
Chapitre 1
La traversée, que l’on nomme aussi « processus de deuil », exige des efforts à nul autre pareil. Efforts de vivre malgré la perte, l’absence et le manque, de s’activer en dépit d’une immense fatigue, de résister à la tentation de s’isoler et d’exprimer son chagrin à un entourage souvent démuni.
Parce que la mort est incontournable, qu’elle signe un aller sans retour et nous ramène à notre propre finitude, nous nous retrouvons soudainement sans mots, sans véritables repères. Dans un couple, l’imminence de la mort de l’un fait appel au courage de vivre de l’autre ; à la toute fin, il ne fera plus qu’un devant la séparation ultime. Si le mourant doit s’abandonner à sa trajectoire, le survivant se sent, pour sa part, abandonné dans un pays étranger. La grande rupture se vivra intimement avec la conjointe ou le conjoint, avec les enfants, un frère, une sœur ou encore avec un ami significatif, mais plus que tout, l’imminence de la mort met en scène la dissolution de notre propre vie.
La mort est une énigme qui se définit le plus souvent à la lumière d’expériences individuelles. Dite universelle, elle est pourtant unique dans la façon de la conceptualiser, de la vivre ou de l’accompagner. Voilà pourquoi elle constitue un sujet inépuisable. Les phénomènes relationnels qui l’entourent en font tantôt une hypothèse, une entité, un spectre, une faucheuse, une menace, une cruelle épreuve, tantôt au contraire, une délivrance proportionnelle aux souffrances qui l’ont précédée.
Mes propos s’inspirent de l’observation clinique et s’appuient sur des auteurs intéressés par la psychologie du deuil et du mourir, par l’aptitude à aimer et à supporter la perte, à vivre en relation et à se retrouver seul, par la capacité, enfin, à voir en la vie et en la mort un enlacement suprême. La réflexion sur l’essence de la vie et le sens de la mort ouvre la voie à l’introspection et à des prises de conscience qui nous avaient échappé. Ainsi, les psychologues aident-ils à découvrir un sens à l’épreuve, les philosophes, à approfondir l’art de vivre jusqu’à la mort, les écrivains, à dérouler la pensée, les mourants, à libérer notre amour devant leur envol, alors que les endeuillés s’appliquent à essuyer leur visage mouillé de chagrin.
Entrons ensemble dans la profondeur des mots qui nous seront offerts par les penseurs de la vie, de l’amour, de la mort et de la perte. Creusons leurs réflexions jusqu’à ce qu’elles nous éclairent de leur vive lumière.
L’épreuve du deuil nous pousse vers des rencontres inespérées, des lectures apaisantes, un moment de bien-être, un tableau bouleversant, une musique pénétrante. Parce que nous sommes des êtres de relation, la quête d’épanouissement, l’ouverture à de nouvelles connaissances autant que le souci du travail bien fait demeurent pour la plupart des valeurs fondamentales, même en temps de deuil. Malgré la souffrance, nous continuons d’explorer les avenues de croissance et les occasions d’accueil et d’accompagnement, nous cherchons à croître en humanité.
Le privilège de connaître un être lumineux
Certaines rencontres m’ont personnellement transformée et m’ont davantage sensibilisée au potentiel humain. Connaissez-vous des gens qui vous ont aidé à élargir vos talents, à réaliser vos projets ? Je vous présente Christiane Singer, une femme d’exception qui a beaucoup écrit, une noble comtesse morte trop tôt, une sage qui, même invisible, distille toujours son souffle de vie. C’est mon amie française et consœur psychologue, Marie de Hennezel, qui nous a d’abord mises en contact alors que je présidais et coordonnais un colloque sur le deuil. J’étais à la recherche d’une conférencière pouvant nous entretenir sur l’impact de la mort d’un être cher. Christiane Singer a répondu favorablement à notre invitation. Je l’ai donc accueillie à Montréal, en 2004. J’ai été conquise dès la première rencontre. Cette femme se démarquait par sa chaleur humaine, son sourire, son ouverture, son élégance, son discours. Elle venait de loin ! Son paysage intérieur avait quelque chose de céleste, d’artistique, de rayonnant.
Elle nous a proposé le titre de sa conférence : Que tu vives ou que tu meures, choisis la vie ! Elle dansait avec grâce en prononçant ces paroles bibliques. Il y avait tant de vie en elle. Comment la mort a-t-elle pu l’empoigner deux ans plus tard ? Nous avions convenu d’échanger autour du deuil, sur Radio-France, à l’automne 2006, mais le diagnostic fatal l’a obligée à cesser tout engagement pour se consacrer à l’expérience de la maladie, de la douleur et de la fin de vie. Malgré sa souffrance, elle a eu la générosité de ne pas quitter le monde sans lui offrir un dernier ouvrage. Au fond de son lit, elle l’a écrit pour nous, pour les personnes qui restent, sa famille, ses amis, ses fidèles lectrices et lecteurs. Derniers fragments d’un long voyage est une donation dont nous sommes les héritiers privilégiés.
Une mort annoncée
Peu de temps avant sa mort, elle m’avait confié au téléphone l’une de ses volontés : « J’aimerais que vous veniez à Rastenberg, Marie et toi, l’année qui suivra ma mort, en vue de soutenir mon groupe de développement personnel avec qui j’ai partagé mes réflexions et mon vécu depuis plus d’une décennie. Je m’attends à mourir autour de Pâques, le 7 avril 2007. » Et en effet, elle est décédée le 4 avril 2007, un Vendredi saint. L’année suivante, à l’approche de la date anniversaire de son décès, Marie de Hennezel et moi-même partions pour l’Autriche à destination de Rastenberg, un lieu exceptionnel au pied du château que Christiane habitait à 100 km de Vienne, au cœur d’un paysage immense, aménagé pour recevoir des pensionnaires durant une ou deux semaines. Un espace de retrouvailles, de réflexion, d’évolution personnelle favorisé par la constitution d’un groupe de personnes engagées et fidèles, devenues au fil des années ses véritables amies et amis voués au déploiement des valeurs humaines.
Ses alliées et alliés avaient donc naturellement acquiescé à son désir de les savoir réunis à la fin de mars 2008 en prévision de la fête de Pâques marquée par la « présence » de son absence. Je découvris alors son lieu de vie, de partage et de croissance spirituelle. J’étais ravie, je me sentais moralement élevée, influencée par cette femme qui s’était assurée de veiller sur les êtres qu’elle porterait à jamais dans un autre espace. Marie et moi avons tenté de faciliter la prise de parole du groupe endeuillé, d’écouter chacun dans son cumul d’apprentissages auprès d’une dame pas comme les autres, de vibrer à son chagrin.
Christiane Singer, que je connaissais à peine pourtant, me donnait le sentiment d’avoir grandi à ses côtés. Avec le groupe, je suis allée me recueillir sur sa tombe au cimetière de Rastenberg. Je me suis inclinée devant un être magnifique qui a contribué à embellir le monde. Par ce qu’elle a publié, elle nous démontre que son œuvre colossale continuera toujours de nous accompagner.
Certains passages de ses livres m’ont convaincue de la puissance des derniers mots prononcés en fin de vie, de la force des mourants et de l’ébahissement de ceux qui restent. Des mots que l’on cite, que l’on décortique et que l’on partage pour mieux les raviver. Des mots guérisseurs, prometteurs, enveloppants, des mots qui brisent l’isolement parce qu’ils sont mémorables :
« Sachez que la manière dont je vis cette aventure est difficile à faire percevoir. Je suis habitée d’une liberté infinie. Quelle joie j’aurais de vivre et de continuer de bercer le monde avec vous ! Mais je ne vois pas l’ombre d’un échec, si une autre issue s’ouvre à moi. Tout est vie que je vive ou que je meure. Tout est Vie… Je vous demande avec une tendresse immense d’ôter de mon cœur toute pression par un souhait trop fort de me voir parmi vous. Dans l’espace où j’évolue, les catégories n’existent plus. Que cette paix et cette grâce qui m’entourent vous parviennent. De là où je suis où je serai, je suis et je serai avec vous. » (Singer, 2007)
J’ai choisi cet extrait tant il nous aide à comprendre ce qu’un certain nombre de mourants aimeraient exprimer à leur famille avant le grand départ. Deux sentiments antinomiques s’entrecroisent à la toute fin chez le mourant et ses proches témoins : une expérience à la fois ahurissante et déchirante. Ahurissante parce qu’elle nous laisse abasourdis, déchirante parce qu’elle nous sépare radicalement de l’être aimé. Contrairement à la mort brutale, la mort annoncée survient le plus souvent dans un contexte sécurisant, en soins palliatifs, par exemple. Une telle mort a été apprivoisée et parfois acceptée par la personne qui s’en va dans un détachement aimant et un délestage matériel, munie d’une force psychique et spirituelle rendue disponible au dernier moment, parce que c’est le dernier. On qualifie aussi ce potentiel de force insoupçonnée. La grâce de mourir dans un état amoureux. Aucune autre expérience de vie ne dépasse celle que la mort nous enseigne quand elle se déroule auprès de proches et de soignants attentifs et bienveillants.
En revanche, pour un certain nombre, l’agitation, la douleur récalcitrante, les regrets et le refus de ce qui est empêchent l’accalmie. Dans ces circonstances, l’apport du psychologue peut contribuer au soulagement de la souffrance psychologique, physique, sociale et spirituelle par le pouvoir de transcender l’insupportable, à la condition que la sphère cognitive ait été préservée. Le cas échéant, le psychologue dédié aux soins palliatifs pourra, par son attitude, son ancrage, sa capacité de tolérer le sentiment d’impuissance, offrir une part de la sécurité manquante.
Apprendre à relâcher
La vie nous invite à méditer sur la mort des êtres qui partent avant nous, ouvrant la voie à l’incontournable : notre propre mort. La perte sert essentiellement à cela : développer notre volonté de vivre pleinement, d’aimer profondément et d’accepter l’abrasion du dépouillement, avec la grâce de laisser partir le plus précieux — l’attachement — pour redécouvrir le lien préexistant et trouver une nouvelle façon de rester relié, cette fois intérieurement.
Il m’apparaît important de vous livrer l’extrait d’une entrevue que Christiane Singer avait accordée à la radio au sujet de son livre : « J’ai écrit un livre sur Les Âges de la vie. J’ai tenté de montrer ces métamorphoses de l’être au cours de la vie. Il est évident que tout cela ne vaut que si l’on a appris en cours d’existence à mourir. Et ces occasions nous sont données si souvent ; toutes les crises, les séparations, et les maladies, et toutes les formes, tout, tout, tout, tout nous invite à apprendre et à laisser derrière nous. La mort ne nous enlèvera que ce que nous avons voulu posséder. Le reste, elle n’a pas de prise sur le reste. Et c’est dans le dépouillement progressif que se crée une liberté immense, et un espace agrandi, exactement ce qu’on n’avait pas soupçonné. Moi j’ai une confiance immense dans le vieillissement, parce que je dois à cette acceptation de vieillir une ouverture insoupçonnable quand on n’a pas l’audace d’y entrer. »
Le dénouement du deuil
Cette évolution ne se fait pas du jour au lendemain. Il y a d’abord la souffrance existentielle que nous inflige la perte d’un être cher, à laquelle nul n’échappe : se retrouver seul, sans l’autre, cet autre qui constituait une partie de soi. L’art d’apprendre à vivre autrement est exigeant, contraignant, éprouvant, voire désespérant. La traversée du deuil est périlleuse ; pour y faire face, on devra s’équiper d’une bouée de sauvetage afin de garantir les plongées consécutives au fond de soi. La submersion amène à débusquer au tréfonds ce que la vie ordinaire, celle qui nous retient à la surface des choses, ne saurait nous octroyer : la transfiguration. L’endeuillé ne sera jamais plus le même. Son identité ayant été mise à mal, il doit entreprendre sa reconstruction personnelle. La veuve, l’orpheline, le parent à jamais séparé de son enfant se retrouve désemparé, déstabilisé, son nouveau statut imposé par la vie, par le passage obligé, par son propre instinct de vie. Il, elle se débat pour ne pas mourir de chagrin.
Le processus de mourir se démarque du processus de deuil. Au moment de mourir, l’être atteint la fin de son histoire de vie alors que le proche survivant s’attaque au chapitre d’une vie qui commence. L’observation clinique nous renseigne sur un autre phénomène : l’expression du deuil tend à prendre pour modèle l’accomplissement de la personne dans les derniers instants de son existence. « Je dois puiser mon courage de vivre à même la force qu’elle a eue de mourir. » Mais il arrive aussi que le sentiment d’impuissance devant la mort se traduise par une frustration obstinée. Ne pas fuir devant la souffrance liée à l’ultime parcours, avoir côtoyé la mort d’aussi près, avoir confondu sa souffrance avec celle de l’autre : tout cela a un prix. Cette confusion peut, pendant un temps indéterminé, entraver le processus de deuil.
À l’approche de sa propre mort, Christiane Singer l’explique ainsi : « Je me sens comme en plein océan dans une barque qui prend l’eau, et chacun tente de boucher à sa manière un trou, tout en sachant qu’elle va sombrer. C’est touchant d’affairement et d’impuissance. » (Singer, 2007)
Le sentiment d’impuissance appelle l’humilité, car notre réflexe de défier la mort nous affuble d’un sentiment encore plus dévastateur : la culpabilité. « Si seulement j’avais pu le sortir de là, empêcher sa mort, le garder au chaud près de moi ! » Cette exclamation est un cri d’amour qui, à notre grande stupéfaction, ne parviendra pas à redonner la vie. Aussi, tenterons-nous inlassablement de reconstituer l’histoire en modifiant la dernière séquence. L’envie irrationnelle de ressusciter l’autre se montre aussi persistante que sa mort. « Dites-moi qu’il s’agit d’un cauchemar, dites-moi que mon enfant n’est pas mort, que mon mari va bientôt rentrer à la maison, dites-moi que je joue dans un mauvais film éjectable avant la FIN. » La conviction que tout est faux est tributaire du choc qui se produit et qui fait dire : « Je sais qu’il est mort, mais je n’y crois pas ! » La douleur déclenchée par le manque inflige au corps une plaie béante que seul le processus de deuil parviendra à cicatriser.
Oser la reconnaissance
Deux ans avant sa mort, Christiane Singer nous a fait part de sa gratitude envers les personnes qui nous ont précédés, gratitude que l’on souhaiterait amplifier, ce sentiment étant intimement lié à la joie de vivre, à notre participation à la création du monde : « Nous foulons la terre des morts, habitons leurs maisons, bien souvent ensemençons leurs terres, cueillons les fruits des arbres qu’ils ont plantés, terminons les phrases qu’ils ont commencées. Pas un coin de rue, pas une route, pas un pont, pas un tunnel, pas un paysage où n’ait œuvré une foule invisible. » (Singer, 2005)
Loin d’imaginer que le cancer allait l’emporter aussi rapidement après cette réflexion, elle nous sensibilise à l’importance de la mémoire. Ce que je deviens découle de ce que l’autre m’a appris. Au-delà de sa mort, je garde la personne aimée bien vivante à travers ce que je tenterai à mon tour d’élaborer, d’agrandir, de bonifier : la transmission. La vie prend tout son sens lorsqu’elle contient l’histoire qui nous précède, la vie de ceux qui ne sont plus, mais demeurent présents partout où je regarde. Reconnaître le legs universel contribue au sentiment d’éternité qui habite chacun. Oui, nous sommes éternels dans la lignée humaine. La mort individuelle éveille la conscience collective ; elle nous invite à redéfinir et à solidifier nos liens affectifs, à considérer l’ampleur des retombées de l’altruisme, de la bienveillance et de l’entraide, à retrouver en soi le fil de la merveille qui nous relie les uns aux autres.
Ce que je reçois, je veux le partager, car c’est le seul acte qui puisse véritablement induire un sentiment de satisfaction, de bien-être et de joie profonde. Au contraire, vivre pour soi, replié sur soi, est l’un des éléments qui aggravent la souffrance existentielle. L’inapaisé, le vide abyssal, le manque viscéral qui rend malade, la frustration entraînent à la longue le désenchantement, l’hostilité, la rigidité, l’absence de sens à sa vie. Pour remédier à l’amertume lors d’une perte significative, particulièrement en temps de deuil, le rassemblement, les rituels, les hommages, les souvenirs partagés ouvrent des pistes de réconfort et protègent l’équilibre personnel.
On ne meurt pas pour soi. On meurt avant ou après les autres, parfois seuls, physiquement, mais pleinement habités par les êtres qui nous ont aimés, fondés, élevés, rendus meilleurs. Être poreux durant la vie donne accès à ce merveilleux sentiment de porter en soi tout ce qui nous a tissés : les rencontres, les paysages, le sentiment amoureux. Cette sérénité s’appuie sur la certitude de ne pas être seul dans son espace intérieur, et ce, même si l’extérieur paraît dénudé. Étonnamment, les yeux clos n’empêchent pas de poser un dernier regard sur ce qui nous entoure, nous contient, nous retient sur le fil ténu de la vie qui s’achève, à la lisière de la perte qui s’annonce. Christiane Singer (2005) le pressentait : « Lorsque nous développons nos antennes et apprenons à déceler partout la trace d’autres passants, d’autres humains vivants ou morts, alors notre façon d’être au monde se dilate et s’agrandit. » Elle ajoute : « Lorsque nous sommes précipités dans ce que nous redoutions le plus — maladie, deuil, échec —, souvent l’inattendu a lieu : ces expériences paroxystiques semblent ôter à notre corps et à notre âme leur opacité, les abraser au papier de verre afin qu’ils laissent à nouveau filtrer la lumière. »
La mort ne peut pas tout dérober
Nous avons besoin des autres pour supporter la perte. Nous avons également besoin des témoignages de personnes en deuil et de leur expérience qui viendra à la rescousse de la nôtre. Nous souhaitons être validés, interpellés, sensibilisés, informés grâce au récit de personnes assez généreuses pour partager leur vécu. Les soirées-rencontres sur le deuil contribuent à atteindre ces objectifs.
Les mots de l’autre résonnent comme une musique qui nous saisit, nous traverse, nous bouleverse, nous métamorphose, petit à petit, pas à pas, sans exigence de performance, ni de compréhension immédiate ou d’assimilation sur-le-champ. Ils font leur travail en suivant le rythme de chaque personne dans son processus de deuil. Une phrase, un énoncé, un témoignage peut retentir beaucoup plus tard que lorsqu’il a été prononcé. Les mots se déposeront discrètement au fond de l’être qui aura besoin d’y revenir en temps opportun. Rien ne se perd, tout viendra à bout de nos difficultés au moment où l’on s’y attend le moins. Rester ouverts à tous les possibles sans nier ce qui, pour le moment, nous semble impossible. Car le mieux-être ne peut s’atteindre que dans cet acte de foi : croire que nous sommes en mesure, ou le serons, de vivre ce qui advient. À la longue, l’esquive de la réalité devient insupportable. Autrement dit, si je refuse de vivre ce qui m’arrive, d’accueillir mon deuil et d’y entrer, je me perds de vue moi-même en plus d’avoir perdu l’autre. Je stagne dans l’impasse de ma réalité si je me bute à la vie d’avant, si je refuse obstinément celle qui se présente à moi.
Nul n’est à l’abri de la perte et de la souffrance qu’elle engendre. Pour supporter le choc, l’anesthésie psychique est nécessaire jusqu’à ce que le dégel soulève la douleur enkystée. Le deuil est une brûlure vive dans le tissu qui me relie à l’autre, qui garantissait notre attachement autant que ma sécurité intérieure. Or, une brûlure nécessite des traitements, des greffes prélevées dans les parties intactes du corps, celles que le feu n’a pas pu détruire. Autrement dit, la partie épargnée prendra soin de la partie dévastée. La mort ne peut pas tout rafler sur son passage, elle ne peut pas tout détruire, elle emporte une partie de l’être, certes, mais sans réussir à le faire disparaître. Au moment de mourir, il laisse son empreinte sous la peau de la personne endeuillée jusqu’à ce que celle-ci atteigne un plateau : viendra alors la cicatrisation. Le deuil laisse des marques qui rappellent le traumatisme de la perte et la réalité de sa propre survie. Toutefois… « Je peux à l’annonce d’une mort qui m’ouvre le cœur entrer aussitôt en relation avec l’évadé. Son égo n’existant plus, le mien fond aussitôt à son contact. Les âmes se touchent, se frôlent, baignent ensemble. » (Singer, 2001)
Un lieu suspendu… pour un temps
La mort ne tue pas le lien préexistant, elle le suspend, le temps de le reconquérir, de le redéfinir, de le vivre autrement. Pour y parvenir, nul ne peut faire l’économie du chagrin. Nous sommes d’abord des êtres en chair et en os et notre corps est conçu pour donner la vie et combler nos proches d’affection, d’une tendresse palpable, tangible, par des étreintes enveloppantes.
Le recouvrement du lien après la mort se produit quand les âmes, dont parle Christiane Singer, parviennent enfin à se toucher. Ce phénomène souvent rapporté par les personnes en deuil ne relève pas comme tel de la science psychologique, mais davantage du champ spirituel et de la poésie. Cette expérience, ou le sentiment d’une présence indéfectible, souvent se manifeste après la mort d’un être aimé ; néanmoins, le phénomène peut apparaître durant la vie, lors d’un moment hors du temps, d’une rencontre déterminante, d’une lecture lumineuse ou à la vue d’un paysage beau à couper le souffle. Un certain nombre de personnes nous confient avoir eu la chance de vivre ces moments sommets, déclencheurs de « tremblements d’âme » qui transcendent le corps. Beaucoup d’auteurs associent l’âme à la psyché, à l’intériorité, à l’esprit, au souffle, au principe de vie, au siège de la pensée. Dans le langage populaire, on dira de quelqu’un : c’est une belle âme (une personne bienveillante), ou encore, elle n’a pas d’âme (elle est dépourvue d’empathie). Les mots suscitent chez les êtres des associations ou des représentations liées à leur propre histoire.
La symbolique ouvre la voie à des convictions, des interprétations, des intuitions, à une quête insatiable sur le sens de la vie. Pendant un temps indéterminé, pour supporter l’idée de la mort et de la perte d’un être cher, l’endeuillé s’installera dans l’attente d’un signe de sa part par l’intermédiaire d’un oiseau messager, par exemple, ou d’un papillon bleu, d’un arc-en-ciel, d’une caresse invisible sur la joue, d’un rêve porteur d’espoir. Le désir de ramener le disparu, de le revoir, ne serait-ce qu’une seule fois, le besoin impératif de le visualiser dans un espace lumineux, sans poids, sans tracas, sans corps douloureux, sous forme aérienne, angélique, immatérielle, n’ont rien d’absurde ni de ridicule. L’artiste en chacun de nous cherche à peindre le visage, le visage perdu, à reproduire la douceur de sa voix, à l’imaginer aux différents âges de sa vie. L’endeuillé tente de colmater le trou béant du manque, de chasser l’ennui, de percer le mystère de la mort et de donner un nouveau sens à sa vie.
Nous sommes en mesure de fabriquer des images par le truchement de l’esprit, de troquer la cruauté de la mort contre des moments d’effleurement par une sorte de « proximité relationnelle avec le défunt ». L’artiste récupère l’histoire pour en faire un nouveau tableau. Il retouche les couleurs à travers un collage en combinant les éléments épars. Créer la suite des choses constitue le plus grand œuvre de l’endeuillé.
Johanne de Montigny
Psychologue
Références
SINGER, Christiane. Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? Paris, Albin Michel, 2001, 182 p.
SINGER, Christiane. N’oublie pas les chevaux écumants du passé, Paris, Albin Michel, 2005, 154 p.
SINGER, Christiane. Derniers fragments d’un long voyage, Paris, Albin Michel, 2007, 140 p.