
Chapitre 4
Frères et sœurs deviennent souvent les grands oubliés du deuil. Ils n’osent pas accentuer le chagrin des parents. Autour de la table, la chaise vide dérange. C’était la place qu’occupait le frère aîné ou la plus jeune des quatre filles. La mort a percé un trou dans le tissu familial. L’absence est palpable devant l’album de photos, la dernière ayant été prise durant les vacances, soit deux mois avant sa mort annoncée ou… deux jours avant la perte soudaine.
L’aîné, par exemple, tient un rôle important dans le clan. Même petit, il se sent déjà responsable de sa fratrie. Une place, un statut, un rôle, chacun tente de s’y démarquer le mieux possible. En général, une pensée préoccupe les enfants, petits et grands : comment faire pour ne jamais décevoir les parents, perdre leur amour, faute de prudence ou de discernement ? La peur d’être abandonné à la suite d’une erreur de comportement ou à cause d’une imperfection, hante la plupart des enfants. Pour illustrer cette angoisse d’abandon, il faut voir ou revoir le film « Une famille comme les autres »1 relatant la survie de l’un des deux frères, Conrad, rescapé des fracas du voilier qu’ils occupaient au moment de l’éclatement d’un orage violent. Pendant que son frère aîné lui criait : « Accroche-toi, tiens bon, ne lâche surtout pas! », c’est lui-même, le plus vieux des deux, qui a cédé à la vague meurtrière. Conrad est rentré seul à la maison, traumatisé, submergé par le chagrin. En apprenant la nouvelle, Betty, la mère, est morte psychiquement. Elle a trouvé refuge dans un monde superficiel, là où on ne ressent plus rien.
Devant cette immense perte familiale, Conrad s’est longtemps tenu responsable de l’amertume de sa mère et du désarroi de son père. Il se sentait coupable de la mort de son grand frère. Habité par la honte du survivant, il a, dans un premier temps, calqué son deuil sur le modèle de sa mère en esquivant ses propres émotions, feignant à son tour une vie qui s’apparente à la famille exemplaire, socialement adaptée. Mais le manque de mots pour exprimer sa peine et sa honte l’a jeté dans un enfer psychique, l’entraînant dans des comportements inappropriés, jusqu’à une tentative de suicide suivie d’un séjour en psychiatrie. À l’issue de cet épisode autopunitif, il a vu son père déployer tous les efforts nécessaires pour l’accueillir et l’aider à poursuivre les compétitions de natation dans lesquelles il avait toujours excellé. À l’inverse, la rigidité, la froideur et la distanciation de sa mère l’ont à nouveau précipité dans un état de détresse et de paralysie du deuil. Conrad finira par se confier à un psychiatre sensibilisé au deuil traumatique. Aussi lui dira-t-il à bout de souffle, à court de mots : « C’est comme si vous tombiez dans un trou et que vous deveniez vous-même ce trou. »
Le film, qui date de 1980, demeure représentatif d’une famille traditionnelle disloquée par le deuil d’un enfant. Avec le temps, le père osera se libérer de son fardeau en s’adressant intimement pour la première fois à la mère des garçons : « Tu as enterré ta capacité d’aimer le jour de l’enterrement de notre fils aîné. » L’assénement de cette vérité, au lieu de la ressusciter dans une prise de conscience, fera fuir Betty loin des siens pour un temps indéterminé. Restera donc au cinéphile le soin d’imaginer la suite. Se pourrait-il que Betty réussisse à réinvestir son fils survivant après s’en être éloignée ? La mise à l’écart lui aura-t-elle permis de ressentir ses émotions, de panser sa blessure psychique, de libérer son corps harponné par un semblant de vie que la noyade de son aîné a fait remonter à la surface ? Derrière les non-dits, Betty répétait en silence à Conrad : Vis à ma place, pleure, souffre à ma place, parle, consulte à ma place…! L’évolution du cadet vers un mieux-être aura-t-elle éventuellement eu pour fonction de sortir sa maman de la torpeur ?
Dans l’espace thérapeutique affectivement sécurisant, Conrad a constaté qu’une partie de ce qu’il éprouvait depuis la mort de son frère d’âme ne venait pas de son for intérieur, mais de la blessure vive de sa mère. En perdant son frère, il a endossé le rôle qu’on venait de lui assigner : ne plus jamais laisser la mort bouleverser la famille, faire « comme si » parce que « comme ça », c’est trop douloureux. Une bombe avait éclaté au cœur d’une vie familiale jusque-là sans histoire. La déflagration psychique s’était vite répandue comme un feu roulant, dévastant tout sur son passage. Conrad et son père ayant renoué après s’être éloignés ont pu s’employer à reconstruire une partie de l’édifice domestique fragilisé par la perte d’un premier enfant. S’abandonner enfin dans les bras de son cadet et prolonger symboliquement la vie de son aîné ; l’étreinte aura permis à chacun de réanimer la relation laissée pour morte.
Mission impossible
Une fratrie en deuil porte un mandat implicite, celui de veiller sur les parents dont la détresse est incommensurable. Aux yeux de l’enfant survivant, exprimer sa peine a quelque chose d’indécent. Frères et sœurs entendent bien les conseils et les recommandations des amis ou de la famille élargie : « Prenez bien soin de votre mère, elle aura besoin de vous. Soyez sages même si vous êtes petits, vos parents ont beaucoup de chagrin. » Avoir du plaisir par moments risquerait de choquer. Alors, la fratrie apprend à ne pas parler, à éviter toute activité ludique qui pourrait être perçue comme un manque de sensibilité ou de respect. Lors d’une tragédie, la loyauté familiale prend le pas sur la peine individuelle.
Le deuil est contagieux et risque pour un temps de contaminer les rapports familiaux. La mort remet en question le rang dans lequel chaque membre était cantonné. Avec fierté, l’aîné porte le statut du premier arrivé au monde et se projette tel que les autres le perçoivent: « le plus grand, le plus fort ». Pour sa part, le benjamin porte le titre de « chouchou » attendu parce qu’il est ou sera le dernier. Mais quand le malheur frappe, toutes les représentations que l’on se faisait de soi ou de sa place dans la famille, se désagrègent. Le fils cadet tentera d’endosser le rôle de l’aîné si celui-ci vient à disparaître. Il cherchera à l’imiter afin de redevenir digne de l’amour de sa mère, à la hauteur de la fierté de son père. Il ne vit que pour l’âge où il pourra enfiler le veston de son grand frère et ainsi donner à ses parents ou aux autres membres de la fratrie l’illusion d’incarner sa doublure. « T’as vu comme il lui ressemble ? C’est à s’y méprendre. »
En perdant un membre de sa famille, l’enfant se voit dépossédé d’une part de son identité. Sa présence est un rappel constant de l’absence de l’autre. Ses réussites pâlissent sous l’éclat de celles du disparu, qui a excellé bien avant lui. La nouvelle place à tenir exige un certain nombre de tâtonnements et de reprises avant de retrouver son ancrage et de se redéfinir comme personne à part entière au sein de la famille amputée. Le deuil familial complexifie la singularité des individus qui la composent. « Tu ne seras jamais l’autre malgré tous tes efforts ». Si nul ne peut emprunter les talents de son frère, de sa sœur, il est possible de s’en inspirer, de prolonger ses qualités, parfois même, d’accomplir son rêve. Un rêve que l’on fait nôtre tellement on cherche à dire l’amour, à colmater le manque. Il n’est pas forcément malsain d’incarner les aspirations d’un cher disparu. Cette forme d’accomplissement a quelque chose de salvifique. Il ne s’agit pas d’implorer l’impossible retour du défunt, mais de retrouver le lien préexistant dans une symbolique de complicité, de proximité, de solidarité, telle qu’on l’a vécue ou qu’on espérait la découvrir.
Accepter de vivre « à la place » de la personne décédée avant soi, parfois devant soi — comme dans le film déjà évoqué — et donner un sens à sa survie : tel est le défi. Aujourd’hui, Conrad écrirait peut-être: « J’ai longtemps cru que mon frère était mort pour moi, pour me permettre de vivre à sa place; or, si tel est le cas, je vivrai pour lui. S’entend, pour lui et pour moi ». Ses derniers mots : « Accroche-toi, tiens bon, ne lâche pas. » s’appliqueront dorénavant aux éléments perturbateurs de la vie et non plus exclusivement à la mort de son frère. Le développement du film nous porte à cette interprétation.
Un deuil n’est jamais statique. Même s’il peut évoluer dans une lenteur redoutée, la quête de sens s’amorce vers l’inconnu. Nul ne sort tout à fait indemne d’une perte majeure ; en revanche, on peut en être positivement transfiguré. Cette transformation intérieure ne relève pas de la volonté ; elle est tributaire d’un travail psychologique ou spirituel ayant nécessité des moments de solitude et de silence, de réflexion et d’introspection, de partage et de contemplation, de générosité et de gratitude. Elle suppose la générosité de laisser partir l’autre, la gratitude de vivre dans un monde où joies et peines peuvent désormais cohabiter au plus profond, sans tenter à présent de les dissocier.
Chez bon nombre d’adultes en deuil, le chagrin s’exprimera par des pleurs sporadiques, parfois abondants, parfois discrets. À contrario, chez les adolescents, souvent la peine ne pourra s’exprimer qu’à travers des comportements à risque en vue de défier la mort, de la braver, de lui tordre le cou. L’absence de mots pour décrire le manque d’un très proche, à l’adolescence, peut se camoufler derrière une attitude de nonchalance ou, au contraire, de provocation. Les larmes seront supplantées par des accès de colère et une insatisfaction récurrente. S’isoler dans sa chambre constitue donc une manière de dire : « Fichez-moi la paix, je ne m’éloigne pas de vous, j’éloigne la mort du paysage familial. » Il en faudra du temps pour intégrer et accepter la réalité de la mort, la perte irrémédiable de personnes aimées et perçues comme éternelles.
Entre le désir, le rêve, l’imaginaire ou le fantasme, l’épreuve de la réalité vient tout chambouler. Elle se ressent comme une pénible inadaptation à une situation imposée, à l’adversité qui suscite un sentiment de trahison entre le « toujours » et « le plus jamais ». Qui n’a pas exigé d’une personne chère une promesse d’éternité ? Derrière la supplique « Dis-moi que jamais tu ne mourras! », l’angoissé est piégé par son trait d’esprit. Il préfère s’accrocher au mythe de l’invincibilité plutôt que de basculer dans un monde trop réel. Cette défense contre l’angoisse de mort qui nous poursuit depuis la naissance ne rendra les armes qu’au moment de vivre notre propre mort.
Lorsqu’il n’y a plus personne, le vide frappe fort et jette au sol l’enfant, l’adolescent, voire l’adulte qui devra désormais tenter d’avancer sans l’autre.
Perdre son jumeau, perdre l’âme sœur, perdre son grand frère, perdre le petit dernier, autant mourir tout de suite que mourir de chagrin. À tout âge, cette pensée risque de déchirer l’âme et raviver le souvenir affectif du nid originel qui, pendant neuf mois, nous avait protégés des assauts extérieurs. D’aussi loin peut-être proviendrait l’illusion d’une toute-puissance intériorisée contre la mort, comme un art d’échapper à l’inéluctable jusqu’à ce que la tragédie fasse voler le fantasme en éclats. La mort de nos êtres aimés se vit comme une rupture du lien que nous avions cru indestructible. Peut-être n’avons-nous pas tout à fait tort ? À la condition de ne plus nous acharner à espérer l’impossible retour du défunt, mais plutôt de voir en cette méprise la reprise du lien préexistant qui pourra désormais s’expérimenter autrement. C’est là que l’illusion peut se transformer en créativité. La symbolique d’une présence imperceptible à l’œil nu, mais présente à l’esprit, transcende la souffrance.
À cet égard, la richesse du monde imaginaire de l’enfant pourrait, au moment de traverser le deuil, aider les plus grands à trouver du sens précisément là où il leur a échappé.
Johanne de Montigny
Psychologue
Notes
- Des gens comme les autres. Version originale : Ordinary People (1980) Drame psychologique américain réalisé par Robert Redford, d’après un roman de Judith Guest.
Lectures suggérées
Laliberté, Sylvie. J’ai montré toutes mes pattes blanches / je n’en ai plus. Éditions Somme Toute. Montréal, 2021.
Guide d’accompagnement. Quand la fratrie vit un drame. Association des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD), Laval, Québec, 2021
Groleau, Gaétane. Ma sœur ma lumière (Accueillir la mort d’un être cher).
Éditions du Roseau, Le Gardeur, Québec 2002
Tripp, Jean-Louis. Le petit frère. (Un récit sur la perte d’un proche). Bouleversant! Éditions Casterman, Belgique, 2022
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Des gens comme les autres. Version originale : Ordinary People (1980) Drame psychologique américain réalisé par Robert Redford, d’après un roman de Judith Guest.