Le rôle et la place du père au sein de la famille constituent un enjeu de taille. C’est le père qui, généralement, nous lance dans la vie, lui qui nous aide à surmonter la peur de quitter la maison aux premiers jours d’école, à prendre de l’altitude entre le connu et la découverte, à intérioriser la sécurité du giron maternel.
Le regard bienveillant qu’il pose sur son enfant contribuera à l’estime et à la confiance en soi du petit. C’est parfois le père qui, en harmonie avec la mère, introduit aux valeurs relationnelles et à la curiosité intellectuelle, tandis que la débrouillardise ressort comme l’un des plus beaux héritages paternels dont les enfants tirent profit à l’âge adulte et qu’ils s’assurent de faire fructifier.
La perte du père produit une onde de choc ; elle ébranle l’image du héros que l’on avait construite dans l’enfance. Ce champion dont on était si fier n’est plus. Linda Lemay le chante à sa mère : « Comment t’as pu trouver / Un homme qui n’a pas peur / Qui promet sans trembler / Qui aime de tout son cœur / J’le disais y’a longtemps / Mais pas d’la même manière / T’as d’la chance maman / Le plus fort, c’est mon père. »
Combien de femmes et d’hommes en me consultant pour le deuil viennent aussi dans le but de me présenter leur défunt père ? Album de photos en main, l’une me disait : « Regardez son sourire, voyez-vous sa bonté ? Il a travaillé dur pour nous élever et pour payer nos études. Il a tant aimé ma mère. »
Un homme dans la quarantaine a également tenu à me décrire sa tendresse envers son père. « Il m’a tout appris : la pêche, la géographie, la cuisine, l’ébénisterie et, surtout, à vaincre ma timidité. Lorsqu’il est tombé malade, j’ai pris soin de lui comme une mère pour son petit. Ce rôle inversé m’a permis de me pencher sur lui, de le prendre dans mes bras, de lui dire tout haut et pour la première fois les mots “je t’aime” et de le remercier. Notre relation se fortifiait au fur et à mesure que son corps le lâchait. C’était à la fois troublant et édifiant. Il m’a montré le chemin, même dans ses derniers moments. »
Ces témoignages sont puissants, ils nous éveillent à la force de l’amour paternel. D’autres enfants, tout au contraire, souffrent de négligence familiale. Pour les uns, la mort du père atteste d’un lien inébranlable, pour les autres, elle signe un manque abyssal. C’est pourquoi les pleurs contiennent leur part de mystère. Le plus souvent, les larmes expriment l’amour reçu, mais elles peuvent également signifier la carence affective qui s’associe à la perte. Chose certaine, la peine demeure réelle pour le bien-aimé comme pour le mal-aimé.
Au cours des consultations cliniques, on apprend que le père incarne parfois la fonction maternelle dans un élan naturel. Il berce, soigne, veille, et accompagne son enfant tout le long de son développement. À l’instar du manchot royal, comme en témoignent les grands explorateurs, lorsque la femelle a pondu l’œuf et qu’elle part chercher de la nourriture pour elle-même et pour son rejeton, c’est le mâle qui le couve avec précaution jusqu’à son éclosion. Durant cette période de survie, il veille sur le tout-petit. Cette substitution instinctive des rôles rassure : elle renforce l’idée que, peu importe l’identité de genre, ce qui compte le plus sur le plan affectif, c’est l’évocation de figures parentales sécurisantes qui, tour à tour, peuvent se confondre, se compléter, se remplacer ou s’épauler en vue de transmettre le meilleur de soi à sa progéniture.
C’est dire aussi que la mort d’un parent peut donner le sentiment d’une double perte lorsque le défunt a endossé les rôles maternels et paternels tout à la fois. De nombreux enfants n’ont pas connu leur père, d’autres l’ont rencontré à travers le récit de leur mère ou des proches qui l’ont côtoyé avant qu’il ne quitte le foyer. Perdre un parent lors d’une rupture familiale peut engendrer une détresse qu’on ressent au moment du décès de celui-ci. Quoique différent, le processus de deuil s’enclenche et la quête de sens se met en mouvement. « La recherche du disparu » s’inscrit dans des stratégies d’adaptation visant à surmonter l’absence de l’être affectivement investi qui s’est « enfui ».
L’absence ou la méconnaissance du père sera souvent compensée par une autre figure paternelle inspirante. Dans le très beau livre intitulé « Trois amis en quête de sagesse », deux des trois auteurs, un psychiatre et un philosophe, nous font part de leur amour pour leurs enfants et de leur transformation personnelle dans le regard qu’ils posent sur eux. Le troisième coauteur, un moine bouddhiste, représente aux yeux du lecteur le père spirituel vers qui se tourner quand le questionnement existentiel tourmente. Ainsi, précise-t-il : « sans les émotions positives, on ne tiendrait pas sur la durée : ce sont elles qui rouvrent ensuite notre regard et notre capacité à nous lier aux autres, à trouver des ressources, à inventer des solutions ; elles sont notre carburant pour avancer. »
Chacun évolue différemment, soucieux certes d’agrandir les valeurs de base comme le respect et l’altruisme, mais aussi de pratiquer une sagesse pressentie qui pourra se développer au contact de mentors ou de penseurs capables de répandre leur lumière sur l’art de vivre, malgré l’épreuve de la perte.
Dimanche prochain marquera la fête des Pères. Parmi eux, certains désormais ne sont plus ; d’autres, plus chanceux, deviendront des « papis » attendris, attentifs et souriants comme des marchands de bonheur à leurs petits-enfants. En juin, la fête des Pères rappelle un lien privilégié ou, au contraire, évoque l’absence de la relation dont on avait rêvé. Je penserai au mien, à cet homme que j’ai « perdu de vue » à l’âge de six ans, mais que j’ai pu réinstaller dans mon cœur grâce à la présence de figures paternelles inspirantes, ma vie durant. Cette citation d’Yves Duteil me réconcilie avec l’absence : « Le chagrin n’est que le revers de l’amour. Mais c’est encore de l’amour. Qu’il serait “triste de n’être plus triste sans eux”... »
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
ANDRÉ, Christophe, JOLLIEN, Alexandre et Matthieu RICARD. Trois amis en quête de sagesse, Paris, Les éditions L’iconoclaste / Allary Éditions, 2016, 528 p.
DUTEIL, Yves. La petite musique du silence, Montréal, Médiaspaul, 2014, 152 p.