Tu étais le pilier familial, celle qui veillait sur nous depuis notre tendre enfance, celle qui travaillait sans compter, afin de nous offrir le meilleur, malgré les aléas de la vie.
La maladie t’a emportée après plusieurs traitements qui t’ont permis de survivre au cancer, le temps de nous « préparer » à ton départ, le temps de nous aimer encore très fort. Mais on ne peut s’exercer à perdre un être cher ni à saisir la réalité de la mort tant qu’elle ne s’est pas déclarée. Et même annoncée, la Faucheuse étonne, elle nous bouleverse jour après jour, elle attise le chagrin, et nous entraîne prématurément dans le manque. Le moment précis de ta mort nous a complètement chavirés, mes frères, mes sœurs et moi. Notre défunt père, du reste, n’aurait pas davantage supporté la perspective de te perdre. Est-ce la raison pour laquelle il nous a quittés des années avant toi, heurté de plein fouet par un infarctus ? La perte soudaine serait-elle moins douloureuse que la perte anticipée ? Impossible de répondre à ces deux questions arrache-cœur même si elles ont un dénominateur commun : la mort. Et de surcroît, la mort de nos deux parents. Maman, je n’aime pas le mot « orpheline », il me donne le vertige. J’ai beau être l’aînée de la famille, je tremble à la pensée de me retrouver sur la dernière marche de l’échelle. Ce n’est pas parce qu’on a 50 ans qu’on perd son statut d’enfant en perdant son parent. Je joue à la grande sœur, mais je me sens si petite depuis ton absence, moi qui puisais mes forces à même les tiennes.
Je vais te rendre visite au cimetière plusieurs fois par semaine. Certains me disent que ce n’est pas ainsi que je surmonterai le deuil, mais chacun ne réagit-il pas à sa manière, soit en évitant le moindre rappel, soit en chérissant le moindre souvenir ? Lorsque je me recueille sur ta tombe, lorsque je te parle comme je le fais maintenant, je me sens moins seule, moins démunie, j’entends la sagesse de tes paroles, je sens ta présence comme une douce caresse. Ma pensée te crée, elle me soutient et me renforce à défaut de pouvoir me bercer dans tes bras. Au fond, on ne perd pas son parent, on se le représente à volonté, on l’imagine, on le cherche et on le trouve là où la mémoire l’a niché. Je me console en redisant tout haut le mot « maman », un mot exceptionnel parce que je l’adresse à un être unique, à mon premier objet d’amour. La mort de nos deux parents nous marque d’un double sceau : absence d’étreintes, absence de paroles. Autant je ne parviens pas à me dire « orpheline » autant je n’arrive pas à taire ton nom : « maman ». Peut-être parce qu’il fut mon premier mot. Tu m’as portée en toi jusqu’au jour où tu m’as donné la vie ; à mon tour à présent de te porter jusqu’à ma propre mort.
Pourtant, notre relation n’a pas toujours été fluide ; nous avons connu des temps de séparation, des sentiments ambivalents, des tensions, des retrouvailles fragiles. Notre réconciliation survenue à quelques jours de ta mort m’a réconfortée et la force de ce moment privilégié m’a rapprochée de mes propres enfants. L’amour que tu as pu m’exprimer au dernier jour engendre comme une brèche dans ma vie, et je me découvre plus indulgente à mon endroit et bienveillante à l’égard des autres. Le recours à ton amour — que peut-être j’idéalise ou, pire, que j’invente — m’habite et m’aide à dédramatiser nos brouilles, nos différends. Le vieillissement m’apporte une sagesse que ma jeunesse ignorait. Peut-être aussi que l’épreuve de la perte ultime stimule en moi une conscience beaucoup plus aiguë que celle qui nous échappe lorsque la vie n’est pas menacée. Être attentive à l’autre est un exercice de tous les jours ; je l’ai appris chèrement depuis ton départ. J’aurais tant voulu te porter plus d’attention, te traiter comme une personne souveraine, t’aimer telle quelle, accepter tes limites et tes défauts. Je viens te le dire sur ta pierre tombale. J’y lis ton nom, qui me conforte dans mon identité, il charpente ma structure, il accroît ma responsabilité d’y faire honneur en lui redonnant ses lettres de noblesse. Je veux m’inspirer de tes enseignements.
J’aurais aimé t’aimer mieux. Je t’ai si souvent évitée. J’avais beaucoup d’attentes et, par le fait même, beaucoup de frustrations. Ton histoire me manque. Je veux dire celle qui remonte à ta propre enfance, à ton adolescence. Pourquoi ne t’ai-je pas posé un plus grand nombre de questions sur ta vie avant papa, avant notre arrivée au monde ? Tu as perdu ta mère alors que tu n’avais que seize ans. J’essaie d’imaginer ton deuil d’adolescente depuis que je t’ai, moi, perdue à l’âge adulte. Ta mère, ma grand-mère inconnue, veille-t-elle désormais sur toi ? Mon esprit fabrique des images consolantes le temps de supporter le mystère. Il m’arrive de t’espérer dans les bras de papa. Je vous imagine heureux et désinvoltes dans un espace céleste, aérien, sans poids, ni souci. Je constate que si ton départ m’attriste à ce point, c’est que notre relation a évolué à travers nos balbutiements. Ta mort, étonnamment, me permettra de me reconstruire. Phénomène étrange. Revoir la relation là où elle s’est physiquement terminée et spirituellement éveillée.
Maman, le 8 mai 2016 marquera la fête des Mères. J’ai l’intention d’aller vers toi pour me pencher sur ta tombe. J’ai trouvé un poème, une sorte de consolation qui chante en moi. Il cimente la continuité de notre relation qui se poursuit dans l’invisible, dans l’impalpable, mais aussi dans la magie de paroles symboliques que je te prête, le temps de percer ton silence. Ce fragment de poème répond en partie à ma question initiale : Maman, où es-tu ? « Je suis en haut, en bas, ici et partout à la fois. C’est merveilleux ! Mes mains brillent devant mes yeux, comme de petits soleils. Je traverse les murs, je passe à travers vous. Je caresse vos cheveux. » Maman, petite, j’inventais des histoires à volonté, tu te souviens ? Aujourd’hui adulte, je me réapproprie l’astuce pour colmater le manque. Désormais, je sais où tu es : tu es là où je te situe. Rayonnante !
Johanne de Montigny
Psychologue
Référence :
THOUIN, Lise. Chants de consolation (à celui qui va partir... et pour ceux qui restent), Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2007, 112 p. [Extraits du poème : « Je vous entends, n’en doutez pas »]