Les tragédies collectives, qu’elles soient naturelles ou accidentelles, affectent non seulement les proches des victimes, mais elles nous atteignent tous en raison de leur caractère soudain, brutal et médiatisé. Ce genre d’évènements frappe d’autant plus fort que nous aurions pu nous trouver sur les lieux du drame. Nous nous identifions tantôt aux victimes, tantôt aux personnes en deuil. Tous ces êtres qui meurent avant nous éveillent notre conscience de la réalité de la mort qui aurait pu nous entraîner nous aussi dans un redoutable tsunami. On ne peut se préparer à vivre une tragédie : l’instinct de survie se déploie uniquement sur place et ce, même si l’on doit mourir. Christiane Singer, frappée par la foudre de la mort annoncée, le disait ainsi : « Que tu vives ou que tu meures, choisis la vie. »
Certains s’en souviendront, le 13 octobre 1997, 43 personnes, soit plus de 2 % de la population de la municipalité de Saint-Bernard, au Québec, trouvent la mort dans l’un des plus graves accidents routiers de l’histoire canadienne. L’autocar qui devait mener en excursion à L’Île-aux-Coudres les membres d’un club de l’âge d’or bascule dans le ravin de la côte des Éboulements. Quatre ans plus tard, Jean-Thomas Bédard, en collaboration avec l’Office national du film (ONF), réalise un documentaire touchant dans lequel il interviewe les proches en deuil : « Après avoir connu toute une gamme d’émotions, allant du chagrin à la détresse, du sentiment d’absurdité à la colère, chacun a cherché des moyens de retrouver un sens à son existence, de retisser les liens déchirés par tant de départs soudains et de reconstruire sa vie avec ceux qui restent. »
Je me souviens de cet homme qui, dans le documentaire, pleurait la mort de son vieil ami. Pour surmonter le deuil, il sillonnait la forêt en frôlant l’écorce des arbres comme pour toucher la matière brute et compenser cette perte brutale. Il s’adressait au défunt à voix haute, en levant la tête vers le ciel, le cherchant derrière les nuages, lui disant qu’il allait continuer le mieux possible d’arpenter sa route, privé de ses précieux conseils et de son amitié, lui demandant aussi comment c’était maintenant de vivre là-haut, dans ces lieux mystérieux. Les pieds ancrés au sol, le regard télescopique pointé vers le haut, le cœur déchiré, il tentait symboliquement avec ses mots hachurés de communiquer avec son cher disparu. Le monologue posthume permet à l’endeuillé d’inventer les réponses du défunt en fabriquant un dialogue imaginaire comme source d’apaisement. De cette stratégie créative émerge un « chant de consolation. »
Les résidents de Saint-Bernard se connaissaient tous et ainsi pouvaient vibrer à la peine du voisin et à celle des membres d’une même famille soudainement décimée. Grâce au film-documentaire, je revois encore un groupe d’hommes marcher vers le cimetière, le mouchoir dans une main et la pelle dans l’autre, pour aller creuser la fosse d’un proche, le personnel du cimetière ne pouvant à lui seul suffire à la tâche. Leur marche solidaire donnait à voir au passage des maisons vides et des rues bondées d’endeuillés. Il y avait tant à faire, et se mettre ensemble au travail constituait un rite précieux pour cimenter la communauté. Fossoyeurs d’un jour, un jour marquant, où chacun se faisait un honneur de déposer dans la terre le corps de l’être cher, pour entrer dans son deuil intime et pleurer la communauté éprouvée. Les rituels nous aident à nous rapprocher du défunt et à nous en séparer grâce à la présence de personnes (famille, amis, voisins) réunies sur une terre d’accueil et d’adieu, tout à la fois, en guise de commémoration. Les rituels funéraires favorisent des retrouvailles que l’on ne peut espérer vivre avec la même intensité dans une existence épargnée par le malheur.
Sans nul doute dois-je attribuer une bonne partie de mon implication dans le deuil à la tragédie à laquelle j’ai moi-même survécu le 29 mars 1979. Un crash d’avion survenu non loin de l’aéroport de Québec, avait alors emporté dix-sept personnes dont les membres d’équipage. Nous étions sept survivants à retrouver tant bien que mal le souffle de la vie alors que les autres venaient brutalement de la perdre. Un deuil massif s’est emparé de tout mon être tandis que je pensais douloureusement aux passagers et au personnel de bord qui n’avaient pas eu la chance de survivre, ainsi qu’à leurs familles subitement endeuillées. Étonnamment, la honte de se retrouver là où l’autre n’est plus est un sentiment difficile à expliquer. N’empêche que ce sont ces disparus qui m’ont insufflé le désir d’accompagner les personnes dont la vie est menacée et d’explorer à fond la psychologie du deuil et de la reconstruction.
Aujourd’hui, je salue le courage de ceux et celles qui, ayant appris de la mort soudaine d’un être cher, ou en ayant été témoins reprennent pas à pas le chemin de la vie, comme un long pèlerinage en leur mémoire. L’épreuve déclenche un virage majeur, et de cette turbulence émerge l’accalmie.
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
Le voyage inachevé, réalisateur : Jean-Thomas Bédard, [Montréal], Office National du Film (ONF), 2002, 1 h 11 min, [disponible en vidéocassette (71 min. 24 sec.)]. Long métrage documentaire sur une tragédie qui a eu lieu le 13 octobre 1997 dans la municipalité de Saint-Bernard. En ce jour d’Action de grâce, 43 citoyens du même village trouvent la mort dans le plus grave accident routier de l’histoire canadienne. Quatre ans plus tard, les gens de Saint-Bernard racontent leur deuil dans un film qui met l’accent sur la force de renaissance que chacun porte en soi.
de MONTIGNY, Johanne. Quand l’épreuve devient vie, Montréal, Médiaspaul, 304 p.
SINGER, Christiane. Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? Paris, Albin Michel, 2001, 182 p.
THOUIN, Lise. Chants de consolation (à celui qui va partir... et pour ceux qui restent), Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2007, 112 p.