« La gratitude est une plénitude de cœur qui vous déplace de la limitation et de la peur vers l’expansion et l’amour. »
(Deepak Chopra)
Tout comme l’amour, la gratitude ressort d’une expérience marquante, d’un état réceptif, de la perception réaliste de ce que vivre implique, d’une sagesse acquise au contact de personnes inspirantes ayant également traversé la souffrance. La gratitude s’apparente à la joie qui perdure malgré l’impermanence des êtres et des choses.
Je vous propose ici ma compréhension de cette manifestation naturelle ou acquise, selon l’évolution personnelle, ou le regard que l’on pose sur soi et autour de soi.
Il y aurait donc la gratitude intrinsèque (indépendante de facteurs extérieurs) et celle qui émanerait de l’altruisme, du don de soi, de l’élan d’aller vers l’autre pour l’écouter, l’aider et découvrir avec éblouissement l’unicité de son être. Donner et recevoir procurent un bien-être psychologique ineffable. Aussi la gratitude témoigne-t-elle de l’énoncé « donner c’est recevoir et recevoir c’est donner », qui ne peut circuler avec fluidité que dans la véritable rencontre. Autrement dit, la personne qui donne comme celle qui reçoit, désormais, ne font plus qu’une. Certains voient là une rencontre « d’âme à âme ».
La gratitude se manifeste à des moments exceptionnels comme la naissance d’un enfant, l’union de deux amoureux, la fête d’un aîné, et parfois, étonnamment, durant l’accompagnement d’un proche en fin de vie.
Pour ma part, j’ai pris conscience de mon sentiment de gratitude le jour où on m’a sauvé la vie. Fallait-il frôler la mort pour assister au miracle de la survie?
Probablement. Ma situation de blessée grave m’aura éveillée à l’interdépendance humaine qui nous dévoile la bonté de l’autre dans des moments extrêmes. Le privilège de sortir vivante d’une catastrophe grâce à l’aide de personnes altruistes, empathiques et généreuses laisse au cœur une empreinte indélébile.
J’ai bénéficié d’excellents soins : des soins physiques certes, mais plus que tout, l’établissement de liens qui, sur le plan psychique, aident à garder le cap devant la menace réelle de mourir et la possibilité inespérée de revenir au monde.
Il n’empêche que la perte des personnes, hélas décédées dans la même catastrophe aérienne, a laissé en moi un chagrin indélébile qui me relie aux familles endeuillées.
L’être brisé par l’épreuve aspire à la guérison dans le regard de celui ou celle qui veille à le soutenir dans son malheur. Comme au retour du champ de bataille, vous avancez d’abord sur les épaules du soignant qui vous transportera jusqu’à la lisière de la vie redonnée. Il vous prêtera ses forces alors que vous cherchiez désespérément les vôtres. Cet échange d’énergie n’a pas de prix. L’effet de survoltage, alors que vous étiez complètement à plat, provient de l’essentiel courant humain qui introduit une vague de chaleur dans votre paysage sibérien. L’impossible et l’impensable pourtant s’activent et vous poussent à soulever des montagnes. La détermination émane non seulement du courage personnel de la personne blessée, mais aussi d’une chance inouïe. Nous y sommes pour si peu devant le miracle de la survie! La volonté et l’audace ne suffisent pas et c’est pourquoi certains décèdent malgré leur instinct de vie ou leur désir de vivre coûte que coûte.
En revanche, que l’on vive ou que l’on meure, un tressaillement d’espérance permettra de ne pas renoncer prématurément à la vie. Il faut savoir que l’espoir fou de se sortir du pire n’est pas tributaire des résultats escomptés, mais de l’effort consenti pour les atteindre. Comme l’amour, la joie et l’espoir, la gratitude est un état d’être que l’on peut cultiver tout au long de la vie ou découvrir en mourant. L’humain, on le sait, est capable de vivre et de mourir, de jouir et de souffrir, d’avancer et de stagner. En revanche, la majorité des personnes est doté du réflexe de traverser, du désir de cheminer, de solidifier son lien avec la vie.
Nous portons pour la plupart cette faculté de rebondir qui ne se révèlera que dans l’expérience et prendra le pas sur la crainte de l’avenir.
La joie s’évanouit devant une dure épreuve comme la disparition d’un être cher. Elle s’effondre dans les débris du deuil, sous une avalanche de larmes qui dévalent jusqu’aux entrailles. Comment parvenir à tenir le coup, à ne pas mourir de la mort de l’autre, à fonctionner pour l’essentiel face à la perte soudaine d’un enfant, la lente agonie d’un parent, le suicide, le trépas de la personne aimée, la mort inexpliquée?
Peut-être en donnant à nouveau à son entourage, à ses enfants, ses amis, ses patients. Peut-être aussi grâce au ressort invisible qui surgit tel un coussin gonflable qui se déploie en voiture devant la force de l’impact. Un coussin psychique sur lequel s’appuyer le temps de reprendre la vie là où elle a été fracassée.
Retrouver la joie
Ces images sont fortes, néanmoins, elles sont réelles dans le récit des personnes en deuil. Comment retrouver la joie, ressentir l’amour, éprouver de la gratitude?
Par un lent processus de croissance personnelle qui peut prendre la forme de lectures émouvantes, de rencontres réconfortantes, d’activités reliées à la compréhension et à l’acceptation du deuil et de distractions constructives.
Ce cheminement contribue à mettre la peine entre parenthèses pendant quelques heures, le temps de reprendre son souffle, pour continuer à avancer, pour apaiser le grand, l’immense chagrin.
Ne sous-estimons pas à cet égard la force de la lecture. Un livre, c’est comme une personne qui s’adresse tout bas à celui ou à celle qui le tient au creux de ses bras. Un bon livre a l’effet d’une présence enveloppante pouvant même à l’occasion transformer l’effondrement en émergence, la turbulence en accalmie. Les réflexions, les pensées, les confidences qui s’y trouvent, attisent la braise dans l’âtre de notre être.
Jean Proulx figure parmi ces auteurs capables de nous ramener au sens de la vie. Cet homme lumineux a connu l’épreuve du décès de son épouse après 50 ans de vie commune. Il fait appel à l’artiste qui sommeille en chacun, notre capacité individuelle de créer une œuvre, quelle que soit sa nature, en vue de colmater le manque, l’absence et la solitude. La souffrance existentielle que soulève le deuil trouverait dans la créativité une source d’apaisement : « Comme le poète, laisse en toi les mots se courtiser et s’unir, puis devenir des poèmes. Sois attentif, car, comme chez le peintre, un magnifique paysage peut aussi naître de ton regard. » (Proulx, 2018).
Vivre un moment sommet, inattendu, inespéré, relance « le fil de la Merveille », selon la belle expression de Christiane Singer, bordant un monde rempli de joies et de peines, de relations et de solitude, de percées de lumière et de grisaille. Si nul ne peut échapper au deuil et à la souffrance existentielle, en contrepartie, nul n’est privé de moments de bonheur ni d’une proximité avec la joie. Ainsi, chagrin et gratitude peuvent-ils cohabiter sous le même toit. C’est peut-être ce qui fait dire à Francine Chicoine : « Aux pires moments de la vie, lorsque la Grâce vous accompagne, c’est pour que vous sachiez vous souvenir et dire : « Merci ».
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
CHICOINE, Francine. Caresse de porc-épic suivi de Réflexions sur l’urgence de l’essentiel, Montréal, Éditions du Roseau, 1996, 154 p.
PROULX, Jean. Grandir en humanité (préface de Frédéric Lenoir), Montréal, Fides, 2018, 164 p.
PROULX, Jean. J’ai perdu un être cher, Montréal, Médiaspaul, 2019, 174 p.
SINGER, Christiane. Derniers fragments d’un long voyage, Paris, Albin Michel, 2007, 140 p.