Cohabiter 7
Changement d’état radical que suscite la mort. Ce constat a généré le souci ritualisé des morts, une des premières inventions culturelles. Les pratiques conséquentes au cours des millénaires prennent le temps de saluer les changements. Et quand le changement se produit à grande vitesse? Comment se compose alors le temps du rituel de mort? Avec quoi compose-t-il?
« À ses funérailles, j’étais surpris qu’on ait pris le temps « On ne porte plus le deuil, « Nous nous sommes arrêtés dans le temps |
Depuis au moins trois décennies, l’on entend couramment les propos suivants, en crescendo : « Le temps des funérailles se raccourcit » ; « Il y aura une brève célébration, on va faire un petit rituel » ; « C’était une belle occasion de lui rendre hommage, mais est-ce tout ? » et « On n’a plus le temps de faire (d’organiser, d’aller à) une cérémonie », puis « On ne savait pas qu’il était décédé, il n’y a rien eu... »
Nous prêterions ainsi davantage attention aux cloches de la nouveauté qu’aux tintements ou aux murmures de ce qui persiste et signe tout à côté, le plus souvent alors discrètement et sous des traits potentiellement différents. Ce privilège accordé au bruit cristalliserait les composantes du temps sagittal, dans son chatoiement. Néanmoins, les excès des surenchères, aussi apparentés au show must go on, viennent tisser de nouvelles obligations, quand ce n’est nous y ligoter. Nous répliquons ainsi largement sur le mode du même. Nous répétons, non pas tant des contenus qu’en nous conformant tacitement à ce qui est présenté comme la tendance à laquelle nous «adapter», figure de la norme sociale. Entre autres, cette norme qui ne dit pas son nom nous intime de jouer du réflexe. Celui-ci nous contraint à la reprise rapide de réactions qui auraient été gratifiantes au cours de notre passé récent : par exemple, l’usage de formules passe-partout, convenues — tout autant rondement déclassées — et la vivacité conquérante en toutes circonstances2.
Or, par définition, un acte-réflexe n’est pas une réflexion en acte. Réfléchir n’est pas sautiller sur soi et sur place. Ce serait peut-être allonger le regard et se mettre en marche de bon cœur, maints contemplatifs résolus et créateurs nous le suggèrent.
En sus, par son angle mort, la réplication du même dans cet acte-réflexe valorisé nous incline à clamer constamment la trouvaille de nos quêtes, à titre de mot de passe des présentations. Une opinion qui se répète devient ainsi une (pseudo) vérité qui s’incruste.
Néanmoins, le monde est asymétrique et ne saurait se résumer à une seule tendance (c’est justement ce dont cherche à nous persuader le discours hégémonique). Il arrive ainsi que d’aucuns savourent la cadence d’un temps davantage circulaire. Tant mieux, car notre narcissisme fondamental est satisfait, en ceci que notre place au monde y est permise et assumée. Et encore mieux, dans la mesure où se tenir aise en un lieu mental donné mais enlevant imprime dans cette découverte un rapport au monde à la fois consistant et nuancé, généreux et respectueux de ce qui le limite et le transcende, comme l’annonçait la figure de la spirale. Nous connaissons tous des gens à la mentalité qu’on pourrait juger surannée, qui ne se sont pas écartés de cette conception spiralée.
Oui, pour elles et eux, une ritualité de la mort est aussi incontournable que la mort elle-même. Ils interpellent alors les premiers, les gens pressés : « En esquivant ou en abolissant la ritualité, pensiez-vous réellement, vraiment, contourner la mort ? »
Time out, mais oui, « temps mort » ou épisode de répit en regard des injonctions plus ou moins tyranniques drainées par les modes normatives techno-libéralistes : celles qui, sans vraiment le savoir, reproduisent le procédé d’un phénomène prescriptif que nous avions pourtant banni, devenu étouffant et sclérosé, notamment sous l’emprise des institutions trop attachées à leur reproduction, par l’entremise de leurs gestionnaires, avec ou sans ce libellé. Or, ici, nous obéissons volontiers à la norme de la novation comme idée reçue, voire, comme mantra pour nous identifier et surtout, nous démarquer à titre d’autoentrepreneurs apparemment sûrs de nous.
Comment alors établir la différence entre ce qui est prescrit normativement (se démarquer) et ce qui relève d’une simple indication (exister au plus près de son humanité réfléchie)? Une indication est une balise ou un point qui nous oriente et ainsi aide à dresser une constellation, cette dernière différant partiellement d’un être à un autre. Mais au moins, les points de jonction possibles sont connus et partagés. Ils nous offrent une armature référentielle de soutien qui ne manque ni d’utilité (soyons un brin pragmatiques, nous avons un temps délimité...), ni de poésie (soyons dans la nuée symbolique). Voilà le rituel. Encore faut-il s’entendre sur les termes, à travers les interprétations à hue et à dia, incantatoires et partielles, que l’on peut suspecter de si gentiment nous leurrer.
Mis à jour autant par cette nuée normative que par la quintessence du temps reconnue dans le rite, le paysage parcouru dans ce texte emprunte le leitmotiv du changement. Ce changement est ponctué dans tout acte rituel ; il est en outre éminemment concerné par la logique sociale contemporaine qui le colore. De là, nous amorcerons le portrait prismatique de la puissance rituelle en dégageant les moments que nous y consacrons.
Le rituel, premier geste humain
à prendre acte du changement
Un constat émerge de l’examen du désir rituel et de son caractère transculturel. Le changement est emmaillé au rite. Pas de changement sans rituel, pas de rituel sans changement. En quoi?
Dès son origine préhistorique (autour de -45 000 ans, voire avant), le rituel répond à un impératif psychique vital, à savoir composer avec ce qui fut peu à peu conçu comme son destin pour l’esprit humain. En effet, le rite comme tel serait né de la sidération accablée devant le corps inanimé d’un congénère, devant la violence intrinsèque de la déperdition de cet être. Et certes, face au changement de son intégrité physique comme de ses liens dans l’univers empirique. Cran d’arrêt et silence inaugurent en ce moment notre sens de la suspension momentanée du temps, dénommé justement « temps mort ». Une loi s’esquisse pour la suite anthropologique : un corps définitivement inerte, dans sa dureté qui nous fait buter, tient justement lieu d’éperon de notre conscience du grand changement, de la limite ultime. Et il convoque le respect de leur réalité, nous interloqués, d’abord sans mots.
Puis monte une émotion ambivalente, tout partagé que soit l’humain entre le besoin halluciné de retenir une quelconque vie de l’autre (j’y reviendrai) et sa peur multiforme : peur en soi, peur de la violence du sort physique (même si ce qui provoque la mort ne l’est pas nécessairement), peur pour le sort “métaphysique” de l’autre et — s’identifiant à cet ensemble —, peur pour son propre sort. Et petit à petit, la peur concernant ce qui peut advenir de tout ce peuple, en rencontrant ledit sort, dans son advenue et par la suite.
Alors, après la stupeur, le mouvement s’imposait pour ne pas défaillir et être emporté là dans une mort mimétique qu’appelle forcément et minimalement toute mort. L’instinct de conservation du vivant se trouve ainsi bien activé : la parole, le cri, le pleur puis la gestuelle complexe faisaient connaissance, au sens propre. Une pratique rituelle repose ainsi intimement sur l’expression du corps et dans le corps. Leonard de Vinci l’écrivait, « toute connaissance passe par les sens » : la mort est bien matérielle, elle ne peut pas être que virtuelle, qu’imaginée. Tant et si bien que le principe de réalité auquel elle nous confronte s’avère rude. Sur le coup, certes, mais surtout salutaire pour la suite des santés.
C’est ainsi que ce changement radical imparti au présent de l’avènement de la mort a fait émerger des modalités de défense face à ce qui se profile comme un anéantissement, une trappe ouverte sur le vide : dans la personne du mort dont les éléments vitaux se séparent et dans une quelconque survie. Et tout autant, mais de manière moins évidente, dans ce frémissement qui atteint tout groupe constitué, et là, sur sa survivance. Ce frémissement parcourt l’oreille et l’échine, des percussions annonciatrices des sociétés anciennes jusqu’aux réseaux sociaux alertés, en passant par le glas résonnant des clochers.
Ce fut souligné au récit précédent, la conscience de cette mort instaure le temps : en premier lieu, le temps de l’après car l’esprit humain s’est projeté dans l’imaginaire d’un avenir incertain pour les disparus, afin qu’ils ne le soient pas entièrement : ce désir a suscité la panoplie des croyances relatives à l’au-delà de l’existence connue, en lieux évanescents (Cf. Cohabiter 3). Les gestes rituels ont d’abord signifié cette espérance en une forme d’outre-vie, en y articulant la disposition des restes physiques des êtres3. Le temps de cet “après” semble avoir été monopolisé dans les religions, puis récupéré dans les théories de la survie dans le deuil, et même, les pratiques mémorielles. Encore une fois, temps et espace sont entrelacés.
En second lieu, la perspective de la finitude, intolérable et non moins essentielle à la conscience humaine, a reflué vers l’avant-mort : dans la détermination eu égard à la conduite de l’existence, ce qu’évoquait dans le précédent texte l’exemple de l’agenda. La finitude est ferment de la culture, on le redit. Non seulement pour ne pas mourir avant son temps, mais en conférant quelque motif de sa valeur à notre existence fragile : hormis procréer : créer, et ce, dans toutes les sphères des activités humaines, même les plus humbles et les plus déterminantes, tel le soin les uns des autres. Et ce, jusqu’au terme de l’existence.
Dès les premiers hominidés, ce qui était alors un embryon rituel intégrait ainsi tous les temps : le passé comme inspiration, l’avenir comme élan responsable. Tant et si bien que, sur la base de cette séparation au présent, toute impulsion rituelle veut forger un langage symbolique qui cherche à s’unifier, ultimement à unifier quelques significations et à unifier les êtres entre eux.
Ce changement radical d’état que représente la mort a de la sorte fourni la matrice à ce qui fut par suite un affinement rituel et selon divers changements, soit individuels, soit collectifs, soit cosmologiques : si bien que l’on peut affirmer que le rituel a été “inventé” pour temporiser les changements, à savoir — si l’on reprend l’idée formulée au texte précédent — les accueillir, en juguler les effets et en chercher des sens qui débordent largement le temps de son effectuation. Nous y reviendrons à l’occasion.
Comment le rituel de mort s’inscrit-il dans
les archétypes du temps, linéaire et cyclique?
Envisageons non pas tant la résurgence de l’archétype circulaire4 qu’une interprétation contemporaine de sa coprésence avec l’archétype sagittal à travers le rituel de mort5. Nous l’avons vu, ladite coprésence forge la figure dynamique de la spirale.
Remettons-nous à l’esprit quelques constats émanant du texte précédent. Si le temps, « ça court par en avant » (Fred Pellerin), dans la logique archétypale déterminée de la flèche, pour la figure archétypale du cercle générateur de cycles, il revient parfois sur quelques-uns de ses pas. Le cycle ou la rotation entre des moments-phares en société sont immuables et prévisibles : mais pas forcément le détail des modulations formelles et surtout, pas forcément ce qui s’y vit. On se sait dans un cycle ouvert et de le savoir peut rassurer. Pourtant pareille assurance ne nous soustrait pas à la vibration globale du Temps. Sans doute, le frisson (ce frémissement, voir plus haut), même à peine perceptible, qui nous parcourt certains matins ou nuits, en serait une expression, telle une prémisse à tous les arts, incluant l’art de vivre.
Néanmoins, la fin du temps individuel est sans doute plus narcissiquement blessante dans le paradigme linéaire. Pourquoi? On ne sait trop alors si une sorte de trou noir prévaut, dans la rupture de sa flèche ou après avoir atteint sa cible (aller au bout de la trajectoire, en décider, s’y harnacher, voire en être anxieux.) Du côté du paradigme cyclique, tout autant ardue pour notre identité de vivant, il y aurait tout de même contribution à une autre forme de vitalité. Est-ce en cela que le re-cycle prend maintenant sa force et son espérance?
Qu’en déduire? La novation n’exclut pas la tradition. (Je le disais autrement à l’instant : le passé comme inspiration, l’avenir comme élan... mais responsable). À nouveau, joindre tradition et novation requiert un effort qui n’est pas étranger au principe de deuil.
En effet, évoquer la tradition implique de la connaître pour en trier judicieusement les repères essentiels au développement humain. Comme pour le deuil, il nous faut d’abord renoncer à certains éléments, au sens de mettre de côté des habitus auxquels nos ancêtres étaient attachés, mais qui sont révolus en regard de nos modes de vie : par exemple, le type d’apparat ou encore le caractère ostentatoire des prestations des “notables” dans une cérémonie (cela peut aussi se discuter, si on considère les grandes funérailles médiatisées). Néanmoins, nous composons avec des défis analogues aux leurs (subsister, construire, lier et chercher) et certes, différents : notamment dans le caractère exponentiel et paradoxal des messages de toutes sources et dans une forme tragiquement contemporaine de survie en environnement menacé. Pour autant, la créativité ne connait pas d’époques.
Ensuite, ce que l’on maintient se subdivise lui-même entre ce que l’on conserve intégralement ET ce que l’on peut réactualiser du fait des sensibilités mouvantes (même si la sensibilité ne s’y résume pas). Mais au moins, l’on sait que quelque chose nous est transmis. Que d’autres ont ressenti. Et on peut le désigner en toute simplicité.
C’est en cela que la répétition d’éléments inhérents au rituel — objets, gestuelles, salutations, formules — nous aide à apprendre la valeur des legs. Il ne s’agit pas de les transformer en manie ni de les ériger en culte, mais de comprendre que nous sommes fabriqués de tous les temps. En cela aussi, ce que nous estimons aisément comme innovation rituelle tient souvent à la redécouverte ou au recours intuitif aux vies autres et à leurs référents. Auquel cas, la métaphore du bricolage, déjà effleurée, nous est précieuse6. Bien sûr, naïvement le plus souvent, annoncer les choses comme étant de notre cru pourrait verser dans la prétention oiseuse et davantage lorsque nous ne référons qu’à nous, qu’au «je», cette forme courante de l’expression très contemporaine. Alors que d’interroge
Pourquoi le rite de mort a t-il changé?
Ainsi, qu’arrive-t-il lorsque le changement est le moteur (apparent) vrombissant de la culture? Et qui plus est, le changement à rythme accéléré? Et même, qui se nourrit et s’éblouit de sa propre lancée ? La ritualité qui le ponctue ne peut tenir le tempo.
Autrement dit, les changements s’effectuent trop rapidement pour que nous ayons le temps de les saluer tous et de discerner leur importance relative. Il s’agit des changements d’état et de statut des êtres comme des événements justement “marquants”. Autrement dit encore, comme les changements sont devenus le propre de l’environnement social, leur cadence accélérée nous prive souvent d’une quelconque célébration, voire d’un discernement de leurs masques comme de leur profonde réalité. Et en prime, de sa généralisation en sa banalisation, il se trouve que, paradoxalement, le changement est convenu, acquis, et même, négligé. Et le rituel, d’autant?
Autrement dit enfin, nous observons donc combien le temps et l’énergie que nous consacrons à la ritualité ont changé en fonction... des changements. Ce serait le premier facteur sociologique qui viendrait atténuer le rôle de la ritualité comme pivot de la vie des êtres et des sociétés.
Quelques effets en cascades des changements : l’hégémonie de la novation?
Cette constriction temporelle de la “réception” d’un événement, d’un nouvel état, n’est pas sans impacts. Le fait rituel, tout comme beaucoup de leviers de civilisation, peine alors forcément à assimiler lesdits changements. Et peut-être que, bien accoutumés, nous serions enclins à considérer ces derniers comme allant de soi, justement dans un esprit de fatum résigné apparenté à celui que nous jugeons durement (et erronément) lorsqu’il concerne les « peuples moins évolués »?
On sait que cette capacité d’assimilation fait partie des apprentissages et de l’élasticité ingénieuse des adaptations humaines, le deuil inclus. Cependant, cette élasticité n’est pas infinie. L’intégration de la signification et de la portée des changements a aussi ses limites : celles-ci s’avèrent la rançon de l’émancipation de l’individu eu égard au groupe (puisque donné comme traditionnel, même si les obligations actuelles inhérentes aux réseaux sociaux formatent aussi bien les identités, même dans l’éclatement). Par exemple, nous éprouvons de la difficulté à accepter les contraintes, même minimales, issues du collectif. Pourtant, à dose pondérée, ces contraintes s’avèrent une pédagogie structurante afin de nous protéger du choc frontal des réalités. Elles servent de zone tampon pour amortir le heurt inévitable. En cela, les limitations peuvent moins tenter de prévenir les réalités que d’en alléger l’incidence et les suites. Surtout, les limitations — sans coercition, violence, persuasion démagogique — affinent et bonifient nos manières de les accueillir. En cela, elles atténuent indirectement la souffrance que les réalités éprouvantes génèrent. Dès le jeune âge, elles contribuent à la démocratie et, de là, au fait civilisationnel7.
Or, refuser des réalités provoque une souffrance accrue. Cela se passe comme si l’esquive de la réalité par crainte de souffrir — un mécanisme de défense courant — générait un supplément d’angoisse et de souffrance lié au fait de ne pas comprendre cette dernière. On peut saisir ce phénomène de déréliction — une souffrance informe — entre autres dans une sensibilité ulcérée qui peine à se transposer dans une action solidaire, dans un projet collectif et, dans la foulée, qui ne peut insuffler un désir d’être et de joie. Cette déréliction se lirait aussi dans la multiplication des complaintes attribuées à un choc (post)traumatique : hormis les violences traumatiques certaines, plusieurs réclamations trouveraient leur source dans la difficulté préalable à poser des limites, à nos enfants et à nous-mêmes, de concert avec les institutions et organisations qui soutiennent nos travaux et nos jours.
Il en résulte déjà minimalement une lacune de repères identifiables. De là, chacun se doit d’aménager ses propres règles, son propre momentum. Ce serait, semble-t-il, faire preuve d’audace (« Osez! »). Toutefois, à force, l’on ne s’étonne pas d’une certaine lassitude, d’une paresse mentale, d’une saturation psychique qui entraînent la relativisation de tout phénomène par la subjectivité autoréférentielle souveraine. Bien plus, la capacité d’adaptation est constamment mise à l’épreuve. L’appeler en continu fait en sorte que l’inégalité se creuse entre, d’un côté les individus rompus à l’hyper-vigilance et, de l’autre, ceux qui empruntent d’autres régimes culturels. Au fond : une désaffection, d’abord de ce qui n’est pas soi, parfois en dépit des proclamations du type « cela me touche »,et même par-delà?
De là, la misère individuelle deviendrait plus courante. Elle verserait plus rapidement dans les troubles mentaux sans trop de recours à une structure d’appui éprouvée : entre autres, pour nos contemporains, il ne s’agit pas de se référer à un corpus de croyances et de pratiques religieuses reconnues (ce qui n’empêche pas par ailleurs les intégrismes divers), mais de piger pêle-mêle dans des formules d’autogestion : le ludisme généralisé, la magie sous diverses formes, qu’elles soient discursives, souvent revendicatrices, parfois péremptoires.
On comprend que, dans ce contexte, le présent compressé se déverse rapidement dans le passé, ce passé sitôt qualifié de “dépassé”, même s’il constitue le vaste champ de l’enseignement humain. Plusieurs de nos concitoyens veulent soit l’abolir, soit le «réviser» à la lumière des courants actuels (manière directe d’en jouer et, indirecte, d’en abolir la nature et l’idée même). À la clé : souffrances carambolées du déni du temps.
Or, on sait que le passé ne se rappelle jamais intégralement à notre mémoire, puisqu’il devient objet de tris, d’oublis, de valorisations inégales et de retours à l’occasion saugrenus, ces réminiscences parfois troublantes, parfois émerveillantes. De reconstructions. La mise en mémoire n’est jamais entière. Elle dépend largement de la manière de définir la vie en commun, que ce donné politique émane des institutions ou des préférences des divers groupements. Pourquoi? : « L’expérience du temps propre à chacun n’est compréhensible pour lui-même qu’à la lumière d’une reconstruction du passé, d’une confrontation avec des stades antérieurs de la détermination du temps8. » Encore faut-il poser ces stades antérieurs autrement que dans une folklorisation exotique et des emprunts à ce qui séduit au premier coup d’œil : dès lors, le mouvement mental de placer ce recours dans son terreau culturel implique de prendre le temps de nous assurer que nos préférences ne proviennent pas d’une ex machina singulière, mais sont reliées à des avant-mondes de notre propre personne et même, aux arrières-mondes de nos devanciers. Et dans les zones marbrées des éclatements de frontières, dit-on.
Quelques effets des changements sur la ritualité
La folklorisation et les emprunts artificiels à d’autres sociétés sans trop savoir de quoi ils sont tributaires ne sont pas que des effets liés à la vitesse des changements, qui nous intiment de réagir sur le mode du même, forcément quelque peu superficiellement.
Beaucoup de ces gestes se donnent en sus comme représentatifs d’une enviable capacité de renouveau, si ce n’est d’invention. Par exemple, le fait d’allumer des bougies et de les éteindre est annoncé dans maints milieux funéraires comme novateur. L’on sait pourtant que cet acte reprend la symbolique et la gestualité ne serait-ce que de la liturgie catholique : la flamme d’une vie qui fut allumée et s’est éteinte, symbolisée dans un cierge intégré à un lieu sacralisé où l’on évoquait le Créateur dispensateur de vie et de mort dans une liturgie animée par des officiants religieux. Le tout, en se souvenant aussi que le feu et la flamme, la lumière et le souffle étaient vitaux pour nos lointains ancêtres hominidés, pratiquement et, peu à peu, aussi symboliquement, en soi et dans la rencontre autour de la flamme. Et autour du foyer entretenu par les femmes, assise universelle.
Et de nos jours? D’une part, le geste s’est démocratisé : s’attestent par là le refus de la hiérarchie cléricale trop prégnante et l’importance de la participation des proches, si essentielle au sentiment d’agir en justesse à l’endroit de l’être qui n’est plus, mais ne conférant pas pour autant un sauf-conduit de sens (j’y reviendrai) ; d’autre part, le feu interprété au temps présent renvoie à la lumière de cet être dans nos existences ; éteindre la flamme est vu comme une autorisation qui lui est donnée de disparaître dans l’évanescence. Or, cette fois, on ne raccorde pas forcément l’attribut éthéré d’un quelconque principe spirituel à ce qui dépasse la base empirique que nous saluons à son terme, à savoir une autre vie dans un monde en bonne part autonome (comme chez les bouddhistes). Pourrions-nous évoquer ces significations passées sans les plaquer dans une mise en scène courtement auto-satisfaite?
Se peut-il que nous évitions cette analyse en pressentant qu’elle remettrait en question des choix-réflexes? Si c’est le cas, on peut bien estimer que maintes conduites sociales automatiques sont des défenses préventives contre ce que nous appréhendons, pas toujours à juste titre et certes, contre ce que nous ne voulons pas voir, préférant croire en nos parades mentales.
En somme, le geste qui consisterait à picorer en ignorance des assises et des arrangements mentaux qui y président serait effectivement nouveau, mais pas les matériaux qui ressortent. Par conséquent le mot de passe du changement à tout crin serait une illusion qui satisfait notre besoin de performance visible et, plus précisément, dans le visuel courant9. Or, se tenir dans ce visuel entraîne trois conséquences : faire disparaître ce qui paraît a priori trop pénible (le mort), négliger la grande sphère de l’invisible (la société des morts), puis ramener dans le visible ce que l’on croit (ou fantasmerait) contrôler, son propre mort. Et exister, soi, d’abord dans le m’as-tu-vu.
Par conséquent, ce qui est tout autant nouveau dans l’auto-adoration individuelle, c’est la prétention à la révolution continuelle. Et à l’avenant, non pas tant comme résultat d’une indication ou d’un mouvement logique que comme une réponse à l’obligation insidieuse de se joindre à cette mouvance bien sûr autoproclamée comme dominante.
Pourtant.
Le rite de mort, « une trouée dans le temps » (Gaston BACHELARD)
Considérer la brèche que la mort suscite. Marquer concrètement ce qui se dégage de cette immanquable échappée dans nos vies. Rompre avec l’ordinaire des jours. Voilà la beauté intrinsèque de toute initiative rituelle. Cela ne signifie pas pour autant que nous versions dans l’ex-tra-or-dinaire. Ici, il ne s’agit pas de mise en scène d’une valeur opératoire, d’une jauge de performance ou d’un égo bien distendu. Si l’ordinaire des jours est rompu par la mort de l’un des nôtres, la ritualité qui s’ensuit assume ce qui est vécu, qui, comme déchirure, qui, comme béance, qui, comme entrée d’air. Qui? Mais justement, quelle que soit la teneur des liens intersubjectifs et de ce vécu, la ritualité ne s’y résume pas, tout en les mettant en exergue. Elle ouvre bien davantage les horizons. Dans l’incompréhensible et l’indicible du rapport humain à la mort.
La ritualité de la mort s’avère alors une trouée dans le temps en ce qu’elle accorde une place à cet insaisissable. Et qu’elle fait ressentir le temps cosmique, celui auquel nous ne pensons pas forcément d’emblée, dans lequel s’inscrit le passage de nos existences.
Cette ritualité marque non seulement notre temps biographique, mais le temps social, qui n’est pas d’abord celui de nos contacts sociaux, mais celui du lien social qui se forge à travers les rencontres lorsqu’elles sont médiatisées par les institutions, organisations, regroupements, communautés ou voisinages. La mort fait frémir ces socles du vivre-ensemble : de river la mort à la banalisation rationalisatrice et efficace des conduites sociales et même à l’insignifiance du marché des bons sentiments n’aide pas à admettre pareil ébranlement. Mais elle doit être bien “traitée” par ces mêmes instances, et pas seulement pour le réconfort, à la fois psychique et relationnel, des seuls survivants.
En effet, ce temps “consacré à”, éminemment contre-culturel, pourrait bien déterminer le déploiement et le sens même de ce vivre-ensemble. Or, celui-ci se constitue dans un mouvement dynamique d’engagement et de distanciation des vivants entre eux et eu égard aux morts. Ainsi le rapport à un seul défunt convoque-t-il le rapport à tous les défunts. De là se met en branle la dynamique entre les registres de subjectivité personnelle et collective, puis entre ceux-ci et la fabrication même du sens de la vie organique des cultures. La ritualité admet d’abord l’existence de ce et de ces défunts et de leurs liens ; elle entame ensuite une séparation entre eux et les vivants : cette transition forge la subjectivité sociale, ce sentiment de faire corps dans un ensemble.
En effet, la certitude d’être soi, vivant, peut être malmenée par la mort de l’autre, même s’il n’était pas un intime. En respirant cette trouée dans le temps, la certitude d’être soi dans l'instant, si précieuse, vient précisément de la certitude d'avoir le temps. D'être dans le temps. Le sien, mais pas un temps isolé qui serait nourri d’incitatifs nous confinant aux cellules rendues étanches des pratiques et des croyances.
Et être dans le temps devant la mort, et encore bien davantage que pour tout rituel, c’est instaurer un écart, une rupture, oui, avec l’ordinaire. Même si l’annonce de la mort ou le fait d’être au chevet de l’autre peut faire basculer dans une brume bien peu coutumière.
Les moments rituels prennent du temps :
comment ce dernier se découpe-t-il en groupes d’actes?
Il est difficile de penser se rendre allègrement à une cérémonie funéraire. Mais s’y préparer mentalement nous fait fermer les yeux un instant. Se disposer en son for intérieur à la rencontre n’implique pas d’élaborer des scénarii interactionnels ou de remuer obstinément le souvenir des moments qui se sont déroulés lors du décès de nos propres proches (auquel cas, plus fréquent qu’on ne le croit, c’est soi qui s’épanche sur ses propres deuils devant l’être en peine vive). Se préparer signifie se tenir à disposition de ce qui advient là, de la puissance singulière de cette trouée si éclairante.
Concrètement, ce temps est momentanément soustrait à la besogne, aux préoccupations liées à la vie quotidienne, aux soucis de tous ordres. Il exerce ainsi une contrainte à l’endroit de l’horaire habituel. Et curieusement, il brise la fatigue légitime. Il arrive aussi que d’y acquiescer, en rompant avec la routine vestimentaire autant qu’occupationnelle, vienne justement poser la fatigue — et même l’appréhension — dans un univers qui ne soit pas aussi mortifère que le donnent les railleries, les réductions procédurières ou les évitements entendus sous maints prétextes. En quoi?
C’est que l’on entre dans ledit univers non seulement en se donnant du temps à soi, mais précisément en se donnant du temps les uns aux autres. Ensemble. Pour peu qu’il laisse aussi s’exprimer les spontanéités, le temps de toute ritualité se découpe en séquences identifiables, non seulement propices au contact, mais à un espace subjectif de rencontres des affects et des imaginaires en mouvement. Ces moments ne sont pas de nos jours tous successifs, mais le premier est déterminant. Ils peuvent s’entrecroiser sans qu’il soit nécessaire de les chronométrer ou même d’en scander nominativement le tour, de manière protocolaire ou informelle. C’est l’esprit qui importe.
Notons que cette “périodisation” n’est pas typique de la ritualité funéraire puisqu’on la retrouve lors de passages entre divers statuts de l’existence, selon les âges et maintes célébrations collectives cycliques non décrites ici. Voici cette séquence souple :
◼ Moment de prise en acte de la réalité par lequel on “accuse réception” de ce qui suscite la rencontre, de manière métaphorique ou directe. Les pratiques qui ne sont pas si lointaines rendaient compte de ce geste élémentaire en se rendant “saluer” tout d’abord ce qui signifiait la présence de la personne qui n’est plus, à savoir sa dépouille, cercueil ouvert ou fermé, ou encore ses restes cinéraires contenus en urne, boîtier, œuvre d’art. Parce qu’ils instituent la pratique sacrée, païenne ou religieuse, ces signes sont placés et orientés au centre d’un certain decorum, attirant ainsi d’emblée les regards. Même alors, il pouvait arriver que l’on dût traverser un groupe de personnes disertes pour y avoir accès. De nos jours, il arrive que ce centre d’attention multimillénaire soit introuvable, la sémantique de la réalité du mort et de la mort pouvant s’évaporer, surtout si la rencontre se tient dans un lieu non désigné comme funéraire.
Or, c’est bien connu, c’est lors de cette confrontation avec un signe tel, matériel, convenu — et encore davantage devant une dépouille — que l’on pouvait entendre : « Mais c’est bien vrai... » Ce qui fut souligné plus haut de la connaissance par les sens acquiert ici sa pleine vertu. Cependant, l’atavisme du recul initial, viscéral et légitime, semble avoir pris le dessus jusqu’à l’évitement, voire la disparition complète.
Cette mise au présent du mort peut-elle être le point d’orgue qui brasse tous les temps au sein du rituel? Oui. Or, au préalable, on aurait tort de penser que cette « présentification10 » est pour d’autres sociétés une coutume plaisante. La question ne se pose pas sur ce type d’appréciation. Aucune société n’a trouvé agréable l’exposition des morts, même derrière une paroi de fleurs. Elle n’y agréée ni de bonne ni de mauvaise grâce : elle tolère l’inconfort (pour le moins) universel et s’emploie à l’admettre comme à l’alléger, simplement par exigence de reconnaissance factuelle de quatre principes : la réalité de la finitude du vivant rendu à son terme ; le respect en acte envers l’être qui a dû faire l’effort de se séparer non seulement de son monde connu, mais de lui-même ; l’institution in vivo d’une société qui se construit du fait même qu’elle jugule le désarroi que suscite la brèche de la mort ; la limitation, encore une fois.
Dans cette optique, le geste de salutation qu’autorise cette présence incarnée d’un être absenté témoigne de ces quatre principes, nous montrant alors le chemin, à notre corps défendant (devenu trop défendant?). C’est que cette salutation silencieuse, justement parce qu’elle traduit mimétiquement le passage de la mort, si elle nous oblige, devient le pivot secret qui nous projette dans l’avenir.
Ce salut traduit de la sorte le sens plénier de “reconnaître”, bien davantage factuel que celui d’“accepter” qu’on nous sert à tout crin. Il ne s’agit pas non plus d’un simple certificat de fin d’existence comme nous le ferait croire un technicisme jovialiste revêtu de psychologie (contribuant à ce que “l’hommage” traite quasi-exclusivement des faits et gestes d’une existence, en taisant notamment le cheminement de l’autre vers sa mort).
En somme, même partiel, d’évidence sans toutes les sensorialités appréciatives de nos sensibilités, le corps à corps dispose au vis-à-vis, au cœur à cœur, et au tête-à-tête entre les êtres touchés à divers degrés dans leurs liens affectifs. Cet égard honorant pose un rivet majeur qui vient consolider la structure du lien social et l’idée même que l’on se fait du liant entre les êtres qui forment société.
Pour les membres de la société comme pour le groupe de proches là réunis, la prise en acte de la réalité se signale aussi de manière plus explicite par un.e célébrant.e : « Nous sommes ici pour… ». Outre le truisme, cet énoncé veut mettre l’assistance au même diapason de réceptivité à propos de ce qui se joue dans ce temps au tempo unique. Dans cette singularité de la mort, chacun consent à ce qui s’incarne là, à travers et par-delà ce qui se doit d’être une mise en scène minimaliste : sans déploiement comme non plus sans trop de sobriété dont le prétexte peut couvrir une banalisation. Minimaliste, plutôt en désignant les places de chacun et ses responsabilités, en ordonnançant des actes (ou une liturgie, pour les religions) : un rituel au sens premier de codification des usages et des énoncés, comme de leur harmonie, mais qui ne mène pas n’importe où.
◼ Moment où l’on s’incline devant la réalité en évoquant ses effets émotifs : sans zone temporelle délimitée, mais avec des moments-clés, ce temps consacre la puissance des affects multiples liés à la perte. Qu’ils soient extériorisés sur place dans le chaos émotif qui peut se produire n’est devenu malvenu que récemment, et de manière fort asymétrique selon les groupes ethnoculturels.
À cet égard, on évoque volontiers la présence des pleureuses. J’en détaillerai les motifs, les rôles et les effets mentaux dans un prochain Récit intemporel de cimetières. Pour l’heure, signalons simplement qu’elles déportent et cristallisent dans leurs soupirs, leurs plaintes et leurs sanglots déchirants la déréliction des proches. Ce faisant, elles régulent et guident la manifestation publique du chagrin. Tout en assurant de la dignité intrinsèque de la peine, les pleureuses en canalisent la force afin que celle-ci ne désorganise pas les personnes en deuil et, éventuellement, le groupe. Entre expressivité autorisée et jugulée, leur action signale que le soutien de la communauté est requis, que c’en est le temps et le lieu, augurant aussi de la sollicitude à poursuivre.
Qu’elle provienne d’un habitus organisé ou de visiteurs manifestant leur chagrin de nous voir attristés, cette portance cadrante ne console pas directement de la perte, bien sûr, mais elle nous assure de son humaine légitimité.
Enfin, tout au long de la ritualité de la mort se manifeste l’ambivalence émotionnelle que l’on retrouve également en d’autres occurrences rituelles : sans mention explicite, les conduites observables traduisent une certaine ambivalence entre l’angoisse de l’inconnu ou l’abandon d’une partie de son univers ET une forme d’exaltation devant les promesses du changement. Plus spécifiquement lors de la mort d’un proche, l’on peut se sentir partagé, par exemple, entre une forme de soulagement pour l’autre et pour soi et une grande tristesse due à l’absence. La culpabilité qui peut en résulter est à explorer ailleurs que dans la présente réflexion.
Bref, ce moment émotif qui se distille au long des funérailles ou de la cérémonie de séparation atteste autant du principe de réalité de la perte que du devoir de soutien : se (sou)tenir, soi vivant et se soutenir entre vivants, au sein d’un cadre qui personnalise justement parce qu’il insère les individus dans une structure repérable.
En ce sens, exprimer ne constitue pas uniquement en une décharge complexe qui requiert une réponse immédiate. Exprimer annonce aussi la teneur des états qui seront vécus par suite de toutes parts. D’où ce point essentiel : nous acceptons ainsi les zigzags émotifs qui contribuent à une certaine assurance de la solidarité du socius. En ce sens, exprimer et laisser s’exprimer dans une douce mais ferme contenance engage non seulement à laisser résonner en soi ce qui est salué, mais à veiller à ce que du vivant perle de cette séparation.
◼ Moment où l’on reconnaît l’existence du don et du contre-don, en soi et avec gratitude. Donner de son temps aux autres dans le rituel engage d’emblée le fait rituel : on ne donne pas n’importe quoi et surtout pas n’importe comment.
Au sein du déroulement rituel, le geste même de donner, dans sa symbolique de désir réparateur de présence liante, importe davantage que ce qui est donné : l’objet, les fleurs, les mots déposés, même dans leur riche symbolique : «...Tu as pris la peine de venir, oh...»
En effet, pour toute culture, l’acte de donner ne concerne pas seulement ce qui est donné. Il s’inscrit autour de quatre axes : on donne de soi, on donne à l’autre une place en reconnaissant son être en soi et au moment présent, on donne comme insigne du lien et enfin, la confirmation de ce lien donne à son tour des ailes à la confiance entre les êtres et à la cohésion groupale11.
Plusieurs de nos contemporains férus d’indépendance absolue résistent à accorder ce temps au rituel parce que le fait de donner à l’autre nous oblige et l’oblige en retour : dans sa force aussi contraignante, le don implique justement un contre-don. J’entends : « Si je n’y vais pas, je serai négligent. Si j’y vais [ou si je donne], je ne veux pas être redevable. » Or, cela est valable dans tous les sens. « Si on fait des funérailles, ça contraint pas mal de monde à se déplacer... », « Pourquoi me sentirais-je obligé d’aller là? Et X ne saura même pas que j’offre ce bouquet! », « Je vais me retrouver obligé d’écouter des jérémiades... » Effectivement, le rituel fouette la réciprocité parce qu’il oblige. En cela, il se hisse au-dessus des préférences individuelles parce qu’il ne les considère pas en exclusivité. Il les intègre dans un ensemble.
Il en va ainsi du don comme du deuil. Ils dépendent pour beaucoup de l’importance attribuée à l’échange dans une culture ainsi que de la nature, de la teneur évolutive et de la signification du lien. Par «signification du lien», entendons le désir de lien singulier en ses occurrences personnalisées mais aussi la présence du lien au cœur même de la circulation des relations entre vivants. Et, au fond, ce désir rayonnant de se lier tout court. Si des liens peuvent s’effacer, le tissu social ne peut se passer de dons, qui commencent par un simple sourire. Une part de soi donnée à l’autre ne nous prive pas, même si elle lui appartient désormais. Simplement, elle ouvre à la possibilité de faire société. Et ce don porte une puissance supérieure.
Car ce que l’on offre à cette occasion ne tient pas au caractère ostentatoire ni même encore une fois à la chose comme telle, mais à l‘essence des êtres et de l’humanité qui s’y réaffirme. On peut témoigner de ce lien en demeurant silencieux, plus ou moins en retrait. Cela se voit et se reçoit dans les cérémonies funéraires, même si l’on s’attarde davantage à ce que la personne responsable du déroulement met en exergue : le don de vie que la personne défunte a pu prodiguer aux uns et aux autres y loge.
De la sorte, se glisse ici le temps consacré à l’hommage rendu à l’être qui n’est plus. Cet hommage emprunte sans doute au moment du don tout juste précisé. Mais l’hommage peut aussi s’intégrer au prochain moment, dans la mesure où il balbutierait une forme de sens. Ce propos rituel attribué aux vertus et valeurs explicites d’un être a lui-même connu des changements notoires, ne serait-ce que dans la proportion temporelle qu’il occupe. Cela vaudra d’être développé en saison prochaine.
◼ Moment où l’on tente de trouver un quelconque sens à l’énigme de la mort, ce qui forge l’autre versant de la suspension du rituel dans le temps. Pourquoi? Parce que, dans une zone plus ou moins secrète, l’absurdité brute de la mort commande ce curieux mélange de rationalisation et d’espérance, de technique pragmatique et de symbolique, mélange irrigant les représentations de la mort, des morts et des existences. Nul n’y échappe et, le cas échéant, nous échapperions nous-mêmes à la qualité d’humains, robots que nous serions alors devenus, parfaitement efficaces mais désincarnés et désaffectés.
Ce moment agit plutôt comme un brumisateur dès lors que l’on ressent la tragédie de l’existence. Les espoirs et les promesses d’éternité — ce temps hors du temps — en sont l’âme. Ils n’existent pas d’abord pour consoler directement les êtres en deuil mais pour insérer leur expérience singulière dans des systèmes de croyances, qu’ils soient païens, religieux, relationnels, philosophiques, religieux ou cosmogoniques. Cela va du « il restera toujours dans mon cœur », fervent et dérisoire (si l’on considère la durée de nos existences) au « elle est maintenant bien, avec les ancêtres. Prions. ». Cela va du « que reste-t-il? » sous les multiples tonalités des legs jusqu’aux supputations sur l’Infini. Et cela relève de l’inénarrable.
Quels qu’en soient pourtant la teneur ou la forme, l’assistance écoute, le plus souvent concentrée. Ce moment du rituel en est l’apogée : s’y distillent de manière plus resserrée les valeurs individuelles et communautaires et, de là, leur vertu éducative. La culture y pivote, les choix concernant le sort des vivants s’y disposent. Et les endeuillés y cueillent des provisions de réflexivité. Or, ces provisions-là sont elles-mêmes nourries de la chaleur réconfortante des participants au rituel. Elles répondent au besoin de rendre le monde un peu plus intelligible et symboliquement fécond, source notoire de réconfort, tandis que les personnes présentes offrent la caresse des liens nourris et à réalimenter. Le lien imaginaire avec le et les morts s’en trouve rassuré et tonifié, ce qui rejaillira dans les suites du deuil. Et dans la reconstitution du désir de faire culture.
Ce moment condense avec ampleur la finitude, surtout dans la mesure où le sens développé et puissamment humanisant d’un passage existentiel, des liens et de leurs brèches colmate justement la brèche du temps. Comment? En ouvrant la perspective d’une puissance supérieure qui englobe le vivant. Ce point sera central aux prochains textes. Désignons pour l’instant le dernier ensemble de gestes dans le déroulement rituel.
◼ Moment où l’on clôt le temps même de la séparation ritualisée, et l’art d’y faire importe autant que celui de l’amorce d’une « cérémonie en l’honneur de »... Effectivement, comment clore ce qui clôt? En posant déjà la question. En n’y répondant que peu puisque les moments qui précèdent celui-ci en font foi. Il s’agit bien sûr de la ritualité empreinte d’une sorte de solennité, même si les officiants en atténuent délicatement le formalisme.
Par ailleurs, qu’en est-il de la disposition des restes, phénomène universel, dans le geste essentiel venant coiffer les significations de la séparation? J’en traiterai sous l’angle psycho-éducatif mais déjà, la série «Récits intemporels de cimetières» en recense maintes modalités. En ressortent les difficultés contemporaines à admettre une juste distance symbolique qu’impose la limite assumée de la mort, ce qui n’est pas pour rien dans les “désemparements” accentués du deuil.
Enfin, phénomène tout autant universel, une extension du moment du don demeure, qui réside dans le partage de nourriture. Aussi, pour nous, le repas funéraire désigne-t-il le goûter offert avant que les participants ne se dispersent. On n’y chuchote pas, au contraire, le ton s’enhardit un brin à la faveur d’une décharge de tension légitime et reconnue dans la plupart des cultures. Cette relative relaxation semble parfois singulière pour les proches en ceci que peut y monter le sentiment de la bonne tenue de l’ensemble. Le groupe fait corps, cette fois en alvéoles de résonances. Des confidences s’égrènent, des retrouvailles s’étonnent. Par tant de signes ténus, la vaillance du vivant se fraie une voie. Mais bien par-delà, et traversant l’éventuelle communauté que la mort fortifie, laquelle, en retour, doit soutenir les affligés, quelle est la portée de cet échange hautement symbolique, dans sa matérialité même?
Le deuil social est déclenché et reçu tel. En effet, si la mobilisation rituelle est effective, le deuil intime s’en trouve et s’en trouvera rasséréné. Et de ces moments rituels assentis et ressentis, émane une précieuse clé pour la suite : le sentiment de justesse, l’intuition d’avoir fait ce qu’il fallait pour l’autre, cet accomplissement en écho du sien.
Si l’ensemble rituel — à la mesure de son accordement interhumain — est une bonne pArtance, c’est de cette justesse encadrée, enveloppée et source d’élan qu’il devient une bonne pOrtance. Encore et toujours.
Conclure provisoirement sur le temps?
Porter le changement mène à la maturation
La ritualité n’apporte pas le changement, elle le relève. La ritualité ne cherche pas d’abord à aider quiconque dans ce changement, elle n’a pas d’utilité vérifiable. Elle harmonise le changement du simple fait qu’elle l’intègre dans les parcours vitaux. Dans leurs limitations certes éprouvantes, néanmoins conditions du dépassement des sois. Tenir à cet élémentaire fondateur institue le fait rituel. En avons-nous toujours le temps? In situ, hors agapes de clôture, entre une et deux heures. Le temps de...
Comment éviter la notion du temps-licou? En rencontrant le temps, en rencontrant la mort. On n’entend pas ici la mort des séries télévisées ou celle des catastrophes locales ou en iniquités gonflées ailleurs, la mort « passons à autre chose ».
Car si la ritualité offre une chance au changement, c’est d’abord en portes ouvertes à la réalité de la mort, à ce qu’elle draine et suscite.
C’est ensuite et précisément parce qu’elle valide le changement induit par la mort. Ce faisant, il se met tranquillement en place une réalité irradiante de simplicité : la mort nous change. Non, nous ne redevenons pas comme «avant», victimes naïves d’un cercle qui nous étranglerait subrepticement. Bouge en nous un être non pas tant nouveau que renouvelé de sa meurtrissure. Sans tapage ni déclamation ou prévision calendaire. Il n’opère ni ne calcule. Il évolue entre silence, partage, création, sollicitudes de rien. Il pense et rêve. Cet être fait confiance autant au temps qu’en sa résolution de s’y tenir.
En réclamant du temps pour nouer tous les temps, la ritualité offre une signification élargie de l’intégration de l’expérience. Cet élargissement expérientiel peut paraître incongru pour une société où domine la liquidation du temps et des morts. Justement, c’est au creux du temps alloué que résident des enjeux interreliés.
Le premier enjeu tient dans une négociation entre célébrer la vie de l’autre et lui accorder de partir pour se retrouver dans le monde des morts, pratiquement et symboliquement. Rencontrer ce premier enjeu d’engagement-distanciation dégage ensuite le suivant : résister à l’éternel vertige du rien sur lequel la vie en société se fonde et se tonifie. Étonnamment alors, s’éclaire un troisième enjeu : c’est dans ces mouvements jugulant nos vertiges, dans le temps que l’on y consacre in vivo que s’accrédite implicitement le cours même du deuil. Et pour tous, une indication de la beauté du changement, en son temps de mûrissement. En effet, la temporalité rituelle démontre et valide le fait que le deuil est œuvre de maturation. Maturer ou accomplir et laisser s’accomplir.
Maturer, oui, car le temps ne prend jamais son temps tout seul. Il a besoin de nous et du “nous”.
© Luce Des Aulniers, professeure-chercheure
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Notes
- LABERGE, Marie (1968). «Nous nous sommes arrêtés», in L’hiver à brûler (poèmes et dessins), Québec, Éditions Garneau, 88 p., p.28. Soulignés de LDA.
- La plasticité des individus à se couler dans les «courants» est patente pour ce qui concerne les rapports à la mort et j’y reviendrai. En son cœur, l’obligation à s’adapter a été théorisée dès 1948 par Frédéric HAYECK : «L’homme dans une société complexe ne peut avoir d’autre choix que de s’adapter à ce qui lui apparaît comme les forces aveugles du processus social et d’obéir aux ordres d’un dessein supérieur » (Individualism and Economic Order, Londres, Routledge, 1948, p. 24). Cette suggestion perverse de la part du ténor du libéralisme économique est explorée à travers l’histoire par Dany-Robert DUFOUR, «Le Maître et l’Esclave. Le moment de conclure», Cahiers SOCIÉTÉ, Le néo-sujet et son contrôle, n° 5, 2023, 367 p., pp. 249-276.
- L’articulation entre ce que l’on fait des corps sans vie et les croyances dans l’outre-monde s’est effectuée dans une forme de génie réparateur, notamment par l’entremise des grands archétypes naturels. Cette donnée est cruciale de nos jours. Voir DES AULNIERS, Luce (2020). Le Temps des mortels. Espaces rituels et deuil, Montréal, Boréal, 349 p., les deux premiers chapitres.
- ÉLIADE, Mircea (1989[1949]). Le mythe de l’éternel retour: archétypes et répétition, Paris, Gallimard, 182 p. Mais je ne souscris pas forcément à sa vision romantique du mythe.
- Je développe dans ce cadre-ci quelques nouveaux aspects, outre le leitmotiv déjà publié (2020) op.cit., notamment Ch. 4 Temps cyclique et poussée du rite, et Ch. 5 Du temps comme cadeau au culte du présent.
- LÉVI-STRAUSS, Claude (1962), dans La Pensée sauvage (Paris, Plon, 349 p.) a appliqué la notion de bricolage sur des faits culturels. Bricolant, on assemble des éléments disparates dans une configuration inusitée requise par la situation, tout en précisant leur provenance. Il n’y a pas d’amalgame puisque le nouvel arrangement, original, permet d’identifier les éléments qui le constituent, cherchant ainsi à réparer la mémoire ou à proposer de nouvelles significations qui précisent leur dette. On pourrait peut-être établir l’analogie avec une courtepointe?
- On retrouve ces idées clairement livrées notamment chez le psychiatre et psychanalyste Jean-Pierre LEBRUN (2020). Un immonde sans limites. 25 ans après un Monde sans limite, Toulouse, Érès, 288 p. Et (2016). Les risques d’une éducation sans peine, Bruxelles, Éditions Yapaka, 63 p.
- ÉLIAS, Norbert (1996 [v. originale allemande: 1984]). Du temps, Paris, Fayard, 253 p., p. 205.
- Voir GAUTHIER, Alain, Du visible au visuel. Anthropologie du regard, Paris, PUF, 1996, 202 p. Où l’auteur explique que le visible n’est pas que le visuel, même si ce dernier le prétend ; que l’extériorisation n’équivaut pas à l’exhibition ou encore à cette sorte d’exorbitation du regard. J’ajouterais : par abus de ce sens et peut-être lamination des autres? Aussi : les travaux de Régis DEBRAY.
- L’expression « présentification » est de Louis-Vincent THOMAS (1984. Le cadavre, De la biologie à l’anthropologie, Paris, Éditions Complexe, 220 p., p. 49), attestant le fait socio-culturel du corps.
- Ces traits caractéristiques du don furent aussi désignés au 19e Récit intemporel de cimetières, consacré aux objets-viatiques.
LABERGE, Marie (1968). «Nous nous sommes arrêtés», in L’hiver à brûler (poèmes et dessins), Québec, Éditions Garneau, 88 p., p.28. Soulignés de LDA.
La plasticité des individus à se couler dans les «courants» est patente pour ce qui concerne les rapports à la mort et j’y reviendrai. En son cœur, l’obligation à s’adapter a été théorisée dès 1948 par Frédéric HAYECK : «L’homme dans une société complexe ne peut avoir d’autre choix que de s’adapter à ce qui lui apparaît comme les forces aveugles du processus social et d’obéir aux ordres d’un dessein supérieur » (Individualism and Economic Order, Londres, Routledge, 1948, p. 24). Cette suggestion perverse de la part du ténor du libéralisme économique est explorée à travers l’histoire par Dany-Robert DUFOUR, «Le Maître et l’Esclave. Le moment de conclure», Cahiers SOCIÉTÉ, Le néo-sujet et son contrôle, n° 5, 2023, 367 p., pp. 249-276.
L’articulation entre ce que l’on fait des corps sans vie et les croyances dans l’outre-monde s’est effectuée dans une forme de génie réparateur, notamment par l’entremise des grands archétypes naturels. Cette donnée est cruciale de nos jours. Voir DES AULNIERS, Luce (2020). Le Temps des mortels. Espaces rituels et deuil, Montréal, Boréal, 349 p., les deux premiers chapitres.
ÉLIADE, Mircea (1989[1949]). Le mythe de l’éternel retour: archétypes et répétition, Paris, Gallimard, 182 p. Mais je ne souscris pas forcément à sa vision romantique du mythe.
Je développe dans ce cadre-ci quelques nouveaux aspects, outre le leitmotiv déjà publié (2020) op.cit., notamment Ch. 4 Temps cyclique et poussée du rite, et Ch. 5 Du temps comme cadeau au culte du présent.
LÉVI-STRAUSS, Claude (1962), dans La Pensée sauvage (Paris, Plon, 349 p.) a appliqué la notion de bricolage sur des faits culturels. Bricolant, on assemble des éléments disparates dans une configuration inusitée requise par la situation, tout en précisant leur provenance. Il n’y a pas d’amalgame puisque le nouvel arrangement, original, permet d’identifier les éléments qui le constituent, cherchant ainsi à réparer la mémoire ou à proposer de nouvelles significations qui précisent leur dette. On pourrait peut-être établir l’analogie avec une courtepointe?
On retrouve ces idées clairement livrées notamment chez le psychiatre et psychanalyste Jean-Pierre LEBRUN (2020). Un immonde sans limites. 25 ans après un Monde sans limite, Toulouse, Érès, 288 p. Et (2016). Les risques d’une éducation sans peine, Bruxelles, Éditions Yapaka, 63 p.
ÉLIAS, Norbert (1996 [v. originale allemande: 1984]). Du temps, Paris, Fayard, 253 p., p. 205.
Voir GAUTHIER, Alain, Du visible au visuel. Anthropologie du regard, Paris, PUF, 1996, 202 p. Où l’auteur explique que le visible n’est pas que le visuel, même si ce dernier le prétend ; que l’extériorisation n’équivaut pas à l’exhibition ou encore à cette sorte d’exorbitation du regard. J’ajouterais : par abus de ce sens et peut-être lamination des autres? Aussi : les travaux de Régis DEBRAY.
L’expression « présentification » est de Louis-Vincent THOMAS (1984. Le cadavre, De la biologie à l’anthropologie, Paris, Éditions Complexe, 220 p., p. 49), attestant le fait socio-culturel du corps.
Ces traits caractéristiques du don furent aussi désignés au 19e Récit intemporel de cimetières, consacré aux objets-viatiques.