
Chapitre 3
La détresse des endeuillés par suite du suicide d’un proche s’apparente à la douleur intense de la personne qui vient de s’enlever la vie. La nouvelle extrêmement brutale et l’énigme qui l’entoure ajoutent à leur désarroi :
Mon fils si prometteur, si rieur, comment est-il parvenu à nous leurrer, à déjouer notre attention, à rompre avec la vie ?
Mon conjoint était déprimé, certes, mais pas au point d’en finir avec la vie ! Comment aurais-je pu deviner son mal-être et prévenir son geste fatal ? Un aveuglement coupable. À mon tour de souffrir de n’avoir rien vu.
Oui, elle avait mentionné que sa vie n’avait plus de sens, elle cherchait ses raisons de vivre, elle consultait en thérapie. Ma mère, cette femme qui a tout donné, nous a quittés sans dire un mot, sans faire de bruit, intoxiquée au monoxyde de carbone. Comme le silence peut être violent!
Mon père a bu jusqu’à l’ivresse ; la maladie l’a tué à petit feu. Il est mort seul à la suite d’une surdose d’alcool. Pourquoi n’ai-je pas réussi à l’influencer ? Pourquoi notre amour ne lui a-t-il pas suffi ? Ce que je redoutais le plus s’est avéré.
Un nombre significatif1 de Québécois de tous âges abandonnent radicalement leur univers douloureux, impénétrable, secret, mystérieux. Le questionnement de ceux qui restent est sans fin. Le sentiment de culpabilité qu’ils éprouvent persiste ; il ternit la joie de vivre, abolit la candeur et s’infiltre comme une fuite d’eau derrière les murs de cette tragédie humaine. L’endeuillé esquive les regards, évite les opinions et les jugements d’autrui. Il se replie dans son être atteint d’une blessure vive qui irradie. Il a mal partout. Sa pensée se concentre sur les heures précédant la détresse du suicidé. Comment sortir de l’impasse, donner un sens à la vie, cesser les autoreproches, ne pas céder à l’idée de rejoindre le disparu, ne pas tomber dans le vide ?
Par le truchement de la pensée, l’endeuillé fera marche arrière. Il tentera inlassablement de rattraper le désespéré, il rêvera de le bercer, lui répétera son amour indéfectible, il insistera pour qu’il revienne, pour qu’il se découvre autrement. Dans son imaginaire, il parvient toujours à le rescaper de la noyade volontaire, à extirper la balle avec laquelle il s’est tué, à décrocher la corde juste à temps, à le secourir au bon moment. Nous sommes si petits devant la mort impitoyable, cruelle, terriblement réelle. Quand elle s’empare de l’être aimé pour qui vivre eut été pire, la Faucheuse ne fait pas de quartier. Elle ratisse large. Elle écorche au passage celui ou celle qui tente de réanimer le mourant, le corps inerte, l’être sans vie. Elle évacue toute personne qui cherche à renverser le sort.
Les proches l’ont attendu, l’ont cherché, ils ont tenté de minimiser leur tourment par des consolations fabriquées de toutes pièces, jusqu’à ce qu’une battue s’organise. Famille élargie, amis, bénévoles ne tardent plus, ils s’élancent d’un pas décidé, le regard attentif dans les directions que l’être disparu a déjà empruntées. Des heures, des jours, parfois des semaines s’écoulent, à la limite du supportable, mais tous sont motivés par un même but : le retrouver vivant. Il a dû s’égarer dans la forêt, seule hypothèse soutenable pour expliquer l’absence qui se prolonge.
Cette forme d’espoir irrigue les territoires du cœur. Chacun puise son énergie dans un élan de solidarité afin de débouter la peur et l’impuissance. Le futur endeuillé met tout en branle, animé d’une ardeur qui le porte à son insu, fort de la volonté de prêter son instinct de vie, une dernière fois, à celui ou celle qui, dans un mouvement extrême, aurait cédé à l’instinct de mort.
Face à la mort par suicide, les « pourquoi » se multiplient et aucune réponse, jamais, ne se fera concluante ni apaisante. Un jour ou l’autre, l’endeuillé devra renoncer à la mission qu’il s’était donnée (protéger l’autre en le sauvant de la mort) et accepter de ne pas comprendre ce qui pousse une personne, pourtant aimée, à se supprimer. Il découvre alors son seul pouvoir : renouer non pas avec la vie brisée, mais avec la partie saine d’une relation qui a bel et bien existé.
La personne en deuil éprouve parfois le sentiment d’être en bonne partie responsable du suicide de l’être cher. Elle entretient la conviction de n’avoir pas su déchiffrer les signes avant-coureurs. Mais ces signes ne sont pas toujours évidents avant le suicide ; souvent, ils se dévoilent après le passage à l’acte.
Il avait reporté son plan. Il avait peut-être bien commis quelques tentatives, mais il s’était empressé de rassurer son entourage, affirmant que la poussée suicidaire s’était résorbée du fait du passage à l’acte. Il faut savoir que le suicide est une crise, à tout le moins au moment même de l’agir. « Elle est une crise en ce qu’elle constitue une rupture, un déséquilibre ou une brèche dans une apparente continuité psychique (…). Toute crise suicidaire peut aboutir au suicide. » (Morasz et Danet, 2008). Lorsque la personne obsédée par le suicide nous consulte, avec ou sans passage à l’acte dans son histoire, nous cherchons ensemble des chemins, des moyens pour réguler les émotions comme la colère explosive et répétitive, souvent passagère, pour reconfigurer le plan de vie et calmer la pensée envahissante. Nous lui proposons avec plus ou moins de succès, d’apprendre à maîtriser son impulsivité, de résister à l’autodestruction au plus fort de l’alarme et de croire en sa propre valeur, à son unicité comme être humain, à son potentiel non encore tout à fait libéré. Nous tentons de soulager la souffrance aigüe, la plus fréquente étant la dépression sévère, et de rebâtir le sens d’une vie devenue lourde, insupportable pour celle ou celui qui souffre.
Mais il faut le dire, le psychiatre, le psychologue ou l’aidant n’aura parfois pas l’influence escomptée. Pas plus, du reste, que le parent, l’ami, le professeur ou la conjointe, malgré leur désir incontestable d’insuffler le goût de vivre à quelqu’un qui ne l’a jamais eu, ou qui l’a perdu, à un être désespéré, détaché d’une vie qui ne circule plus en lui. Le dégoût de la vie n’attire généralement pas le lien, il ne porte pas non plus à la confidence, encore moins à l’influence. La souffrance de l’être accablé par la pesanteur de vivre, par l’insoutenable projet de persévérer dans un monde pour lequel désormais il n’éprouve aucun attachement ou dont il s’est complètement coupé, sera dans certains cas masquée par des faux-semblants comme le sourire, le rire, le succès dans les affaires, l’amabilité. On dira alors : « Je n’ai pas vu venir le coup de tonnerre dans son morceau de ciel bleu. » Le suicide est un phénomène aux multiples visages et l’histoire de la personne suicidée demeure le plus souvent énigmatique. Il arrive aussi que l’être dépourvu du goût de vivre en informe son entourage : « Un jour je vais disparaître. » Le poids des mots inquiète la famille, les amis, les psychologues qui, tous, tentent de prévenir la perte d’une vie qui compte. Ce n’est plus une question de signes avant-coureurs, la détresse ici étant nommée; il faut alors multiplier les ressources d’aide qui, malgré les efforts conjugués, restent sans écho.
Les multiples visages de la souffrance
La plupart des personnes suicidaires connaissent déjà les abords de la mort ; c’est plutôt la vie qui leur a échappé dans un passage marqué par une carence affective, une affliction, ou encore un manque difficile à cerner. Une empreinte mortifère leur colle à la peau. Il existe plus d’un facteur de détresse pouvant mener au suicide. Par exemple, une femme ayant vécu une histoire d’agression ou d’abus sexuel est à risque, plus particulièrement si le traumatisme a eu lieu durant l’enfance. Pour y survivre, l’enfant (même le petit garçon) devenu grand, aura réussi à s’enfuir du réel par l’embrasure de son esprit. À l’âge adulte, il tentera de dépasser sa propre histoire dans une démarche thérapeutique, ou de réparer le saccage de l’abuseur à la faveur d’une rencontre inespérée avec un être aimant, respectueux et bienveillant.
Durant les moments d’abus, l’enfant apprend à se dissocier de l’événement ; il réussit à sauvegarder une partie intacte de son esprit comme de son corps en l’anesthésiant, en s’évadant de la scène qui se déroule sous ses yeux. En revanche, l’inconscient portera, peut-être à jamais, cette invisible blessure. L’observation clinique est troublante de vérité lorsque les deux parties de l’être abusé tentent de se réunifier, d’apaiser la tourmente. La vie cherche une percée entre la douleur d’un passé accablant et la lumière d’un avenir prometteur. Les victimes tentent inlassablement de regagner la confiance et le goût de vivre qui leur ont été confisqués. Un grand nombre finissent néanmoins par rebâtir leur identité.
Mais à quel prix ? Au prix de souffrir pendant des années d’un viol par inceste, d’abus psychologiques, d’humiliations et de brimades ; au prix de subir la perte de l’estime de soi, de la candeur et de la foi en un monde où l’adulte respecte les enfants, les femmes, les êtres vulnérables ; au prix de transgresser parfois ses propres limites, embrouillées par l’abuseur. La partie demeurée vivante en soi, inaltérée grâce à l’anesthésie psychique durant le trauma, finira un jour par renforcer celle qui s’est effondrée sous les débris, éteinte sous la braise ; elle rallumera la flamme en la sécurisant. À moins que le gâchis ait réussi à entraîner la personne blessée au bord du gouffre, pire encore, à la plonger dans le vide qu’elle avait confondu avec son vide intérieur. Cela arrive, même si, dans la plupart des cas, c’est encore la vie qui triomphera.
L’absence d’explications
En revanche, il faut le souligner, un grand nombre de suicides demeurent nébuleux, incompris, sans explications évidentes. Un nombre important de personnes qui ont tenté de mettre fin à leur vie affirment se sentir aimées et que l’entourage n’y est pour rien. Aux prises avec une souffrance absolue, elles finissent par quitter le monde en emportant leur secret, leur désespoir. Une désorganisation cellulaire ou une déficience des connexions cérébrales explique aussi l’implosion suicidaire. Toutefois, pour le deuilleur, accepter de ne pas saisir les motifs de cet acte irréparable, d’avoir été tenu à l’écart de la confidence, n’est certes pas facile, mais c’est la seule voie pour ne pas céder à sa propre détresse. Il faut continuer à vivre pour l’autre qui n’est plus, autant que pour soi-même, répondant ainsi à la puissance de l’instinct de vie.
Chez certains, l’art d’aimer la vie vient en naissant. Le rire, la curiosité, la vitalité se déploient dans un mouvement naturel. Pour d’autres, le goût de vivre s’émancipe au gré de l’exploitation de leurs talents. La joie de créer sous toutes ses formes attise l’amour en eux et autour d’eux. D’autres s’adonnent à aimer, tout simplement. Sans raison précise. Ils aiment aimer.
À l’inverse, certains enfants devenus grands n’ont ni ressenti ni découvert en eux ou autour d’eux le mouvement de l’attachement. Ils demandent candidement si l’amour s’apprend, s’attrape, existe ou surprend au moment où on s’y attend le moins. Ils n’ont pas encore identifié une parole ou un geste de sécurité affective. Une femme dira : « Je donne ce que je n’ai jamais reçu. » Un homme avouera : « J’ai fait l’expérience du véritable amour, à mon âge, il était temps. » Ainsi, une poignée de personnes autrefois maltraitées, humiliées et soumises au rejet, à l’indifférence ou à la violence tenteront de colmater le vide affectif par divers moyens : la psychothérapie, le don de soi, les rencontres réparatrices, la création d’une famille aimante ou toute autre astuce que l’humain parvient à inventer. D’autres, au contraire, ne parviennent pas à guérir. Leur état psychique, souvent décrit comme un cancer de l’âme, ira en se dégradant. Le rejet de la vie s’amplifie et le risque suicidaire s’installe alors dans une désorganisation psychique.
On ne sait pas toujours ce qui pousse l’un à survivre à tout prix et l’autre, à s’autodétruire. Difficile à anticiper. Un thérapeute, un parent, un professeur, un ami, chacun tente de soutenir un proche malheureux, de lui insuffler le goût de vivre, de l’aider par tous les moyens possibles. La détresse ne se détecte pas chaque fois à coup sûr. L’une la masquera, l’autre l’agira dans des comportements inhabituels, extrêmes, ou au contraire, par le retrait ou l’isolement.
Avant de conclure
Les psychologues peuvent eux aussi perdre un(e) patient(-e) par suicide. Les parents peuvent perdre un enfant par suicide ; un enfant, son parent ; un professeur, son étudiant ; un ami, son mentor. La nouvelle sera brutale et déstabilisante, difficile à croire sur-le-champ et à métaboliser avec le temps. Les psychologues pleurent aussi.
Nul n’est à l’abri d’un pareil drame. Si le suicide rôde autour d’un proche qui se confie, vous et moi ferons tout pour l’aider en l’accueillant, en l’écoutant, en tentant de lui injecter une dose de vitalité. Au risque de le perdre. Mais si la personne chère n’a jamais fait allusion à son désir d’en finir avec la vie, nous serons pris au dépourvu, nous chercherons ce qui nous a échappé, nous creuserons chaque « pourquoi » et nous éprouverons un sentiment de culpabilité, même si tout l’entourage s’évertue à répéter que nous n’y sommes pour rien. Alors émerge un autre risque : l’autopunition. Pendant un temps indéterminé, l’endeuillé évitera volontairement toute invitation au bonheur, à la tranquillité de l’esprit qui, toutefois, peut cohabiter avec le chagrin. Cet interdit, quand il est passager, n’entraîne pas de véritables dommages, mais sa prolongation souvent complique la traversée du deuil.
Comment ? C’est que, pour entrer dans le deuil, le sentiment de culpabilité donne une prise sur le sentiment d’impuissance. Autrement dit, la recherche incessante d’une cause spécifique reliée à la perte par suite d’un suicide, donne l’impression de faire quelque chose pour le disparu. Une fois épuisées toutes les explications possibles, une pensée magique émerge : la personne en deuil tentera de fabriquer un tout autre scénario dans lequel le suicidé ressuscite, en quelque sorte. Un nouveau rôle lui sera attribué : le Survenant, l’Échappée belle, la Rescapée. Changer l’issue de l’histoire tragique contribuera à déjouer le sentiment d’impuissance jusqu’à ce que le scénario ne tienne plus la route.
La seule vraie réponse, si elle existe, pour paraphraser le psychiatre Christophe Fauré2 est peut-être celle-ci : la responsabilité d’un parent n’est pas de protéger coûte que coûte, c’est-à-dire par-delà l’impossible, la vie de son enfant, mais de l’aimer pleinement. Le désir de protéger son enfant ou son parent prend racine dans l’amour qui, lui, ne peut être altéré.
Aimer les morts comme on aime les vivants demeure notre seul et réel pouvoir.
Il est indestructible.
Johanne de Montigny
Psychologue
Notes
- Selon les données provisoires pour l’année 2017 de l’Institut national de santé publique (INSPQ), le taux brut de suicide était de 12,4 par 100 000 personnes au Québec (n = 1045 suicides).
- Entretien de Johanne de Montigny avec Christophe Fauré, psychiatre français, « Vivre le deuil pour tendre vers l’apaisement du cœur », Capsule vidéo du 21 décembre 2020, infodeuil.ca.
Lectures suggérées
BRILLON, Pascale (2012). Quand la mort est traumatique (passer du choc à la sérénité), Montréal, Québecor, 168 p.
CHAPOUTIER, Katia (2017). La vie après le suicide d’un proche (témoignages d’espoir), Paris, Le Passeur, 282 p.
CYRULNIK, Boris (2015). Quand un enfant se donne la mort, Paris, Odile Jacob, 168 p.
DUFOUR, Marc-André (2020). Se donner le droit d’être malheureux, Montréal, Trécarré, 208 p.
FAURÉ, Christophe (2007). Après le suicide d’un proche (vivre le deuil et se reconstruire), Paris, Albin Michel, 208 p.
Morasz, Laurent et Danet, François (2008). Comprendre et soigner la crise suicidaire. Paris, Dunod, p.68
LABERGE, Marie (2015). Ceux qui restent, Montréal, Québec Amérique, 504 p.
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Selon les données provisoires pour l’année 2017 de l’Institut national de santé publique (INSPQ), le taux brut de suicide était de 12,4 par 100 000 personnes au Québec (n = 1045 suicides).
Entretien de Johanne de Montigny avec Christophe Fauré, psychiatre français, « Vivre le deuil pour tendre vers l’apaisement du cœur », Capsule vidéo du 21 décembre 2020, infodeuil.ca.