rituel... en rite
Le rituel basique instaure ainsi une zone intermédiaire, une vaillante cheville ouvrière de l’énergie qui ne vient pas que la catalyser, mais nous en faire découvrir les potentialités pour notre propre développement. Ainsi, qu’est-ce qui procède du rituel?
◼ Dans la foulée qui cherche à « civiliser » l’agressivité ou l’emprise sur l’autre, s’ajoutant aux palabres diplomatiques : les débats réglés, les ententes sur les règles du jeu effectives, les joutes sportives et guerrières; les accords qui président à tout contrat engageant librement les parties; les chartes des droits humains (devenus ceux de la personne, réinterprétées comme ceux des “individus”).
◼ Dans la foulée qui cherche du liant à nos rapports au monde : les célébrations des événements marquants, qu’ils soient inscrits dans le caractère sagittal du temps, ou qu’ils reviennent sur des bases cycliques et reconnaissables comme telles : l’entretien du cercle d’amis par les rencontres commensales déjà évoquées, le sentiment d’unité émanant de la participation à une corvée collective et, évidemment, ce que nous savons de tant de puncti rituels, émaillant les passages dans l’arc de l’existence, entre naissance et mort.
Bien plus, cette vie sociale nous conduit d’emblée dans la sphère des codes repérables du rituel. Certes, une activité à teneur rituelle, ne serait-ce que dans son accueil, pourrait bien ne pas être entièrement agréée, dans la mesure où il nous semblerait que nos singularités y soient atténuées. Alors que son architecture permet justement de les faire s’épanouir de manière autonome, une fois l’être humain psychiquement et physiquement enraciné dans plus ample que sa personne : les temporalités, les références devancières, les questionnements (Ce point est capital pour la suite.) À l’autre extrême, un rituel peut être imposé comme une manie ou comme une sorte de talisman leurrant : détraqué, il perd sa vibrante capacité de catalyseur ou encore, de “pousse-à-devenir”. C’est heureusement loin d’être toujours le cas.
Dès lors, quel rôle joue le rituel en plus de permettre l’identification de soi, la reconnaissance mutuelle et le repérage, en plus aussi de pacifier, toujours au sens de la circulation communicante? Il vient attester une réalité socioculturelle et éventuellement y assigner des places spécifiques, tant groupales que personnelles. En cela, le rituel n’est pas qu’expressif, il est actif. Le texte inaugurant cette série l’annonçait : bien lancer le deuil social, cette pArtance du deuil, et retrouvée récemment, relative à sa pOrtance bienfaisante. À condition d’en prendre le temps, lui-même condition de temporisation.
Le rituel se trouve ainsi sous le vaste registre de l’échange horizontal entre vivants en les sécurisant et en confirmant leurs places, intra- et intergroupes. Il donne forme à l’énergie des aspirations, en soi. Et à cette aspiration à se mouvoir dans le monde pour le meilleur.
Autrement dit, sur la base d’une large éloquence communicationnelle, quel est son enjeu et son labeur? Solidariser activement et concrètement les uns et les autres afin de soutenir une socialité, porteuse d’intégrité, personnelle ou collective.
En somme, dans l’histoire des civilisations, si « les jeux et exercices rituels s’avèrent source de créativité sociale12», c’est que, dans leur caractère débonnaire ou cérémoniel, ils portent notamment l’éventualité d’explorer cet univers auquel l’interaction et la communication sont aussi une discrète rampe d’accès : la spiritualité.
C’est que, toujours dans la foulée de l’appétence humaine, la vie spirituelle, au simple sens de chercher des zones de sens, nous dirige vers le rite.
Le rite : respirer à la verticale et aspirer
Dans leurs acceptions contemporaines, les différences entre rituel et rite ne semblent pas du registre de leurs principes, mais de leur portée : dans leur ampleur et les marqueurs de leur effectuation même (le prochain texte les détaillera) et dans la valence symbolique qui y est engagée. Mais toujours, les fonctions du rite englobent celles du rituel.
Pour autant, insistons sur ce point : l’efficacité symbolique du rituel ou du rite tient au fait qu’elle ne procède pas d’objectif précis, ni de vérification ou de validation de ses effets, comme c’est le propre du geste technique. La ritualité ne produit donc pas d’effet tangible sur le monde empirique extérieur aux humains. Elle offre plutôt saveur, consistance, cohérence dans la formation des perceptions et des représentations et dans le désir d’en être et d’être bien. En cela, le fait d’acquiescer à cet enchaînement de signes implique que l’on croie minimalement aux « bienfaits » qui s’ensuivent, individuels et structurels, politiques et émotifs, non forcément conscientisés.
Par conséquent, même si l’on comprend le souci qui peut animer les responsables d’une cérémonie, il nous faut éviter un double piège hypnotique : primo, l’insistance persuasive sur les bienfaits présumés ou escomptés, même si on les connaît; secundo, le découpage précis des objectifs séquentiels, rapprochant le rituel de la technique, encore une fois dans la logique fonctionnaliste coût/bénéfices. C’est que la vie symbolique n’a que faire des indications de ressentis. Elle n’est pas un guide touristique.
Or, cette nuée symbolique s’applique particulièrement au rite. L’explorer davantage nous ramène forcément au fait basique que le riteconcernerait davantage les changements(même si le rituel en prend acte et les gratifie, ainsi des anniversaires) et singulièrement, leurs résonances, qui ne sont pas tonitruantes. En effet, le rite consiste en « un ensemble d’actes et de signes matériels à haute teneur symbolique, marquant l’expérience à la fois d’un événement et d’une transformation perçus comme mystérieux — sinon menaçants pour la vie — et appelant le dépassement13. »
Découpons cette fonction sur le changement en évaluant le sens de ce « dépassement ».
◼ En premier lieu, le rite vient accentuer et renforcer certaines fonctions déjà présentes dans le rituel comme tel en ceci que ce dernier fait a minima prendre acte du changement, qu’il le salue mais pas seulement en « accusant réception ». En effet, en prolongeant le rituel, le rite tend à statuer sur le cours des choses : il peut les infléchir, par exemple quand il s’agit de juguler un malheur externe. On touche ici à cette part magique qui peut hésiter entre agir sur les événements et agir sur leurs effets : les gestes de purification ont cette portée, autant au propre (“nettoiements” divers) qu’au figuré (aveu des fautes ou des manquements et de ce que l’on entend réparer).
Le rite peut aussi formaliser notre désir de pérenniser un fait déterminant, une action collective. Il intronise ainsi un patrimoine immatériel ou matériel : en cela, il contribue à forger la mémoire des souvenirs essentiels… mais également le souvenir que la mémoire doit rester vivante. C’est un peu ce que signifie « devoir de mémoire » mais aussi « mémoire du devoir ». Encore ici, par l’inflexion éducative des sensibilités, le rite initie la célébration-imprégnation de valeurs privilégiées.
Enfin, parce qu’il prend à bras-le-corps la part prononcée du rituel, le rite peut exprimer l’hésitation ou l’ambivalence face au changement : entre le pôle peur-angoisse-tristesse et le pôle soulagement-jubilation, cette ambivalence ne traduit pas que la complexité d’un tiraillement; elle témoigne du travail psychique qui ne s’opère jamais rondement mais en estompant peu à peu certains aspects pour mieux en éclairer d’autres.
Toutes ces fonctions sont facilitées du fait que le processus qu’elles mettent en exergue est partagé avec d’autres et contribuera à un chœur humain harmonisé. Ce qui ne signifie pas adhésion complète et encore moins adhérence, mais accordement des consciences.
◼ En second lieu et dans la foulée, le rite se dote d’une fonction spécifique qui confirme sa prodigalité : interpréter l’expérience de ce qui le suscitedans des univers élargis, incluant un rapport au temps extensible, hors de l’empirie et du présentisme, entre mise en mémoire introjectée et projection vers l’avenir des ensembles humains. Outre les registres de communication, d’interaction et d’échange rituels que l’on sait, se dégage alors celui de communion au sens de commune union. Or, cette commune union dépasse une rencontre exaltanteentre nous : elle se ressent en référence à un tiers qui soude et galvanise en même temps : valeur, projet, cause, qui viennent non seulement médiatiser les liens et les coaliser, mais les entraîner vers des dimensions qui débordent leur somme.
L’enjeu implicite du rite consiste alors à rencontrer l’altérité ou ce qui n’est pas soi, si étrange que cela puisse paraître au premier abord (alors que le rituel venait affermir les identités, ce qui est proche de soi ou qui est à rapprocher). Ici, comment composer avec cet « Autre » ? Il s’agit en premier lieu de reconnaître ou d’admettre que nous sommes en présence de quelque chose qui justement, dépasse le soi ou le nous. En accueillant la force de cette présence, on peut ensuite l’intégrer dans des étagements de sens évoqués plus haut. Ce sens nous est d’abord donné dans des systèmes de significations forgés par nos devanciers, d’où rappel des notions précédentes sur la sélection impartie à la tradition et au deuil. Nous puisons ce sens dans les créations humaines qui ont elles-mêmes interrogé et nourri ce sens, à divers paliers ou étagements (J’y viens). Vigoureusement transmises, ces significations augurent également d’une aptitude à l’autonomie mentale, si bien que les humains les sculptent aussi selon les paysages mentaux contemporains.
Par conséquent l’individu et le groupe, singuliers et admis comme sujets, sont appelés à dépasser leur ambivalence face à la limitation : « L’homme, angoissé de se sentir un mystère pour lui-même, a pu être partagé entre le désir de définir, par des règles, une condition humaine immuable et, d’autre part, la tentation de rester plus puissant que les règles, de dépasser toutes les limites14. » Entre les deux, le recours à la beauté du rite.
Cette remarque s’avère pertinente en soi et dans la réflexion sur les enjeux tenus par la technoscience, son objectif de contrôle étant devenu démesuré. En cela, le rite exercerait une médiation entre l’aveu du fantasme de toute-puissance et la maîtrise symbolique de l’effet des limites. Celles-ci ne sont pas tant outrepassées, voire déniées, que partiellement repoussées15. Mais surtout replacées dans un univers autre que le leur.
Nous nous trouvons ainsi au cœur de la transcendance. Contrairement au langage courant, transcender ne tient pas qu’à se dépasser, comme si on établissait par là un record ou un surpassement personnel. Se dépasser engage à faire l’effort d’aller au-delà des significations premières de l’événement ou du changement en les déposant dans un registre d’interprétations élargi, éventuellement sacré (ce « supra » non forcément équivalent à « religion » et même, à « interdits »), tous des « étagements de sens » : communautés, filiations, vie commune, cause collective liée aux rapports nature-culture ou au vivre-ensemble, destin, ces « supra » condensés et formulés dans les arts, littératures, sciences conscientes, philosophies, religions. Et spiritualités… au sens de vie de l’esprit qui ne se satisfait pas de lui-même et cherche à tâtons critiques, sous l’éclairage du silence et des infimes infinis.
Autrement dit, transcender serait situer cet effort et cette quête de dépassement de ses limitations dans des significata qui sont non seulement « plus grands que soi », mais qui réfèrent à des étagements de sens traduisant l’ampleur de l’expérience humaine ancrée dans ses rapports aux mondes, connus et inconnus.
Ainsi transcendée, l’expérience individuelle régénère son élan : à partir de la conscience, même furtive, du destin, le rite — expressif et actif — engage l’avenir à travers la recherche existentielle et le désir de se relier (émotivement) et de relier (cognitivement).
La relation à autrui demeure ainsi la pierre angulaire du fait rituel : son élaboration permet un rapport au temps plus conscient, éventuellement plus libre et au sein duquel la précarité et la finitude s’inscrivent au creuset même du présent. La maîtrise symbolique aide à la fois à les comprendre et, sans les nimber de mystère, à en assumer la part d’incontrôlable et d’indicible : la transcendance événementielle traduit alors la limite comme principe intégrateur, unificateur et propulseur de la puissance créative.
Nous retrouvons par cette voie l’imbrication étroite de l’origine du rite et de la limitation existentielle. Et dans le même mouvement, le désir tenace non pas tant de « faire du sens » (il n’y a pas que l’anglicisme qui soit sujet à caution) ou « nommer du sens » que de dégager ces étagements de sens. Sans même prononcer le mot, annoncer l’intention. Étager des sens? Il s’y trouve le beau pari du témoignage.
SECONDE VOIE.
L’HOMMAGE : DU RITUEL HAGIOGRAPHIQUE AU RITE... EN SPIRALE
L’hommage à qui n’est plus se situe au sein d’une riche combinatoire d’éléments qui le favorisent et en sertissent les contours. Le prochain texte les décrira, toujours dans la distinction rituel/rite, en interrogeant non seulement l’hommage, mais l’ensemble des gestes rituels dans le diktat actuel de la nouveauté.
Pour l’heure, l’hommage au défunt nous fournit un pertinent cas de figure en soi et aussi pour démontrer comment le rituel peut voluter en rite. Certes, concernant une situation ou un être, le rituel exprime un état ou une émotion; mais il peut laisser advenir un authentique espace-temps de la puissante liberté des vivants. Comment?
Dire à propos de l’autre : une adresse multivoque
La parole des survivants qui se centre a priori sur ce qu’a été le vivant, du moins à leurs yeux, révèle sa polysémie éloquente au cours des âges. Dans le « faire et dire quelque chose » énoncé plus haut, le dire quelque chose — qui ne se résume pas au défunt — ne dément pas ainsi sa belle légitimité.
Pour la thanatologie, les origines formelles du témoignage remontent à la Grèce antique. On pense au panégyrique : panê-gurikos renvoie à la fête de la cité, composé de pan, « tout » et aguris, « rassemblement, foule16 ». D’emblée, se dessine le caractère à la fois public et rituel de l’ode à une personne ou à un état. Ce discours fut par suite consacré aux morts, en signifiant « hélas». D’abord bref et intense, il a été modulé au cours des siècles selon les styles langagiers, la place socio-émotive du mort, la forme prise par son « départ » et, bien sûr, l’inscription des morts dans la société considérée. Son caractère formel fut d’abord réservé aux héros et aux élites, pour ensuite se démocratiser et indéniablement, depuis le milieu du 20e siècle. Néanmoins, le panégyrique a toujours été enchâssé dans une série de gestuelles et de partage des expressions au sein de plusieurs paliers de signification du rite de mort. Jusqu’à parfois emplir aujourd’hui toute la place...
Avant d’examiner celle-ci, considérons d’abord la fonction fondamentale de l’hommage au mort, si éminemment prismatique.
Bien avant les traces gréco-romaines d’ordre civique, dès l’apparition du langage, cette ode fut balbutiée à l’adresse du mort en guise de dernière (inter)locution, se sachant telle. Elle aurait d’abord été une manière de se prémunir de l’effet d’abattement devant la perte et, indirectement, de la mélancolie qui teinte le deuil. Cette notion de deuil n’existait pas comme telle dans les esprits, mais dans les corps : il fallait juguler le tournis mental et somatique si l’on ne voulait pas périr tout de go. Survie toujours.
Il s’agit ainsi d’un message à deux entrées successives à l’endroit du mort, lequel, jusqu’à récemment, fut le pivot de la ritualité funéraire : d’abord lui signifier son importance et donc notre attachement et, par conséquent, notre déchirement devant son absence radicale. (J’ai déjà annoncé le rôle des pleureuses et des pleurs, forme de témoignage aussi à part entière.) S’y insère aussi a minima une tonalité de réparation devant des manquements personnels à son endroit, ouvrant la caverne des culpabilités, non parcourue ici. Puis, au plan de l’imaginaire affectif, offrir cette nourriture symboliquement réconfortante qu’est l’ode ultime faciliterait magiquement le passage vers l’au-delà, du moins fantasmé à partir de notre en-deçà. En cela, la parole façonnée acquiert une vertu de viatique, de renfort et de consolation aussi pour le défunt. Par conséquent, elle nourrit le sentiment de justesse déjà souligné, essentiel à l’amorce du deuil.
Or, souligner en quoi le passage existentiel de l’autre mérite respect et mémoire n’équivaut pas forcément à l’idéaliser, même si cette tendance se vérifie souvent et j’y reviens sous peu. Plutôt, la survie du groupe et la caresse personnelle du souvenir requièrent que nous fabriquions ensemble une forme de modèle non pas tant axé sur l’individu que sur les valeurs qu’il a pu incarner ou aurait désiré vivifier, au cours de son existence comme à son terme. Après tout, « célébrer » ne concerne pas que les personnalités marquantes, mais bien ce au nom de quoi un quidam peut apporter sa contribution à une humanité réellement meilleure. (Les nuances s’imposeront au prochain texte.) Ce « au nom de quoi » s’avère un filtre utile afin de distinguer les traits de « rituel » ou de « rite ».
Lorsque l’hommage est un rituel
Prendre la parole lors de la perte d’un autre est toujours un privilège qui engage une responsabilité de justesse et d’équilibrage de plusieurs variables. Et ce, d’autant plus si l’on est la seule personne appelée à tenir ce rôle, bien que la sédimentation de plusieurs témoignages pose le défi d’arrimage. (Les sites web funéraires regorgent de conseils à ce propos et ce que je souligne ici ne va pas forcément dans leur direction.) Plutôt, si l’on transpose quelques mots-clés qui distinguent le rituel, on peut souligner quelques traits de l’hommage, comme aussi quelques écueils potentiels.
L’hommage marque a priori les grands jalons identitaires repérables concernant l’origine, le parcours social, les lieux, les défis quotidiens, mais aussi quelques dilemmes ou certains choix, éventuellement des tournants biographiques. Ce « qui était-il? » est l’équivalent de la prise en acte du premier moment du rituel, une forme « d’état des lieux ». De plus, par l’indication de traits de caractère et de personnalité comme de responsabilités sociales et affectives, le propos relate quelques manières d’interagir avec les autres et la place qui leur est attribuée. Il ne s’agit pas de décliner un portrait psychologique complet, ni d’établir un bilan d’existence statuant sur les bons et mauvais coups, ou de faire l’inventaire des mérites tirés d’un curriculum vitae fidèlement reproduit. (Lorsque c’est le cas, il s’agit d’une cérémonie honorifique, et non de funérailles.)
Mais pourquoi cette réserve? Cet ensemble de traits ou de personnes énonciatrices condense en bonne part le « que retient-on de lui? ». C’est ainsi que s’élabore progressivement in situ un portrait de l’être qui n’est plus. Il peut émouvoir, mais pas forcément de la même manière pour tous ni à partir des mêmes traits. Or, outre le rappel de son unité en propre, la représentation de l’autre devient ce qui permet a minima au groupe de faire corps. C’est déjà répondre à la question : « Pourquoi gommer les imperfections ?(Ce qui n’empêche de signifier qu’il y en ait eu). Est-ce de l’hypocrisie? »
L’hommage n’est pas une radiographie. Le portrait qui est élaboré en commun ne peut être complètement fidèle, justement parce qu’il ne s’adresse pas qu’au mort ou aux êtres proches. Il s’adresse à la suite du monde et l’éduque subtilement, si bien que la convention implique de ne pas souligner les traits qui peuvent faire dissensus17. Et pour deux raisons. D’abord, ce qui ressort du tableau cherche implicitement à neutraliser les éventuelles tensions intra-groupes, familiales ou sociales. En cela, la pacification ne tient pas qu’à un sentiment interrelationnel, mais à un climat qui permet de suspendre et parfois, de voir autrement ce qui peut sembler inconciliable. Ensuite, ce tableau verse, ne serait-ce que légèrement, vers l’édifiant du simple fait que la mort égalisatrice vient par la ritualité tempérer les violences, limiter les dégâts, même si des torts peuvent blesser et resurgir pour les générations suivantes.
Par ailleurs et si l’on revient aux signifiants de cette prise de parole : parce que la personne locutrice se situe elle-même dans cet univers et s’y identifie la plupart du temps, l’hommage devient un témoignage du lien que l’être décédé avait nourri avec la personne témoin. Le « ce qui m’a marqué.e chez elle ou chez lui » s’accentue alors vers le « elle/il était pour moi ». Si prévaut la prémisse que le témoignant a eu accès à un ou à plusieurs pans dicibles de la vie de l’autre, il arrive souvent que l’on glisse vers la réclamation d’une relation « privilégiée ». D’une manière subtile ou prononcée, le message peut entraîner encore davantage vers un faire-valoir de sa propre personne, dérive devenue courante dans le flux des mises en vitrine.
Ce trait évocateur, voire glorificateur de l’interaction duelle diffère toutefois de la manifestation de son affect et encore davantage, de notre propre peine que d’autres soient affligés. L’enjeu consiste à surmonter la tendance égotiste (parler de soi à tout venant) et hyper individualiste (il n’y a que l’individu défunt et donc, lui et moi qui comptons.) Éviter ce piège s’effectue souvent spontanément en relatant diverses anecdotes, entend-on, pour détendre. Si le sourire ou le rire émus amplifient le registre des « bons souvenirs » ou amenuisent en douce ironie les épisodes moins glorieux, l’autre piège consiste dans la surenchère d’épisodes moins « significatifs » pour l’assistance.
C’est alors que nos modes de défense réactifs contre la perte, poussés en bloc par l’esprit du temps, prévalent sur la considération de celle-ci : si l’on se fie à la teneur de ces échanges, l’autre ne serait pas mort, il n’aurait “que” vécu... Et la mort, elle, ne “vit” plus?
Or, en cherchant à ne pas répéter ce qui serait uniquement une « célébration de la vie » de l’autre, pourquoi ne pas tenir compte dans ces récits de l’ensemble de ses efforts à vivre? Par exemple en désignant, même à traits légers, ce qu’auraient été ses propres conduites devant l’affliction, quelles qu’en soient les sources? Ses modes d’expression comme aussi ses manières d’avancer vers sa propre mort? En effet, cette part du rituel funéraire n’est pas que célébration joyeuse d’une existence, toute gratifiante fût-elle. La ritualité embrasse l’intégralité, ici, des émotions associées à cette perte. Que l’hommage les indique en creux est important, mais il n’empêche de nommer directement le chagrin.
Au final, peut-on affirmer que la base du rituel de l’hommage contribue à rassembler proches et membres plus ou moins épars du socius? De là, au creux de la séquence rituelle, l’hommage peut-il toucher en chaleureuse solidarité émotive les fêlures identitaires provoquées ou révélées par la mort, et certes, par le changement radical de l’identité de l’autre?
C’est que le fait de se retrouver dans un ensemble en fortifie le principe vital. Ce principe vital se concrétise dès lors qu’un regroupement en espace et temps partagés raffermit la dynamique de l’acquiescement à cet ébranlement existentiel qu’est la mort, à ce chagrin honorable autant que l’est la personne disparue. L’autre absenté devient alors, à son insu, un médiateur qui permet l’élaboration d’une autre représentation de lui-même, essentielle au deuil : une identité nourrie de témoignages, certes, mais résolument inscrite dans la mort, et donc à remouturer autrement pour soi.
Et en cela, la porte s’ouvre sur un hommage qui soit proprement un rite.
Lorsque l’hommage conduit ailleurs, la spirale du rite
Dans son souci de survie, le rituel met en forme le vide, si ce n’est la désorganisation laissés par l’absence. D’où qu’il “organise” le souvenir. Et imperceptiblement, ce souvenir, dans son optique de vivifier, amène à perpétuer. Nous touchons au cœur du deuil.
Or, l’« appétence » rituelle se trouve ici pleine éclosion puisqu’elle rejoint le rite en ce qu’elle ouvre au risque des sens, du sens, OU à cet élan à se poser devant et dans son existence : dans ses émotions, pour les transposer dans des activités symboliques. Encela, comme dans tout rite, se trouvent au moins deux conditions. La première consiste à refuser de contrôler l’angoisse impartie à l’événement et aux tréfonds qu’il touche. La seconde consiste à admettre que, devant l’inévitable de la mort, nous ne sommes pas seuls, non seulement dans le caractère horizontal du soutien de nos contemporains (le rituel), mais dans la verticalité de nos recours : le rite s’y tient comme essentiel.
J’ai déjà noté la montée en puissance et les étagements de sens. La qualité proprement rituelle de l’hommage tient essentiellement à l’amplitude des questionnements liés à la question du sens et du non-sens. Chacun doit reprendre pour soi le questionnement qui dépasse son vécu, mais lui confère sa richesse, la transcendance de l’épreuve.
Concernant l’hommage, nous pouvons sertir le portrait des aspirations du disparu, de ce qui l’aurait troublé ou simplement de ce qu’il aimait et l’aidait à tenir, et bien hors de lui-même : sa position en regard du lignage, le sien et celui auquel il aurait pu contribuer; ses engagements envers sa société, mais aussi dans son propre terreau, ce qu’il en tirait et en espérait; son regard au long cours sur la finitude-destin, à quels renvois il se fiait, et peut-être, sur sa propre fin; ses références, fussent-elles réduites à peu, fussent-elles davantage locales que relevant du savoir universel; ses prédilections qui en témoignaient. Bref, ses confiances hors de sa propre destinée, la spiritualité qui s’en reflétait. Et ses précieux doutes.
Tous les hommages qui se donnent la peine de donner accès à ces mondes ne sont pas forcément des chefs-d’œuvre d’éloquence, ils peuvent en témoigner pêle-mêle, sans grande cohérence aussi. Pourtant, ils font résonner ce qui s’avère un apprentissage majeur, le vivre, le vivre en solitude de fond, en lien avec les autres et avec les mondes. En cela, le critère du rite concernant le témoignage n’a rien à voir avec la somptuosité, mais avec l’éclat discret de ces raisons de vivre ou ces valeurs qui rehaussent une existence et lui confèrent un horizon.
C’est aussi la raison pour laquelle les lecteurs, murmurent parfois longtemps après la ritualité funéraire, ô combien « cela fait du bien ». Bien. Bene, bene-dictio. Inter bénédictions, oui, dire et en bien, en souhaitant du bien, en nous y disposant.
Les voies du rituel-rite lovées dans l’hommage se transmutent ainsi en une voix qui appelle pour le bien, de proche en loin.
Lorsque cela advient, il arrive que ce soit une première fois
Changement de registre et inhabitude. Depuis 50 ans, parmi des centaines de témoignages recueillis, nombre d’entre eux attestent de ce rehaussement et de cet horizon offert dans le bene dictio. Encore et toujours.
50 ans et… Depuis les années 1970, alors que j’affrontais le clergé du village d’origine d’une grand-mère, l’être de ma première aimance passion, ce lien aussi vécu par tant d’êtres issus d’autres générations. À sa mort, s’adresser à elle, à l’auditoire et à quelque puissance divine, mue par ce lien. Pourquoi? Pour mettre en gerbe les sensibilités de la fratrie et de la cousinerie, ses petits-enfants que nous étions. Affirmer. Avancer. J’avais intégré que du bon provient de ce que l’on n’énonce pas de son unique point de vue, et pas que de sa persona, vrai ou faux self. Mais de ce qui émane des musiques, des “glaneries” en tous genres, surtout en détails qui prennent le temps de se métaboliser.
Alors oui, témoignons, avec autant de ferveur que de retenue. Et en laissant la musique en suites. En concertos… de Bach. Ils concertent le bene du témoignage-hommage.
© Luce Des Aulniers, professeure-chercheure
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Notes
- DEBRAY, Régis (2010). Éloge des frontières, Paris, Gallimard, Folio, 89 p., p. 35, 59. Soulignés de LDA.
- WOLF, Christa (1985 [1983]). Cassandre, (trad. de l’allemand), Aix-en-Provence, Alinea, 271 p., p. 156.
- BOBIN, Christian (2024). Le murmure, Paris, Gallimard, 127 p., p. 12. (Son ultime opus)
- L’association de la violence initiale au désir de rituel parcourait déjà le 2e Récit intemporel de cimetières, «Et si nous n’avions pas inhumé? L’origine du rituel». J’ai exploré (2009) cette problématique à propos de la courbe délétère de l’abandon absolu et de la fascination pour la violence en situant la ritualité comme un anti-fascinans ou un extraordinaire pivot de culture.
- Correspondance avec l’auteur et repris en substance dans THOMAS, Louis-Vincent (1985). Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 294 p.
- DEBRAY, Régis (2010). Op. cit., p. 31.
- «Animal social», terme lancé par WITTGENSTEIN, Ludwig (1979) (cité par SEGALEN, Martine (1998). Rites et rituels contemporains, Paris, Armand Colin, 127 p.) et par DOUGLAS, Mary (1971, traduit), De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou. Paris, Maspero, 195 p.
- Pour l’extension du concept, voir les références sous l’entrée Rite, dictionnaire en ligne Anthropen.
- Terme analogique de «l’appétence relationnelle», tiré de DE M’UZAN, Michel (1977). De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 224 p. p. 185). Ré-interprété dans DES AULNIERS, Luce (1997 [1989]). Itinérances de la maladie grave. Le temps des nomades, Paris, L’Harmattan, 625 p.
- BOURDIEU, Pierre (1980). Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 475 p., p. 161.
- Si Freud a pu situer les rapports sociaux, leur structuration et leur reproduction comme englobant la sexualité, l’usage qu’il a fait des travaux anthropologiques qui le précédaient (J. Frazer. L. Morgan, etc.) est plus que discutable, notamment ce qui fonde sa théorie de l’agressivité, dans Totem et Tabou (1913).
- GRAEBER, David, WINGROW, David (2021). (trad. de l’anglais). Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 743 p., p. 634.
- DES AULNIERS, Luce (1997 [1989]). Op. cit., p 554.
- CAZENEUVE, Jean (1977 [1971]). Sociologie du rite, Paris, P.U.F, 336 p., p. 47.
- DES AULNIERS, Luce (2023). « La mort, dernière limite à effacer? », in LEFEBVRE DES NOËTTES, Véronique, DE MALHERBE, Brice (éds.), La médecine confrontée aux limites, Paris, Collège des Bernardins, Cerf, 169 p., pp. 85-96. (Colloque du Département de recherche éthique biomédicale, Paris, 18-19 nov. 2021).
- (Dictionnaire de l’Académie française). Par ailleurs, “eulogie” est parfois d’usage équivalant à “panégyrique” ou à “hommage” ou mieux, à “éloge au défunt”. Mais son sens n’est pas spécifique à la mort : “eulogie” renvoie surtout à une formule de souhait de bénédiction, à une offrande bénie si ce n’est sacrée; il ne fait pas non plus que souhaiter, il célèbre le bien avéré en louangeant. Bref, “eulogie” traite d’un bienfait notoire, espéré ou effectif (de nos jours, en provenance du mort?) En cela, sauf “panégyrique”, tous les termes renvoyant à un discours à propos de qui n’est plus sont suivis de «pour un défunt».
- D’ailleurs à tel point parfois que l’image projetée risque d’être hagiographique, superfétatoire, voire surréaliste, à force d’être idéalisée. Je fouillerai ce phénomène à partir de la mort de personnages publics.
- Pour une analyse extensive de l’hommage, explorant cinq cercles progressifs d’élaboration de sens, voir DES AULNIERS, Luce (2020). «Proposition synthèse», Le Temps des mortels. Espaces rituels et deuil, Montréal, Boréal, 349 p., pp. 309-332. Le 1er cercle (sur le défunt) s’apparente à un rituel, alors qu’au fur et à mesure que l’on progresse, le rite fleurit; 2e, le temps humain encadrant cette existence; 3e, la nature; 4e, la conscience du destin humain; 5e, l’outre-existence en ses croyances et la vie de l’esprit, globale.
DEBRAY, Régis (2010). Éloge des frontières, Paris, Gallimard, Folio, 89 p., p. 35, 59. Soulignés de LDA.
WOLF, Christa (1985 [1983]). Cassandre, (trad. de l’allemand), Aix-en-Provence, Alinea, 271 p., p. 156.
BOBIN, Christian (2024). Le murmure, Paris, Gallimard, 127 p., p. 12. (Son ultime opus)
L’association de la violence initiale au désir de rituel parcourait déjà le 2e Récit intemporel de cimetières, «Et si nous n’avions pas inhumé? L’origine du rituel». J’ai exploré (2009) cette problématique à propos de la courbe délétère de l’abandon absolu et de la fascination pour la violence en situant la ritualité comme un anti-fascinans ou un extraordinaire pivot de culture.
Correspondance avec l’auteur et repris en substance dans THOMAS, Louis-Vincent (1985). Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 294 p.
DEBRAY, Régis (2010). Op. cit., p. 31.
«Animal social», terme lancé par WITTGENSTEIN, Ludwig (1979) (cité par SEGALEN, Martine (1998). Rites et rituels contemporains, Paris, Armand Colin, 127 p.) et par DOUGLAS, Mary (1971, traduit), De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou. Paris, Maspero, 195 p.
Pour l’extension du concept, voir les références sous l’entrée Rite, dictionnaire en ligne Anthropen.
Terme analogique de «l’appétence relationnelle», tiré de DE M’UZAN, Michel (1977). De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 224 p. p. 185). Ré-interprété dans DES AULNIERS, Luce (1997 [1989]). Itinérances de la maladie grave. Le temps des nomades, Paris, L’Harmattan, 625 p.
BOURDIEU, Pierre (1980). Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 475 p., p. 161.
Si Freud a pu situer les rapports sociaux, leur structuration et leur reproduction comme englobant la sexualité, l’usage qu’il a fait des travaux anthropologiques qui le précédaient (J. Frazer. L. Morgan, etc.) est plus que discutable, notamment ce qui fonde sa théorie de l’agressivité, dans Totem et Tabou (1913).
GRAEBER, David, WINGROW, David (2021). (trad. de l’anglais). Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 743 p., p. 634.
DES AULNIERS, Luce (1997 [1989]). Op. cit., p 554.
CAZENEUVE, Jean (1977 [1971]). Sociologie du rite, Paris, P.U.F, 336 p., p. 47.
DES AULNIERS, Luce (2023). « La mort, dernière limite à effacer? », in LEFEBVRE DES NOËTTES, Véronique, DE MALHERBE, Brice (éds.), La médecine confrontée aux limites, Paris, Collège des Bernardins, Cerf, 169 p., pp. 85-96. (Colloque du Département de recherche éthique biomédicale, Paris, 18-19 nov. 2021).
(Dictionnaire de l’Académie française). Par ailleurs, “eulogie” est parfois d’usage équivalant à “panégyrique” ou à “hommage” ou mieux, à “éloge au défunt”. Mais son sens n’est pas spécifique à la mort : “eulogie” renvoie surtout à une formule de souhait de bénédiction, à une offrande bénie si ce n’est sacrée; il ne fait pas non plus que souhaiter, il célèbre le bien avéré en louangeant. Bref, “eulogie” traite d’un bienfait notoire, espéré ou effectif (de nos jours, en provenance du mort?) En cela, sauf “panégyrique”, tous les termes renvoyant à un discours à propos de qui n’est plus sont suivis de «pour un défunt».
D’ailleurs à tel point parfois que l’image projetée risque d’être hagiographique, superfétatoire, voire surréaliste, à force d’être idéalisée. Je fouillerai ce phénomène à partir de la mort de personnages publics.