La 26e semaine nationale de prévention du suicide se tient entre le 31 janvier et le 6 février 2016. Ce souci de prévention peut également susciter le rappel d’une perte par suicide, un deuil qui compte parmi les plus difficiles à surmonter à cause de la soudaineté de l’incident, des circonstances du décès et du sentiment d’impuissance que soulève une mort tragique pour ceux qui restent.
La mort par suicide survient de façon inusitée et brutale. Mais elle peut aussi être précédée d’une disparition inexpliquée pouvant durer de quelques jours à quelques semaines jusqu’à ce que le corps soit retrouvé dans un lieu étrange ou dans des conditions pénibles. Il s’agit parfois d’un jeune adolescent, d’une conjointe, ou d’un parent. L’inquiétude qui précède la découverte du « disparu » cède la place à la stupéfaction. Le processus de deuil s’annonce ardu en raison de l’énigme qui entoure le geste fatal. Le « pourquoi » demeure une question sans fin ; aucune réponse ne s’avère concluante ni satisfaisante. Il faut du temps, beaucoup de temps pour assimiler ce qui dépasse l’entendement. Comment l’être peut-il atteindre un tel désespoir ? Comment aurait-on pu intervenir et lui éviter le pire ?
Il arrive qu’une personne suicidaire fasse allusion à la mort comme esquive à son mal de vivre. D’autres considèrent leur idéation comme une métaphore pour dire l’ampleur de leur détresse sans pour autant entretenir l’intention ferme de mettre fin à leur vie. Comment aurait-on pu identifier le degré de risque ? En posant les questions suivantes, certes, mais encore… S’agissait-il d’un flash passager sans conséquence majeure ? D’une idéation à un moment précis de sa vie avec la possibilité d’un passage à l’acte ? D’une rumination incessante, c’est-à-dire d’une obsession comme seule solution pour contrer la souffrance ou la peur de souffrir ? D’une cristallisation, c’est-à-dire d’une fixation suicidaire comme seule option pour surmonter l’épreuve ? D’un passage à l’acte potentiel ou radical ? La plupart des proches connaissent et reconnaissent les signes avant-coureurs, ils y sont de plus en plus attentifs, mais cette conscience est-elle suffisante pour empêcher la pulsion suicidaire chez l’être significatif ? Pas dans tous les cas. À la condition qu’il se dévoile, on peut parfois prévenir le suicide d’un proche ou d’un ami dans une période de crise aiguë marquée par l’impulsivité et par le sentiment de ne pouvoir souscrire à d’autres solutions que d’en finir avec la vie. Mais le suicide advient aussi sans que nul n’ait pu le prévoir ni le prévenir, soit parce qu’il n’y avait aucun signe à saisir soit, au contraire en dépit de signes qui étaient évidents depuis des années, quelquefois avec quelques tentatives ratées ou sans aucun passage à l’acte précédant le terrible dénouement.
Par son silence et son isolement, la personne suicidaire croit épargner ses proches en leur cachant son obsession ou ses intentions, alors que la communication figure parmi les moyens les plus efficaces pour soulager la douleur psychique. Consentir à une évaluation psychiatrique ou psychologique s’avère indispensable au salut d’une personne en détresse. Mais l’aveu de son intention suicidaire peut être vécu comme inutile, honteux, ou imparable. C’est précisément là que le bât blesse.
Le suicide d’un proche est reçu comme la nouvelle d’un accident grave, d’un évènement traumatique, épouvantable, qui aurait peut-être pu être évité, et qui cause des dommages collatéraux incalculables. C’est une « collision frontale » entre celui qui détruit sa vie et l’autre qui devra reconstruire la sienne, un coup de poing au ventre pour se remettre au monde alors que l’Autre vient de le quitter.
La psychologue Pascale Brillon décrit la mort traumatique comme « une mort qui est révoltante, injuste, et même qui peut être horrifiante. C’est la mort par suicide, par accident, par acte criminel ; c’est la mort d’un enfant ou d’un adulte en santé. C’est la perte d’une personne centrale à notre bonheur, à notre sens, à notre identité. »
Pour retrouver son équilibre, la personne en deuil par suicide cherche à rester ancrée à un sol qui se dérobe sous ses pieds. Elle tourne la tête vers le ciel afin d’y forger une place pour le suicidé, de regarder plus haut que ce que l’horizon lui donne à voir, de chercher dans l’infini la relation inachevée ; elle tente d’y trouver le symbole d’une parole manquante, d’y esquisser le portrait d’un cœur embrumé par la peine, d’y repérer l’étoile filante derrière l’opacité des nuages ; elle veut y voir la percée de lumière à laquelle s’accrocher avant de revenir sur terre et d’absorber la réalité de la mort de l’être aimé, ou que l’on aurait voulu aimer, autrement, et pour longtemps. Elle prie pour que le disparu donne un signe, celui que l’on n’avait pas décodé de son vivant, qui confirmerait sa paix céleste et qui, du coup, lui insufflerait le courage de continuer sans lui, sans elle, sans l’ami, sans l’enfant, ou sans le parent.
On peut puiser des forces dans les récits de personnes qui ont traversé et surmonté le deuil par suicide ou encore, parcourir les écrits de professionnels qui ont réfléchi à ce phénomène trop fréquent mais hors du commun, du pensable, du réel, trop fort pour l’imaginaire. La perte est immense, parfois insupportable, du moins dans les premiers mois, les premières années, ou à la remontée du moindre souvenir. Pareilles réactions sont normales mais pénibles. Toutefois, un ressort jusque-là invisible se dresse aussi comme un appui inespéré.
La théologienne Lytta Basset a vécu le suicide de son fils Samuel, âgé de 24 ans. Dans Ce lien qui ne meurt jamais, elle nous offre une perspective prometteuse : « Je me demande aujourd’hui encore comment j’ai pu me lever le lendemain et les jours qui ont suivi. C’est que les autres étaient là : les tout proches, les survivants. Sans doute savais-je à mon insu que tous étaient plus ou moins en attente de moi. Sans doute me suppliaient-ils sans un mot de continuer malgré tout. Leur simple présence n’était-elle pas demande de relation ? Je ne me sentais plus exister. Mais à l’évidence, les autres me trouvaient suffisamment existante pour rester en lien avec eux telle que j’étais. Leur désarroi me creusait une place parmi eux, quand bien même je n’avais que le mien à offrir. »
La présence des proches aide à la reconstruction personnelle, qui demeure toutefois difficile à concevoir à court terme. Il faut beaucoup de temps, de patience, et d’espoir ainsi qu’il faut déployer beaucoup d’efforts au quotidien pour retrouver un sens à sa vie bouleversée par le manque. La perte par suicide est violente mais elle peut aussi, étonnamment, creuser en soi un puits de lumière pour assurer sa sortie du gouffre.
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
BASSET, Lytta. Ce lien qui ne meurt jamais. Paris, Albin Michel, 2007, 224 p.
BRILLON, Pascale. Quand la mort est traumatique – Passer du choc à la sérénité, Montréal, Les Éditions Québecor, 2012, 168 p.
LABERGE, Marie. Ceux qui restent, Montréal, Québec Amérique, 2015, 502 p.