Une date, un chiffre, l’heure du décès estampillent le cœur des personnes en deuil qui s’y accrochent pour ne jamais sombrer dans l’oubli. Document officiel, sacré, mémorable, le registre des évènements de ce monde désormais contient le nom si cher. L’archive sera précieusement conservée, le défunt y figurant en toutes lettres. La calligraphie redore le constat de son décès. Désormais, l’être significatif passe à l’histoire, il glisse tout doucement dans « le registre de la mémoire du monde », dans le recueil des grands moments de la vie.
Nous sommes le 1er janvier 2016. La page soulevée du calendrier marque le passage d’une année où les joies et les peines refont surface. De quoi sera faite la prochaine? La formule de bons souhaits donne des frissons. Qui pouvait imaginer que la perte puisse fendre la vie d’un coup sec? La transmission des vœux défend sa place, une place qui nous ramène sans cesse à l’espoir de tenir bon devant les contrecoups de la vie. Que l’on ait perdu ou non l’être cher, nous sommes destinés à la perte.
C’est une chance de ne pas savoir ce que l’avenir nous réserve, car alors, nul n’aurait la force d’affronter l’impensable. Quand arrive le pire, alors seulement l’énergie psychique se met-elle en branle : le système de défense se mobilise et réagit au tournant même de ce qui nous a démolis, l’année d’avant par exemple, marquée au fer rouge de la perte, de l’empreinte de mort, de la tentative de survie. Sur le chemin du deuil, la Vie se fraye un passage malgré les barrages et les ressacs. Elle sort de ses gonds jusqu’à ce que l’onde de choc vienne s’épuiser contre un mur de paix.
Dans la traversée du deuil, le passage du temps oscille entre la vie qui continue et la vie en suspens. On ne voit plus le calendrier ni l’horloge de la même façon. Le temps chronos (le tic-tac de la vie quotidienne) n’affiche plus la même portée. L’endeuillé entre dans une nouvelle ère, celle du temps kairos qui marque la notion d’un avant et d’un après. C’est le temps « entre », entre la vie qui était et la mort qui l’a fauchée, un temps qui ne se mesure pas, mais s’éprouve. Hier, aujourd’hui, demain, tout s’amalgame sans réelle démarcation. Cette sensation ou cet étrange rapport au temps — « le hors du temps » — fixe l’instant parce que le temps s’est arrêté le jour du décès de son proche. Seule une alliance entre chronos (le temps ordinaire) et kairos (le temps suspendu) remettra les pendules à l’heure. La vie, tout doucement, reprendra alors son cours, au rythme de chacun.
À l’aube de la nouvelle année, santé, amour et bonheur sont des mots sincères que l’on n’ose pas prononcer devant l’endeuillé. La formule semble incongrue, gênante, mais ne serait-il pas encore plus triste de ne rien manifester ? Les souhaits exprimés ne seront pas toujours réalisables, mais ils proviennent de bons sentiments. Comme beaucoup de penseurs l’affirment : ce n’est pas tant la destination qui importe, mais le chemin sur lequel on avance. Même si on a l’impression que le temps s’est figé. Car, pendant que la vie extérieure se réfugie entre parenthèses, la vie intérieure cherche son expansion. Tourmentée par l’absence, la personne en deuil languit, elle cherche à réintégrer le lien avec celui ou celle qui a existé. Comment parler de qui n’est plus ? Pire, comment ne pas le nommer ? Si parler du défunt ravive sa présence, taire son histoire alourdit son absence. Difficile d’accueillir le temps des fêtes dans les semaines ou dans les mois suivant une perte majeure. Difficile de ne pas appréhender la nouvelle année, et pourtant, la plupart tentent de s’y faufiler, et déploient les efforts requis pour continuer sans l’autre, sur un terrain broussailleux.
Le deuil fait mal. Brûlure, blessure, ou déchirure, combien faudra-t-il de temps pour le colmater, le panser ? Combien de bons souhaits faudra-t-il pour retrouver son marchepied, et accéder à cette marche qui nous rapproche de celui ou de celle qui ne reviendra plus ? Tendre la main sans que le défunt ne puisse pourtant l’atteindre, tendre tout son être vers le ciel pour calmer le vide intérieur, que de torsions pour le corps, l’âme et le cœur !
Peut-être faudrait-il fermer les yeux sous le coup de minuit et les rouvrir à minuit une. Le temps d’avaler l’avalanche de larmes chaudes, le temps de reprendre contact avec la vie qui a basculé avec les siens, avec la joie mêlée à la peine, avec le chéri à jamais disparu. Fermer les yeux pour mieux le voir, pour dessiner son visage dans le regard de l’autre, pour recueillir les plus récents souvenirs avant d’envisager l’avenir.
Bonne Année, malgré la perte, malgré le manque, malgré le vide, malgré la dure traversée ! Déjà, les jours rallongent. La lumière commence à gagner sur les longues nuits du deuil. Le soleil fera fondre l’hiver, il percera des trous pour que ressurgissent les vivaces. Vivaces que l’on traduit par Espérance de vie. La vie qui reprend, signe et persiste, la vie qui attise la repousse d’une fleur, comme chaque année car, malgré son statut de vivace, la fleur se pointe dans le jardin des annuelles, et, chaque fois, se renouvelle. La perce-neige germera en janvier.
Johanne de Montigny
Psychologue