
Cohabiter 11
Tour à tour, des volutes laiteuses emplissent le ciel et sa jointure avec la terre ou l’eau : les oies blanches coordonnent leur partance saisonnière et la vocalisent. À quelles logiques ces mouvements remarquables répondent-il ? Sous quels appels ? Transposons ce fait du règne animal au nôtre : nous, humains en émoi, agglutinés autour d’un monument improvisé lorsqu’un personnage remarquable décède : quels seraient les ressorts de cette ferveur ?
« …On découvre la force de ces milliers d’individus tout à coup « Nous portons en nous l’évolution des cultures. Nous portons en nous l’évolution des espèces.
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Qui d’entre nous, à un certain moment, n’est, ne fut ou ne sera pas saisi de la mort d’un être, au surcroît admiré dans diverses sphères, des plus régionales au plus mondiales ? Qui ne serait pas étonné de constater l’émoi, la clameur et l’enclenchement, autant formidable que passager, de ce retentissement émotif agissant sur les collectivités?
Nous chercherons ici à comprendre l’effervescence animant la ritualité ciblée sur une personne au prestige hors du commun, une célébrité, pour divers motifs: leaders populaires, vedettes artistiques, sportives ou médiatiques, passionaria, « hommes » d’État, grands décideurs ou inventeurs, bref, ces personnages qui ont pu contribuer aux destins de leurs collatéraux ou marquer leur société3, et ce, quel qu’en soit le gabarit.
Ce type de décès génère certes le deuil intime des proches auxquels chacun s’empresse de penser. De plus, ce départ définitif provoque une ritualité singulière mettant en scène un deuil presque automatiquement public, lequel vogue rapidement vers la collectivité. On a attribué le terme de « parasocial4 » à cette manifestation d’affliction. Dans ces cas, contrairement au deuil de nos proches, l’une des deux parties, à savoir le personnage en question, n’entretient pas à l’endroit de ses collatéraux une relation personnalisée, nominale, qui tient compte de leurs traits singuliers. Pour autant, la demande mentale et affective des admirateurs — explicite et implicite — n’en serait pas moindre, au contraire.
Néanmoins, ce deuil particulier ne relève pas uniquement de la fascination contemporaine (pas seulement telle, le prochain texte nous en informera) pour les vedettes et, à travers elles, pour la visibilité quantitative et ses vrilles dans les chambres d’échos médiatiques5. Il ne se résume pas non plus à la sédimentation des récits des uns et des autres à propos d’un deuil singulier, que l’on a aussi voulu conceptualiser comme un hybride entre la mort dite à la deuxième et la troisième personnes6. Aussi, ce deuil particulier agirait entre autres comme un révélateur culturel non seulement de nos rapports à la mort, mais de chacun de nous comme être social lié à d’autres êtres qui véhiculent la puissance de l’image dans une société. Rapports à la mort comme aux liens sociaux si fortement imbriqués.
Or, peut-on éviter les écueils de sa banalisation aussi bien que d’une glorification le donnant comme le nec plus ultra des deuils ? Suivons ainsi quelques pistes propices à l’élaboration anthropologique de cette question: qu’est-ce qui constitue les êtres et les organisations sociales lors de ces moments-clés de ferveur rituelle ? En un mot, qu’est-ce qui se joue là de nos rapports humains, institutionnels et globaux à l’existence et à la mort ? Comment éviter les travers de ces émanations de la mémoire, afin qu’elles ne soient pas qu’incantatoires de nostalgie à propos de « moments intenses » ou d’égotisme, mais distillatrices de formes vivantes pour un bien commun, même si celles-ci peuvent emprunter des chemins sinueux?
Il y certes bien des voies pour explorer ces questions. J’en privilégie une, non pas tant parce qu’elle serait originale que parce qu’elle combine en plan rapproché les expressivités de cette ferveur, les lieux, moments et formes très contemporaines de rituel. S’y révèlent des désirs humains, intimes et aussi groupaux, largement inaperçus: le renvoi sédimenté à l’expérience sur soi de l’existence de l’autre et donc à l’impact de sa mort. À l’avenant, ce en quoi ces désirs construisent une pérennité, quand ce n’est un culte.
« Elle/il était pour moi… » : antérieure à la perte, une vigoureuse identification
Ce cri du cœur si éloquent jaillit spontanément de partout dans un quotidien interrompu par cet éclair : « X nous a quittés » ou l’équivalent. Ce cri (« ce que cet autre était pour moi, ce qui me marquait chez lui/elle ») révèlera sa place en notre for intérieur et au sein de nos forteresses socialisées.
Pour l’heure, survient l’annonce du décès, le plus souvent médiatique, notamment par texto d’un réseau de communication privilégié. Qu’est-ce qui se passe alors? Plusieurs de nous, incrédules, cherchent d’abord à valider cette implacable notification auprès de diverses sources informationnelles, sur le fait comme tel ou en consultant l’afflux des réactions sur le web. Surtout, beaucoup joignent un proche. Cette série de gestes pourra rebondir beaucoup plus tard, dans d’autres contextes, par une précision remarquable de détails dans ce qui est désigné comme une mémoire-flash7.
Cette réaction mouvementée peut être suivie d’une sorte de sidération qui se télescope avec une agitation désemparée: il nous arrive ainsi de tourner en rond, dans une torpeur qui encage les boucles hallucinatoires des images médiatiques; elles relaient la nouvelle et résument la biographie du défunt par l’intermédiaire d’archives visuelles, de propos de collaborateurs et de commentaires divers sur ses hauts faits. Le drame qui se joue se renforce aussi souvent en allant à la rencontre d’autres que l’on sait affligés. L’onde de choc peut submerger, la faille de ce vide, faire vaciller.
C’est là que se met en route un caractère propre à notre époque, à savoir une réaction collective démultipliée dans son expression, en même temps que le renvoi à soi dans l’évocation émue de l’importance de cet être. Elle débute par des micros tendus, des sites web gonflés par les « réactions à chaud » des pairs (du gotha social associé) mais aussi des passants: « Qu’est-ce qu’il/elle représentait pour vous? Que retenez-vous de lui/elle? ». Or, cette question qui cible essentiellement les subjectivités alarmées est devenue un passe-partout narratif. Dans son évidence, elle est trop convenue pour ne pas en sonder les sources, en les explorant à rebours: quelles forces culturelles contribuent à la brillance pre-mortem de cette étoile? Approchons-nous donc de ce phénomène tel qu’il prend forme bien avant « l’évènement ».
Ces descriptions élogieuses de l’autre éclairent la construction identitaire et ses matériaux
Pareille injonction à se situer par rapport à ce que l’autre « représentait » pour soi n’est pas propre à notre contemporanéité. Néanmoins, elle est particulièrement éloquente en raison de notre « participation » (ou le sentiment que nous en avons) à l’existence de ces célébrités, démultipliée par le web et par le code signalétique d’une époque stipulant ceci: à la limite, tu n’existes que si tu es vu publiquement (par des inconnus mais « intéressés »), tu existes par ta participation active à ce qui est en vue. En ce sens, il se peut même que tu existes à la mesure de ton expressivité autobiographique dans ton rapport singulier au monde, pourtant adoubé du regard des autres (les clics). Lors de la mort d’un personnage révéré, tu es intimé à relater la première fois que tu as pris connaissance de son existence, jusqu’au dernier contact, voire jusqu’à l’anecdote émue, par exemple d’une attention particulière de sa part (« Il m’a regardé dans les yeux quand il m’a serré la main », « Elle m’a tendu un mouchoir en me voyant pleurer de joie »).
Ce renvoi à une subjectivité exaltée de son intersubjectivité n’est pas insignifiant. Sur fond de dramaturgie rituelle intemporelle, il s’inscrit dans l’évolution globale des expressivités: trait d’époque, celles-ci se concentrent sur la validation des sois. La dernière section du présent texte expliquera comment les sensibilités contemporaines seraient prises dans la fascination médiatique des images auto-projetées. Pour l’instant, signalons l’omniprésence du souci de réconfort ou, à tout le moins, notre quête de sécurisation existentielle. Ce qui est alors largement recherché, ce seraient des garanties d’un développement personnel et de son rayonnement. On saisit alors la portée d’une adhésion claironnée à ce que véhicule pour soi-même le personnage public si digne de passion.
Dès lors, dans les imparables frissons ou les explosions émotives manifestées lors du décès des remarquables, joue à plein l’identification — le renvoi à une balise externe que l’on fait sienne. Elle ne se nourrit pas seulement du partage de traits communs entre le personnage et nous, quidams, par exemple, des histoires de parcours ou d’aspirations analogues. Elle remonte à ce désir de liant constitutif de toute personnalité, apparenté à l’identification primaire et parentale du petit enfant et non sans lien avec elle.
De quoi s’agit-il globalement? Il faut savoir que s’identifier à l’autre ou se référer à lui et de lui, même parfois par la négative — dans la dénégation de l’influence d’appartenance (« je ne fais pas comme dans ma famille, mon groupe social, etc. ») — s’instaure dans un crescendo, ici sans doute plus éclatant. Mais de toute origine, quelqu’un que l’on respecte a priori rejoint une émotion en nous, un constat, une valeur, une sensibilité, un je-ne-sais-quoi et ce, d’autant que cet autre nous convie à une expérience de plaisir.
Ce moment agréable est d’ailleurs souvent ritualisé dans sa préparation comme dans sa réalisation, si l’on se rappelle les traits intrinsèques d’intercommunication, voire de communion imparties à l’expérience rituelle. Tant et si bien qu’ici, son importance s’auréole d’une part, d’une fébrilité dans les préambules techniques, les apprêts physiques, la marche à suivre dans l’accès au lieu de prestation, et d’autre part, d’une montée en puissance vers l’acmé de la convivialité autour du personnage. Ainsi, la figure de la personne célèbre, par son talent, son charme, ses valeurs et ce qu’elle en révèle distille ce plaisir en nous procurant exaltation sensorielle, encouragement, bien-être, voire un point d’appuiexistentiel: sur ce dernier point, on observe souvent chez des admirateurs devenus des adeptes (les fans), un besoin de repère non seulement édifiant, mais inconditionnellement scintillant, voire mythique. J’y viendrai plus loin, mais concentrons-nous sur le phénomène psychique de base pour tous, aisément perceptible.
Car ensuite, en voulant renforcer cette motion de disponibilité à une figure digne de confiance, l’on s’intéresse à ce que ce « grand » autre vit. On cherche ici à connaître des aspects de lui, ceux qu’il laisse filtrer ou pas, notamment sur les réseaux sociaux, la pudeur prenant à l’occasion des libertés au gré des stratégies dites de communication. Appuyé sur la prestation bien réelle (spectacle, discours, sortie médiatique), l’attrait renforcé désigne des traits auxquels on voudrait ressembler, que l’on aimerait faire nôtres, comme pour toute figure identificatoire. C’est en partie ce qui explique le mimétisme, au départ inconscient: emprunter le même look, copier des accessoires, adopter des manières de bouger et même des engagements citoyens. Il y a une forme d’émulation en ceci que des aspects de l’autre agissent comme modèles, comme inspirations voire comme recours lors de périodes sombres. Ainsi se forge la référence tutélaire propice au développement.
Moins évidente demeure par ailleurs l’identification au style de vie du personnage dans ses possibles écarts et transgressions des règles de la rectitude sociale. Dans ces cas, ce qui se passe pour le commun des mortels, c’est que ledit personnage accréditerait et même autoriserait une variante réfractaire à quelque règle. Il condenserait alors sur lui une forme de catharsis libératoire. Curieusement alors, au relatif refus d’asservissement aux normes sociales générales répond une soumission des fans, même relative, aux codes privilégiés par la personne élue. Tant et si bien que l’attraction qu’elle exerce reflète un savant mélange d’idéalisme et d’assentiment à la réalité de zones plus ténébreuses. On entend à son propos (et non seulement à partir de ses souffrances, mais toujours en les relatant a minima): « C’est un vrai humain. » Bref, par identification, le personnage doit être juste assez « humain » pour y glaner quelque reconnaissance d’affinité et juste assez admirable, et même exceptionnel, pour être idéalisé et faire rêver.
S’ensuit une réverbération mutuelle — ici imaginaire — des reconnaissances. Le personnage public en vit, concrètement et symboliquement. Car pour vivre, il doit s’exposer publiquement. S’exposer, c’est une condition sine qua non du phénomène “personnage”, que cette publicisation de ses faits et gestes soit le fruit du hasard ou d’un impérieux besoin narcissique. Y veillent souvent des experts de l’image de marque, dans une mise en marché efficace. Se tisse alors une convention implicite de réciprocité à géométrie variable: à l’adoration des fans répond la qualité du service attendu, de la prestation ou du spectacle, de ce que le personnage donne à voir, surtout s’il offre l’impression de s’adresser à chacun.
Outre la consolidation de ce que nous sommes, un élément-clé se dessine alors, qui consolidera à son tour le déferlement funéraire, à savoir cette indicible sensation d’une vibration partagée à l’unisson. Cette capacité de coalescence des admirateurs rend le personnage d’autant plus vénéré qu’il sert de vecteur expressif ou de médiateur entre les éléments d’un « nous » qui le remercient de ce trait d’union vitalisant.
Même si elle se manifeste pour l’ensemble des types de leaders, cette faculté d’inter-lier des commettants dans une ensemble concerne particulièrement les artistes de la scène, notamment en musique: ainsi de ces auteurs ou compositeurs ou interprètes qui nous font chanter, bouger, danser, et dans la foulée, viennent toucher cette fibre qui nous offre l’impression puissante d’un même corps mobilisé et unifié dans un rythme partagé. Cette union ardemment ressentie implique une participation qui se donne comme un talisman d’affiliation (« j’y étais ») ; à cette aura qui décerne un privilège correspond un sentiment d’unicité ou de singularité (« je n’aurais pas pu me passer de ce spectacle, il a marqué ma trajectoire de vie »). Bien plus, la présence de la vedette dans la vie de ses groupies se pose comme une forme de médiation socio-affective8, du fait qu’elle stimule l’échange avec les pairs et nourrit des attachements intenses, tant et si bien que d’assister ensemble à un même événement — bien avant les funérailles, spontanées comme officielles — consiste en une expérience qualifiée de pierre blanche d’une connivence existentielle.
Bref, la participation à ce rassemblement animé par l’étoile est ressenti comme un évènement-clé conférant à chaque être une valeur accrue. Ce faisant, elle lui permet de négocier une place enviable au sein d’un groupe social, d’une communauté, voire d’une société. En outre, distribuée dans toutes les cultures, cette valorisation recèle un imaginaire mythique: en se plaçant ainsi dans la lumière de ce personnage, en s’y sentant protégé, l’on s’attribue magiquement une part de son aura. (J’y reviendrai prochainement.)
Et la magie offrira son lot de significations et de pièges. Allons voir de plus près.
Aléas de l’identification dans une dévotion contemporaine
En toutes situations de psychogénèse et de sociogénèse, il arrive que l’identification se déborde d’elle-même. On peut examiner ce débordement ou cet excès à partir de l’expérience, justement lorsqu’elle est dite magique: difficilement cernable, c’est ce que l’on entend dans l’expression « il/elle vient chercher quelque chose en moi. » Et de sentir plus ou moins confusément cette zone touchée en soi nous fascine.
Entre autres, cette impression de familiarité nous rend davantage enclins à consentir à ce que l’être révéré, mieux, auréolé de sa force bienfaisante, ne soit pas en interaction individuelle, concrète, avec chacun. Et ce, en dépit de l’adresse nominale à notre endroit, automatisée, émanant de ses réseaux sociaux. Dès lors, chacun fait « comme si » l’être vénéré l’interpellait dans sa singularité. Ce jeu du faire semblant hors d’une certaine réalité agit ainsi dans les deux sens: la figure admirée nous offre indirectement une chance de tenir une place sociale gratifiante et, en retour, faire « comme si » elle nous connaissait en propre confirme son ascendant. Il y a donc de part et d’autre une procuration ou une attribution de sens quelque peu fictif qui fait office de vérité psychosociale.
Hypothèse qui se lève alors: il se pourrait bien, que, au fond, l’on se défende de ce manque de présence concrète par la ruse du simulacre qui rend l’autre d’autant extraordinaire. Ce simulacre — « faire comme si », en imaginant et en y croyant ardemment — se répercute forcément lors des décès. Et il contribue à une identité post mortem encore plus magnifiée.
Dans son exubérance, cet investissement donnera parfois lieu à des déclarations de ce type: ce que la vedette énonce, promeut, se hisse à « l’universel ». Néanmoins, entre, d’un côté, un rappel effectif d’archétypes existentiels, tels la lutte, l’amour, le questionnement et, de l’autre, la saisie de cet argument universaliste comme passe-partout actuel, il y a quelques marges. Aléas, oui, de l’identification comme s’il fallait absolument la valider par une résonance planétaire, entendue ici dans l’enflure (ou la quantophrénie) du nombre comme indicateur de pertinence. En ce sens, la réitération ou la répétition en boucles des expressivités nourrit cette enflure qui cherche constamment à se légitimer. (Et ce d’autant plus que, contrairement à l’idée courante, l’universel ne se tient pas forcément sous le particulier. Il peut s’y découvrir, mais à la condition que le particulier en question renvoie, même implicitement, aux racines des aventures humaines et pas qu’à sa seule expérience intime, surtout quand elle est donnée comme irréductible. De la sorte, parler en son nom propre, même de son inaltérable authenticité, ne peut prétendre à l’universel. À suivre.)
C’est de toutes manières dans cette dynamique de réverbération gratifiante que les personnages publics amplifient leur influence, de sorte qu’ils se confirment comme appuis constitutifs de notre propre moi. Cette référence au personnage n’exclut évidemment pas les autres soutiens de proximité ou encore de passages existentiels, moins éclatants mais en continuité fiable et structurante.
À ce chapitre, l’investissement à l’endroit d’un personnage public peut également traduire le vécu affectif d’un lien par procuration qui ne soit pas qu’en appel de position sociale, comme évoqué plus haut. La procuration tient alors au déplacement d’une attente affective autre. Projetée sur le personnage, elle prend figure de remplacement pour des failles réelles ou imaginaires imputées à des êtres familiers (« je l’aime comme s’il était mon… »). Ce type de déplacement rebondira bien sûr lors du décès.
Un cran de plus, cette présence introjectée de l’autre amène à croire que lui, qu’elle, qu’eux, enfin nous comprennent. Il arrive à la rigueur que ces figures célèbres seraient les seules à le pouvoir. Ici comme dans l’universalisme proféré, les résonances identificatoires sur-idéalisent l’autre, voire soi-même, jusqu’à la mystification. Cet emballement de fan est typique de l’adolescence, mais on le retrouve également dans tous les groupes d’âge: l’enthousiasme identitaire dérape ainsi aisément vers la volonté de ne faire qu’un avec l’autre, en fait avec ce que l’on voit ou croit voir en lui.
Se fondre de la sorte avec l’autre dans une aspiration de fusion rejoint incidemment la part délétère de la fascination, de l’éblouissement captif, de l’identification totale, sans vouloir ou pouvoir marquer un écart dans cette dynamique. On peut y lire éventuellement une difficulté de grandir et de vieillir en assumant un libre-arbitre personnel qui ne soit pas équivalent à l’écoute des pulsions — que promeut le néolibéralisme — mais à une inscription responsable dans le monde. À défaut, cette fusion mirobolante aboutit à une abdication mortifère du sujet. Dans ces conditions, le personnage adoré secréterait à un point exclusif les manques vécus par ailleurs qu’on lui confie comme réparateur absolu. Sa mort en devient dès lors atterrante et vécue comme une trahison.
Et cela, gardons à l’esprit deux aspects articulant les bases de notre rapport à la mort: celle-ci malmène toujours nos repères identitaires, puisqu’elle abat la singularité, de tout temps admise. Or, notre conception dominante de l’identité, en se centrant sur sa part de singularité, néglige ce qui charpente la base de l’identité, à savoir la formation d’une entité unifiée, intégrée, qui se nourrit de l’altérité (cet autre que soi en tous univers). Or, l’exhaussement de la singularité nous fait encore plus redouter la mort. La ritualité de la mort étant actuellement axée davantage sur cette singularité, voire sur l’exceptionnalité, que se passe-t-il? Paradoxalement, la mélancolie et même l’angoisse s’amplifient. C’est l’effet de l’adhésion au mono-culte qui, forcément, oblitère l’imparable altérité de la mort.
Dès lors, sans nous river à cette figure de la démesure d’une identification saine à la base, comment élargir les assises d’une réflexion sur les effets de la mort du personnage ? Doublons cette question de l’identification par une exploration du côté de l’histoire longue.
La construction des idoles, une impulsion
transculturelle du langage et du rituel
À cet égard, pouvons-nous comprendre ces phénomènes démonstratifs lors de la perte d’idoles et ce, sans les taxer de « délirants » ? On sait déjà avec ce qui précède que les « excès » des styles de vie et des enthousiasmes participatifs y contribuent et se signent ultimement lors des manifestations publiques accueillant la disparition d’un personnage. Mais derrière le rideau des intersubjectivités tant clamées, il y a encore autre chose.
Il s’agit de retracer la genèse culturelle de cette inclination, loin d’être toujours excès identitaire. Alors, puisque l’identité concerne au premier chef l’intégrité et l’intégralité physiques et psychiques, en explorant l’ardeur de la salutation funéraire, l’on constatera encore une fois les alliances entre la mort, les mots et les procédés langagiers. Ce qu’ils signifient. Ces alliances contribuent éminemment aux fondements de l’édification du personnage et à la puissance des manifestations émotives et ritualisées lors de son décès. Ainsi, le lien n’est-il jamais qu’interpersonnel, interpsychique.
Les tribulations des identifications aux personnages
par l’entremise des images lointaines
Dans les termes que l’on utilise pour désigner des personnages et les phénomènes qui les entourent, il en est de fort révélateurs de nos rapports ataviques à la mort, et, à ce titre, instructifs sur nos comportements actuels. Les rapports au symbolique ont beau être volontiers proclamés désuets, ils sont imbriqués à l’aventure humaine.
◼ En premier lieu, considérons l’idole. Le terme provient d’eidôlon, qui a d’abord signifié l’ombre ou l’esprit des morts: en figurant leur double, l’on inaugurait la riposte symbolique culturelle à la destructivité totale de la mort. Sommairement, cette figure archétypale du double reflète la part des êtres qui résiste à l’anéantissement. Comment? L’ombre ou le double d’une personne — vivante ou morte — l’inscrit dans l’univers du vivant et des vivants. Le double est ainsi doté d’une essence autonome, invisible, quasi imperceptible, mais en relation avec les pensées des humains9. Mieux, par sa présence agissante, cet eidôlon archaïque est riche de trois acceptions concomitantes: « image du rêve (onar), apparition suscitée par un dieu (phasma), fantôme [esprit] d’un défunt (psyché)10. »
Que retenir de cette précieuse trilogie? Fondamentalement, nous demeurons traversés de cet archaïsme qui fonde toute matrice de sens que nous attribuons au monde. Mais déjà, nous pouvions soupçonner que ces rêvasseries, fantaisies, coups de cœur, images impromptues, sentiments et sensations d’étrangeté dans nos recours aux personnages publics avaient une longue histoire. Raison de plus pour en examiner la survivance si vive.
1. Le rêve, éveillé ou endormi, nettoie les scories du jour et, par l’abandon qu’il autorise, déforme les réalités en les magnifiant (ou en les horrifiant…). L’onirisme nous accompagne, à notre insu. C’est que, hors de notre bon vouloir, nous avons besoin de ces associations libres, de ces émanations inconscientes car elles trient les soucis, contribuent à nos imaginaires et offrent des carburants à la réalisation de nos espoirs.
Cet ensemble fait également le lit à Thanatos, dieu de la mort, réelle et métaphorique. Du côté de la nécessité vitale de la pulsion de mort — qui n’équivaut pas d’emblée à pulsion de destruction —, on trouve l’abandon, l’oubli provisoire, la suspension des activités, cette déliaison passagère qui offre une nidification au repos régénérateur. Thanatos est ainsi le frère d’Hypnos (le sommeil) et ensemble, ils favorisent le répit de la vigilance et l’accession à une mort symbolique momentanée comme condition d’un cycle, faute de quoi nous nous exorbitons des réalités. Bref, nous rêvons de et à nos personnages de référence: ce trait confirme ce qui fut avancé plus haut au sujet de l’identification basique à des modèles d’action et de présentation de soi. Eros, cette pulsion vitale, s’en réjouirait.
2. Apparition, il en va ainsi des idées impromptues, des intuitions d’une clarté éblouissante, qui nous étonnent et peuvent nous troubler. Aux franges de l’ésotérisme, on entend: « Oh… De l’esprit plane… », suggérant une présence fugace, immatérielle, invisible. La surprise de ces formes de révélation n’empêche pas la tension de l’attente, parfois joyeuse, parfois anxieuse. Ici, on attend, à la fois impatients et excités, la présentation publique du personnage, qui peut « apparaître » dans toute sa splendeur, la scénographie y pourvoyant de manière plus ou moins sophistiquée, sous l’habillage visuel et sonore.
Cette présentation de l’idole est a priori « phantasmée ». Incidemment, l’on se porte mieux de tenir le fantasme dans ses bornes, c’est-à-dire de ne pas vouloir que la réalité lui soit parfaitement fidèle. En effet, un fantasme est fait pour le rester. Ce qui se déploie dans la réalité, ce n’est pas sa réalisation ou sa reproduction. De la même manière que pour le rêve, c’est la trace de la propre énergie du fantasme qui devient un motivateur d’action, mais jouxtée à la capacité réflexive (Tout fantasme en est intrinsèquement dépourvu). Par conséquent, la réalité, même lorsqu’on la met en œuvre, est toujours différente du fantasme et n’est pas pour autant déqualifiée par la comparaison.
Ce décalage fantasme-réalité s’avère plutôt le premier pivot de l’apprentissage de la limite, du renoncement à la pulsion de toute-puissance, laquelle, rappelons-le, coïncide avec notre première et absolue volonté que les choses soient telles que « je » les veuille: c’est l’assise de l’aptitude au deuil. Mais de renoncer à la réalisation du fantasme n’en obture pas la conscience, ni même l’expression. C’est par conséquent dans cet orbite d’acceptation des limites du fantasme que l’on peut évoquer nos fantaisies à l’endroit des morts, de leur sort et de leurs traces, fantaisies qui contribuent à l’élaboration des croyances en des modes de survie hors existence empirique — celle que nous vérifions par nos sens. Dès lors, si le fait croyance est une réalité, ce en quoi nous croyons n’est pas forcément réel, préhensible: il existe ailleurs. Justement.
3. Présence de l’esprit du défunt: les peuples anciens se savaient environnés de la présence évanescente des morts, irriguant leur conscience soigneuse du vivant. L’animisme en est imbibé, en conférant un caractère de compagnonnage expressif et actif à chaque élément inséré dans la nature environnante, dans un réseau cosmologique largement inconnu.
De notre côté, nous ouvrons à notre insu une lucarne sur la richesse de cette présence qui ne saurait pourtant se tenir exclusivement en zone interactionnelle lorsque nous murmurons à propos de nos morts ce « Je suis habité.e par lui… » C’est qu’il y a cohabitation de pointillés ou encore danses des mémoires, soutenues par des gestes et objets qui lui furent et qui lui sont associés, ainsi qu’à son univers sensible aux autres.
En somme, l’eidôlon originel produisant rêverie, attente, émergence, édification, sensation indicible de présence est attribuable à nos rapports anthropologiques lointains à la mort, toujours déterminants. Ce sont justement eux qui alimentent le noyau secret du phénomène de l’estime, de l’admiration, puis de la vénération, jusqu’à l’adoration débordant sur l’idôlatrie. Nous pouvons ainsi résister à l’annihilation de la mort au cours de nos existences sur des registres fort différents, oscillant entre création et destruction, la face claire de la fascination nous galvanisant et sa face sombre nous condamnant à la répétition insensée et délétère.
◼ ◼ Image... Reprenons le tracé originaire concernant notre idole. Après l’ombre et sa triple variation, en second lieu et seulement alors, dans l’histoire des mentalités, que signifie eidôlon? Dans l’acception courante, eidôlon équivaut à « image ». Imago, c’est historiquement ce qui désigne, ou la racine men, devenu monere, le sens universel de « monument »: il indique ce dont faire mémoire et l’importance de nourrir le souvenir. En sera-t-on surpris? La première statue, le menhir, fut le monument à un mort, signe flou mais perpendiculaire au cadavre couché en terre, messager résolu à ne pas entièrement se laisser abattre. Première image des effets de la mort, elle forgera les traçages symboliques ultérieurs. (Cette verticalité est à comprendre de nos jours non pas dans le sens du renvoi à des structures de sens venant instituer et tenir le vivre-ensemble, mais comme un exhaussement rêvé infini au bénéfice des gratte-ciels. Toujours plus. Comme les égos ?)
Dès lors, désignation: qu’est-ce qui contribue à la force des images dès leur genèse ? C’est qu’elles ont pris place dans le développement du cerveau avant même la production des idées. Ainsi peut se concevoir l’attrait, forcément irrationnel, à l’endroit d’une autre personne, en fait, vers son image, qui est bien davantage que l’apparence: ce qui se dégage d’elle à son insu. Pour nos idoles, le talent ne suffit pas puisque les êtres talentueux ne connaissent pas tous un succès notoire ni même un succès d’estime, la déflagration médiatique s’arrogeant le droit de les déconsidérer ou de les encenser (on y vient).
En effet, en plus d’un talent habilement promu vient jouer une grâce irrationnelle que leur personne secréterait. Cette grâce, c’est le sens propre de kharisma. Le charisme ou la grâce peut être réel, supposé ou prétendu. Il s’appuie sur un instinct de la part du personnage, instinct serti de savoir (de nos jours nourri des théories behavioristes) relatif à ce besoin d’amour émanant de ses commettants, décrit plus haut. Le sorcier, le chef de guerre, le prophète, certains gouvernants, la défenderesse humanitaire, des artistes incarnent alors cette grâce. Néanmoins, là comme dans tout lien, l’on sait que le degré de recours importe.
En effet, minimalement hors du commun, ce caractère d’exceptionnalité peut être de fait réel ou augmenté selon les valeurs sociales dominantes. Lorsqu’un personnage synthétise plusieurs de ces valeurs, on parle volontiers d’icône. Mais un tel investissement n’est pas sans risque. En effet, les êtres charismatiques distillent une autorité dite naturelle à laquelle chacun de nous veut croire, justement, mais jusqu’où ? La tendance que l’on observe souvent, c’est moins la référence identitaire structurante que le désir d’un absolu, parfois mystique. Si ce désir devient lui-même absolu, totalitaire, c’est-à-dire fusionnel et indiscutable, il abîme l’identité personnelle. L’admirateur vit en fonction de son idole dans un lien de dépendance intransigeante, sous aveuglement consenti. L’idole vient-elle à mourir? En plus de ce qui fut souligné de l’identification constructive, l’ajout éventuel d’une exacerbation charismatique n’est donc pas à négliger dans le caractère effusionnel de certaines pratiques lors de la perte d’une idole.
Et nous y revoilà: « Qu’est-ce que ce personnage représentait pour vous ? »
◼ ◼ ◼ En troisième lieu, représentation, certainement. Représenter, c’est produire l’image mentale d’un désir, d’un lien, d’une réalité, mais en son absence: le préfixe « re » suggère que ce qui est à présenter l’est en différé ou à nouveau. Se représenter, c’est donc rendre présent ce qui le fut ou ce qui ne peut l’être, mais autrement que dans la vérification empirique de nos sens évoquée à l’instant. Se représenter l’autre, c’est d’abord en avoir une image mentalement forgée: l’on voit l’autre sur son écran intérieur. Par cela, on authentifie l’absence et du même coup, on signale que le principe de réalité commence à s’intégrer. Le désir de cette image plus ou moins floue se traduit éventuellement dans la voix (le pleur du bébé qui réclame l’adulte bienfaisant, l’endeuillé qui sanglote son refus), puis dans le langage (en soi et au fil du temps). L’image est essentielle à l’entretien d’une relation et éventuellement à une œuvre. Immatérielle, l’image de l’autre se forme dans sa figuration sous portrait et par un ou des moyens techniques, telle une photographie. Dans le deuil, cette image prend la vertu de cran d’arrêt sur ce qui n’est plus — l’autre sous forme vivante — et de ce qui persiste dans le souvenir, lui-même évolutif.
Autrement dit, la représentation renvoie intrinsèquement à un manque, à une perte. Elle est d’autant plus chérie que ce qui s’est absenté, être humain ou objet d’élan, aura été de bon accompagnement dans le premier mouvement de frustration ou de chagrin, associés à une distance obligée par la réalité: par exemple, si la maman a expliqué tendrement au petiot qu’elle reviendra dans quelques minutes, si le mourant a pu quelque peu entendre la peine de qui il laisse derrière lui: l’enfant bénéficiant de cette assurance peut reporter son attention sur sa doudou comme tendre succédané, le proche est rasséréné de l’accueil de son manque envisagé, et le mourant tout autant et pour sa place dans le destin.
Dans la genèse de toute représentation, il n’y a donc pas a priori tragédie, mais affrontement du principe de réalité et aménagement du fantasme de toute-puissance. Il y a une petite mort symbolique: petite au sens de partielle, symbolique au sens de l’attribution d’une signification hors de notre entendement, créatrice de liens, autant entre les êtres qu’entre les idées et les images. De là, la réparation du manque est possible.
Aussi, le sens premier de la représentation, qui était liturgique, ne s’y trompe pas: elle signifiait la présentation bien matérielle d’un cercueil vide couvert d’un drap mortuaire, aux fins d’une cérémonie funéraire. Cette présentation s’est doublée de la figuration du visage sous forme de masque funéraire qui préside la cérémonie, ensuite conservé.
Ces objets dits représentatifs ne sont pas des signes neutres: à titre de substituts de l’être, ils symbolisent à la fois la réalité de sa mort, la lutte contre l’image du cadavre, le manque qui peut tarauder et l’advenue délicate et féconde d’une autre présence. On retrouve d’ailleurs ces objets chargés de présence autre à toutes les époques, au centre de la mise en scène d’un décès, quelle que soit sa palette, entre discrétion et déploiement.
Si donc la représentation de l’autre nous aidait à élaborer l’identification à son être, cette même représentation joue un rôle majeur dans le deuil. Et le fait même de manifester son chagrin indique la violence symbolique d’un changement de cap obligé. En d’autres termes, la mort remet en cause le fait même de l’identification, même si le lien en est imprégné.
En effet, le processus de deuil implique une dé-identification: un décollement ou un écart — dans le douloureux sentiment de vide — en regard de cette présence qui fut identificatoire, pour la reprendre peu à peu dans un compagnonnage nouveau. Ainsi, dégagée du manque à vif lorsque nous le réclamons en pleurant, cette présence de l’autre en vient à être vécue comme de plus en plus furtive, et ce, par-delà toutes nos figurations intimes. L’autre n’est pourtant pas oublié, la relation le fabrique autrement, revitalisante en bas bruit. La dé-identification n’abat donc pas ce qui fut constitué, elle contribue à la gratitude de l’avoir été. Le souvenir s’en consolide et peut évoluer. Le lien, de même.
Que retenir dès lors de la représentation qui s’impose largement lors de la mort des vedettes? On peut y voir une double hélice. En premier lieu, la déroute d’une séparation, quelle qu’elle soit, repose sur la prégnance d’une hélice préalable de respect et d’affection. Ainsi, même si l’on admet l’effet de leurre éventuel, signaler ce que l’autre a pu représenter amplifie sur le coup la sensation de manque qui semble insurmontable. Mais d’y toucher demeure un incontournable pour la suite: il est improbable de progresser dans le deuil sans aveu des blessures, voire de l’amputation qui nous sont infligées. En cela, ce type de deuil rejoint les autres.
Dans la foulée, la seconde hélice s’active lorsque l’on reprend en soi-même et au sein du « nous » de la relation ce qui animait la désirabilité de l’existence de l’autre disparu: c’est la représentation au sens pur, laquelle, à partir de ce qui fut et ne sera jamais plus, résiste au fantasme de retenir l’autre dans le temps, pour pouvoir créer une présence différente. En cela, la clameur des « moi je » des affligés (on la considèrera sous peu), si elle creuse davantage le « nous » de la perte, se resaisit en alternance dans la formulation de la valeur intrinsèque attribuée à l’être disparu. Si l’on convient que pour certains, un tel témoignage peut servir de faire-valoir des égos, il n’en demeure pas moins ceci: clamer les mérites consolidera la part de soi qui vit désormais « sans » et enrichit le patrimoine humain.
Il ne s’agit pas forcément d’un héritage objectif ou conforme à ce qu’en aurait souhaité l’ex-vivant adulé: l’engagement à l’endroit des suites n’est pas banal puisqu’il s’agit de transformer en valeurs actives les motifs qui suscitaient une si vive admiration. Se dé-identifier n’implique pas ici aussi d’oublier l’autre, mais d’honorer pratiquement la représentation passée qui mutera en sillage plus ténu. Que ce sillage disparaisse est possible. Et ce, en dépit du cri exalté de « jamais plus » combiné au « pour toujours ».
Au bilan, la réalité de la mort serait la cheville ouvrière de ce puissant mouvement de mobilisation à travers les champs affectifs et cognitifs. En effet, s’identifier et élaborer des images, dont celles qui demeurent solidement greffées aux personnages publics érigés en idoles, et, a fortiori, la simple merveille de la représentation, tout cela doit éminemment à l’éclairante conscience humaine de la mort. Mais, en dépit de son ampleur, ce n’est pas là l’unique clé pour comprendre l’amplitude des réactions à la mort des idoles.
Ce que l’autre célèbre et célébré représente encore?
La fantaisie intemporelle légitime de non-mortalité et
le déplacement contemporain d’un rituel bancal
D’entrée de jeu, j’ai souligné l’incrédulité devant l’annonce de la disparition d’une étoile sociale. La sidération est d’autant plus importante que tant concourait au fantasme de l’impossibilité qu’elle meure un jour. En effet, l’étoile devenue idole ramène à elle — et par-delà ses motivations personnelles — le sentiment qu’elle ne peut pas mourir. En quoi?
Au fondement de la détermination à vivre loge une peur légitime et imparable de notre précarité commune: cette peur qui mute en action créatrice contribue à ce que l’on sait de l’édification des monuments en matière solide. Parmi d’autres modes de résistance à l’effarement annihilateur, l’on trouve justement la tendance à ériger ce qui est valable en exceptionnalité digne de mémoire. Tant et si bien que l’être révéré absorbe sur lui le désir d’immortalité — de survie symbolique — et, à la limite, le fantasme de non-mortalité: lorsque meurt celui sur qui l’on comptait pour regarder ailleurs que vers notre destin, la déconfiture révèle l’ampleur d’une détresse de confrontation à la réalité de l’événement, celle de la limitation. Ce deuil obligé provoque donc un cri de protestation. En d’autres mots, se glisse une condensation de la part irrationnelle de l’espérance tapie en chacun, abimant cette fois notre vieux fantasme d’illimitation et d’omnipotence11. Forcément, notre confiance magique s’en trouve ébréchée. Et ce qui résiste à cet ébrèchement clame aussi haut et fort ce qui demeurera justement immortel chez elle, par elle, ou ce qui ne sera pas totalement abattu par la mort. En ce sens, nos conduites individuelles et collectives ponctuelles attestent la santé.
Ce sentiment devant la disparition inimaginable du personnage public, précisément parce qu’il est partagé par la force de la foule, ouvre le passage à un affect à la fois social et intime. Social, d’abord parce qu’il est lié à la démocratisation due aux potentialités identificatoires démultipliées au préalable. De la sorte, autant on copiait le modèle vivant, autant on copie le modèle mort. Ainsi les obsèques des grands comme celles des quidams sont devenues des funérailles, puis des cérémonies souvent désignées aujourd’hui comme des hommages. Ce phénomène de démocratisation comme de réduction sémantique qui saluait l’ampleur de ce changement par et dans la mort a été balisé déjà (Voir Cohabiter dans le rite 8 et 9). Cette réduction au sens d’une lacune de représentation sociale et surtout se référant à un autre ordre, lors de la mort de l’autre, se vérifie depuis soixante ans dans les morts « ordinaires », à savoir le confinement du deuil à une aventure personnelle: on entend par là l’individu le plus souvent énucléé d’une structure de soutien. Celle-ci fut communautaire et, sans doute métaphysique.
Or, cette encoche contemporaine à un besoin psychoculturel cherche minimalement à se compenser. Tant et si bien que — second trait social ET intime — l’on pleurerait dans le grand concert collectif ce qui ne fut pas autorisé à pleurer pour nos propres proches, et qui fut dès lors en majeure partie reclus dans l’antre du privé12. Outre tout ce qui fut déjà mentionné contribuant à l’emphase expressive lors de ces décès, ce trait d’abondance démonstrative illustrerait le déplacement de l’expression du chagrin: ce qui n’a pu trouver sa place du fait d’un rituel social rogné s’en cherche une autre. Or, on sait peu de chose de l’élaboration du deuil à plus long terme lorsque le déplacement compensatoire du passé convoie l’expression du chagrin vers ces morts de personnages, fut-elle bénéfique sur le coup.
Ce fait sociologique renvoie en définitive à une boutade de Philippe Ariès: « Mettez la mort à la porte, elle reviendra par la fenêtre13. » La fenêtre comme espace de retour de l’évitement chronique, voici une voie contemporaine largement empruntée. Dans l’histoire qui nous occupe aujourd’hui, ladite fenêtre s’avèrera miroitante et, d’une certaine façon, largement surdimensionnée.
La sédimentation des (ultra) subjectivités mises en vitrine par des médias de masse segmentés dans les réseaux sociaux
Si nous n’étions pas si violentés par la décomposition inhérente à la physique de la mort, nous empresserions-nous tant de nous recomposer à travers les images14? Etde les multiplier sous des supports de visionnement eux-mêmes en effervescence? Car la surabondance peut être sondée dans l’orbite de la peur atavique du rien. Or, si nous ne touchons pas ladite peur, et conséquemment, si nous ne la travaillons pas? La peur du rien vire en angoisse, autant de vivre que de mourir. Nous accumulons bruyamment à la fois pour les signifier, les cacher, les travestir. Y aurait-il donc une part de cette angoisse méconnue dans les proclamations tonitruantes de cette forme de deuil ?
On le sait, louanger qui n’est plus procède de la lutte contre l’atterrement qui se concrétise ensuite dans l’esprit de coalescence afin de parer à l’effet de dévastation de la mort. L’on signale le sillage de l’autre pour la vie collective ou simplement groupale, encore ici: non seulement le chagrin mais la fabrication d’un avenir à partir de son legs. Et de le faire, encore et toujours, consolide le lien social, même si notre attention est autrement dirigée.
Avançons encore: dans le « il était pour moi » et dans le caractère fiévreux de sa répétition, de sa sédimentation en échos, outre tout ce qui précède, n’y aurait-il pas une tonalité propre à une sur-modernité à la fois conquérante et quelque peu désemparée?
Des êtres hyperindividualisés, désamarrés des structures symboliques des sociétés
Le deuil, certes, est personnel et singulier, mais pas seulement. Au risque d’aller à l’encontre des discours psychologiques courants, insistons sur le fait qu’il n’est pas seulement zébrure de l’émotivité, mais indicateur de forces sociales actives. Qu’un individu n’est pas une île, ni insularisé, même en le souhaitant. Or, ce donné n’est pas que théorique. Il tient compte au contraire d’un aménagement réel des sensibilités actuelles: renvoyer à la fois systématiquement et exclusivement à soi procède d’une culture du narcissisme15 devenu hypertrophié. Ladite culture promeut d’abord la légitimité du discours comme impartie aux seuls individus, mais en prime, auto-octroyée16. Et ici, elle se valide à la mesure des pleurs montrés et remontrés, sans égard à ce qui les complèterait. La culture du narcissisme est par définition autosuffisante et autarcique.
Narcissisme ? Dans la mythologie antique, Narcisse se noie dans le cours d’eau qui lui reflète son visage. Je l’ai déjà évoqué concernant Pygmalion amoureux de son œuvre (Voir Cohabiter dans le rite 10). Or, Narcisse se perd non pas parce qu’il tombe amoureux de lui-même, non pas seulement parce qu’il ne se référerait qu’à lui-même comme vérité émouvante de beauté. Narcisse se noie par manque de vision, par défauts combinés: par lacune de recours à autre que lui-même (en étant donc égocentré), et éminemment, par manque de discernement — de suspension, arrêt, prise de temps de questionnement: « Il ne parvient pas à reconnaître sa propre image reflétée, puisqu’il ne conçoit pas qu’il existe une différence entre lui-même et son environnement17. » Il ne parvient pas à saisir que le reflet de son individualité, même fantasmé sans limites, fait fi de la richesse prismatique de son être-au-monde, non pas tant de lui-même, dans son monde, que du monde et des mondes en extériorités à son soi. Imbu et aveuglé de son soi, il ne se représente pas de butoir essentiel d’altérité, non plus que d’horizon qui s’en ouvre.
Or, la prolifération des « il était pour moi », au fil des vagues et des vogues des personnages publics, peut bien être le signe d’un narcissisme collectif ou de cette culture du narcissisme déportée vers une conception même de la collectivité: non seulement par la sédimentation exaltée des témoignages des uns et des autres, mais également de par la difficulté collective à concevoir l’aventure humaine comme reliée à autre chose que ce qu’elle offre à vue de nez et à vue de nez collé aux écrans.
C’est que nous avons tendance à rejeter l’arrière-scène de ce qui est mis en scène et qui est de l’ordre d’un rapport au monde proprement global. Global? N’entendons pas au sens des circuits marchands, des gouvernances ou des modes de fonctionnement technoscientifiques qui s’auto-reproduisent à haute vitesse. Mais bien davantage au sens des mondes de significations évoqués plus haut et dans la citation en exergue de ce texte. Mondes, qui eux, nous englobent comme sujets reliés et non pas comme des objets... assujettis à des lois subtilement délétères.
Cette désaffiliation actuelle du sens institutionnel et symbolique global est tributaire de bien des dynamiques socio-politiques et économiques, mais dans la question du deuil populaire, elle nous conduit directement dans les bras… des médias.
La logique médiatique nous assujettit sous l’éclair du m’as-tu-vu
En quoi cette expression du deuil dépend-t-elle des règles technico-économiques? Dans une savante combinatoire de régulation des modes de vivre et des discours — des idéologies. Ces idéologies sont démagogiques (populistes, fondamentalistes-identitaires, libertariennes, technoobnubilées) et associées à des modes de gouvernance qui influent subrepticement sur nos agissements et bien autrement que les anciennes lois.
Les médias deviennent alors des maîtres-édicteurs de socialisation et de sens en lieu et place de la famille, de l’école et de l’éducation citoyenne, ces vecteurs concrets de culture. Médias qui, pour une part considérable de leur industrie, disposent des miroirs d’un discours convenu entre eux. Egogrégaire18 en soi, ce système appelle la référence des spectateurs à leur présentation. Présentation, qui, comme on le sait, suggère à tous le renvoi à soi, consentant à devenir objet de soi. Nous sommes ainsi subtilement atteints par les stratégies de nudging ou de coups de pouce: elles suggèrent le comportement approprié par persuasion appuyée, sans apparemment interdire ni sanctionner. Tout en en se proclamant sans tabou, elles rejettent dans le silence quiconque ne participe pas de cette euphorie comportementaliste payante à tous points de vue.
C’est ainsi que le « il était pour vous/moi » se hisse difficilement du renvoi — bien sûr basique — à soi, à soi dans son lien avec l’autre célèbre, pour par exemple évoquer ce en quoi son passage en ce monde aurait pu être civilisateur d’une quelconque façon.
Bien plus, le caractère extraordinaire se confine la plupart du temps à la visibilité dont on s’arroge l’objectif pour soi: honneurs reçus, nombre d’adeptes et consécration d’un statut de groupie. Il arrive toutefois que la compassion pour d’autres affligés se manifeste. Sont à l’occasion évoqués les franchissements des épreuves, les recours et les philosophies appuyant des choix, ou encore un ensemble d’éléments qui ne sont pas dus qu’à soi: dus, le terme est juste, dette à l’histoire, aux contingences, aux autres. Si d’aventure l’anecdote s’avère éloquente, il ne faut surtout pas appuyer sur sa signification qui risquerait d’être trop « profonde » ou trop « grave » pour l’entendement présumé. (C’est ce que me disent des animateurs). C’est que le spectacle commande, aux franges du divertissement.
La structuration mentale ouvrant sur une conceptualisation élémentaire recule alors devant l’autoréférence, l’idée primesautière et l’émotion comme uniques marqueurs de « l’expérience ». L’expressivité devient alors forcément immodérée. Ainsi, la description des intersubjectivités de ces narcissismes élaborés fait de belles images émouvantes. Elle n’est qu’un aspect, désormais dominant, des nombreux dispositifs auxquels s’ingénient les concepteurs d’émissions et, dans une moindre mesure, celle des badauds munis de leur caméra de poche: juxtapositions, trame musicale, enchaînements en fondu et compagnie.
Il arrive même que le tempo du déroulement rituel s’y adapte, par exemple, lors du cortège funèbre — terme trop “lugubre”, déclassé — aspect nodal de cette « télévision cérémonielle19 ». Par exemple, la production d’une transmission télévisuelle peut requérir des pauses qui ne sont pas forcément incluses dans le déroulement rituel.
À cet égard, les témoignages inclus au sein même de la cérémonie, s’ils sont typiques de ce pourquoi la personne décédée avait vécu, reçoivent aussi des indications qui jumellent l’anecdote et l’engagement de l’émetteur, susceptibles de provoquer une émotion complice, parfois un sourire ou un rire. Ils cherchent aussi souvent à relayer en exergues les commentaires des quidams, à l’extérieur des lieux. Mais la transmission de ces témoignages glanés ci et là, en fait, leur sélection, cherche davantage à servir la logique d’une montée en puissance vers la cérémonie officielle, tout en inférant la prédominance des manifestations d’affects. Ainsi entend-t-on la démocratisation.
En résumé, à travers la médiatisation et le temps propre aux médias, « les micro-trottoirs [vox-pop] sont une figure récurrente (...) : “La télévision possède (...) la mobilité spatio-temporelle pour offrir, par synecdoque [effet d’embellissement convenu], un florilège d’unités individuelles. (...) De proximité en proximité, elle construit et conforte, pour le spectateur, le concept d’une foule homogène dans l’affect.”20 »
Il arrive que la foule homogène s’amplifie au point de devenir foule monstre: monstration. De quoi ?
La question qui en ressort tient dans la force du rituel en tant que vecteur de lien social. Anthropologiquement, ce lien tient au butoir sur une limite que représente la mort et qui fouette ce fameux vouloir-vivre, mais ensemble. Non pas atomisés. Non pas dans un rituel récupéré par une machinerie de l’image. Certes, les funérailles des êtres adulés par la collectivité représentent un ferment de la solidarité groupale et du sentiment d’interdépendance, dans la prise en compte de la grande limitation humaine. Est-ce bien ce qui est reflété dans ces événements?
Happening?
Aspiration de l’être symbolique?
Encore et toujours, le degré compose le risque. Ainsi, la centration sur les subjectivités agglomérées provoque à la limite le sentiment exalté d’une occasion à nulle autre pareille. D’un happening: un moment court et intense de vibration à l’unisson; un matériau fait de ces formules d’amour et de vertige de l’enchevêtrement des déclamations identitaires dans les « c’est comme moi, il était pour moi. »
Or, que provoque la fascination réitérée pour les émotions individuelles clamées, données à voir, partitions d’un spectacle qui tournoie sur lui-même? La saturation. La saturation (« passons à autre chose ») dans laquelle la fatigue fait son lit et tisse parfois la couverture de l’indifférence. Et l’indifférence convoque le non-désir de porter hors de l’immédiateté et hors de soi la complexité de l’émotion source de mise en sens élargie.
Non-désir ? Il arrive toutefois que, même repus de ces exaltations, nous reprenions la charge de responsabilité issue de nos motifs profonds d’attachement à l’autre et à son rayonnement. Que nous remettions pied dans notre aptitude à la conceptualisation, qui fût amoindrie par le narcissisme indu. Quelque temps après l’avènement de cette mort.
L’identité prend de la sorte, parfois, des chemins étonnants: l’enchantement ne réside pas que dans l’autoréférence, si gratifiante soit-elle dans l’instant. Non plus que dans les liens interpersonnels, si consistants soient-ils. Elle s’éclaire un matin où l’on se réveille en se demandant ce que signifie être humain, et en quoi consiste cette altérité qui bouge dans l’identité et par-delà elle.
L’oiseau-symbole qui nidifie en chacun et s’en envole répond: « Je vole par la tension de l’air qui agit sur mes ailes. » Par cette intelligence de la survie. Par le temps d’écoute des signes.
Ainsi l’oiseau devient peut-être le symbole du lien socialisé dans l’interdépendance et notre incomplétude. De la tension entre la vie et la mort, puisque cette tension est la pierre angulaire de toute vie. Écoutons JANKÉLÉVITCH: « Sans ce fardeau qui nous fait gémir de lassitude et pleurer de découragement, l’amour et l’espérance auraient depuis longtemps déserté les vallées de l’existence terrestre. Kant le disait déjà: dans le vide de la cloche pneumatique, l’oiseau reste foudroyé... Et de même: si le monde est vide de toute atmosphère, de tout obstacle à surmonter, de tout problème à résoudre, l’amour devient une buée inconsistante qui se désagrège et s’évapore dans l’espace. L’amour, fragile comme l’oiseau, mais infiniment plus encore, qui ne pourrait pas vivre sans la pression des obstacles...21 »
Obstacle, la mort des célèbres et célébrés, comme aussi élan vers cet effort de voler vers d’autres territoires de sens que le soi. Rudes et soyeux à la fois.
Telles ces oies en partance, mais oui.
© Luce Des Aulniers, professeure-chercheure
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Notes
Relecture par Ghislaine Daoust que je remercie. Ainsi que l’équipe de production.
- DES AULNIERS, Luce (2009). La fascination. Nouveau désir d’éternité. Particulièrement le chap. 9, « Du dolmen au DVD de la mort d’un pape » et le chap. 6, « Voir et se représenter : du macabre au morbide, les aléas de l’émotion à tout crin », Québec, Presses de l’Université du Québec, 395 p., p. 338-339.
- LOGÉ, Guillaume (2022). Le musée-monde. L’art comme écologie, Paris, P.U.F, 326 p., p. 205.
- Ce déploiement posthume serait de nos jours davantage l’apanage des hommes issus du monde des arts, de la politique et de nationalité de longue souche locale. Ainsi, française, selon l’étude de QUEMERNERFIELD, Nelly, DAKHLIAFIELD, Jamil (2008). « Hérauts et héros de la postérité », Réseaux, Garder les morts vivants, 2008/4 (no 210), Ed. la Découverte ISSH-CNRS, pp. 117-148. On revisitera cette idée dans un prochain texte consacré aux héros et héroïnes, voulus tels ou non, notamment dans le cas de catastrophes collectives.
- Ce deuil a été qualifié dans la foulée du concept des interactions parasociales, par HORTON, Donald, WOHL, Richard (1956). « Mass communication and para-social interaction: Observations on Intimacy at a Distance », Psychiatry, 19(3), p. 215-229.
- On trouve des déferlements tels lors de la mort (1885) de Victor Hugo, auteur prolifique, homme politique, père orphelin de sa fille. La photographie et le journalisme contribuent à en rendre compte.
- Pour Philippe ARIÈS (1977, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 649 p.), la « mort de toi » traduit d’abord un rapport à la mort romantisé (19e siècle) pour devenir point central de la professionnalisation des services funéraires et de deuil, axé sur la dimension sentimentale du facteur relationnel du deuil, entraînant sa privatisation. ARIÈS distingue aussi la « mort de soi », par l’individualisme progressif (en germe au 13e siècle) qui implique notamment de négliger la part destinale commune de sa vie pour profiter de cette dernière. Les biographies individualisées sollicitent une belle mort, à la limite fascinante. Nous y reviendrons.
- WRIGHT, Daniel, GASKELL, George (1995). « Flashbulb Memories: Conceptual and Methodological Issues », Memory 3(1), p. 67-80. Cités par FOURQUET-COURBET Marie-Pierre, COURBET, Didier (2012). « Comment les fans réagissent-ils lors du décès de la célébrité? Usages des communications et des médias sociaux dans le deuil de Michael Jackson », Communication, Vol. 30, no 2, p. 41-61, p. 54.
- Idem, p. 47.
- Thème riche, s’il en est, et objet de plusieurs de mes travaux. Bibliographie sur demande.
- VERNANT, Jean-Pierre, cité par DEBRAY, Régis (1992). Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard/Folio, 530 p., p. 28-29.
- La psychanalyse parle justement de narcissisme primaire, celui de la (con)fusion par le nourrisson entre son égocentrisme et le monde externe, fusion dont il doit opérer le difficile deuil narcissique. Confusion d’abord essentielle à la survie du nourrisson, mais délétère si elle perdure par suite. Cf. plus loin et Note 17.
- Cette interprétation partagée alors auprès d’une dizaine de médias m’était venue en 1997 lors du phénomène planétaire autour de la mort de Lady Diana, princesse déchue, mais « princesse des cœurs », hypothèse davantage étayée en 2009 (op.cit.). Et dans Frontières, 1998.
- Philippe ARIÈS avait lancé cette boutade lors d’un entretien. Il paraphrasait un proverbe populaire.
- Je tiens cette idée de R. DEBRAY, op.cit., p. 38, à propos de la genèse des images.
- LASCH, Christopher 2006 [1979]. La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Paris, Flammarion, 332 p.
- Un exemple tient dans l’évolution sémantique du terme « récit ». Ainsi, depuis cinquante ans, on assiste à la mutation de ce qui était alors de l’ordre de récits relatant des pratiques sociales en déshérence ou des aventures de l’ordinaire dans des récits ethnographiques dits de pratiques ou de vie. Ils étaient d’abord associés aux mouvements de société, à leurs effets réflexifs pour les premiers concernés, pour se centrer ensuite sur les constructions de soi, comme origine et finalité. Se sont ainsi développés exponentiellement des témoignages du vécu intime à propos de faits marquants, individuels ou collectifs. (Voir GEFEN, Alexandre (2017) Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, Corti, 397 p.): beaucoup de ces « narratifs » sont issus de situations de victimisation ou de combat glorieux et, à l’avenant, mettent de l’avant les aides apportées, souvent désignées comme thérapeutiques. L’individu qui y a recours, écrivant et lisant, acquerrait ainsi sa valeur à l’aune de sa fragilité, surtout émotive. De manière générale, cette « identité narrative » s’élabore davantage des échos individuels des événements ou d’une sensibilité qui ne décrit pas forcément sa base “objective”, à savoir les perceptions des extériorités observables, ou encore comme réservoir évolutif de significations. Cette expressivité (auto)subjectiviste actuelle cherche par maintes formes la visibilité, l’unité d’une existence ou d’un état, le soutien au travers des mutations et des complexités, comme ici. Le réconfort, comme réponse à tant d’insécurités, incluant engendrées par cet ego-système?
- LASCH, Christopher. Op. cit., p. 298. Cité par BÉLANGER-DUCHESNEAU, Olivier, AUCLAIR, David (2023), « Introduction » (Le néo-sujet et son contrôle), Cahiers Société, 2023, no 5, pp. 5-18, 365 p., p. 6. Le corollaire de cette difficulté à distinguer soi et les autres? Cet ego a enflé ces dernières années au point où l’individu ne se définit que par lui-même, dans une autoréférence souveraine typique de l’hypernarcissisme.
- Voir DUFOUR, Dany-Robert (2012). Le divin marché. La révolution culturelle libérale, Paris, Denoël, 413 p.
- DAYAN D., Katz E., 1992, La Télévision cérémonielle (trad. de l'anglais), Paris, P.U.F., Presses Universitaires de France, 1996. In LAFON, Benoît (2011). « Les funérailles télévisées. Confrontation distanciée à la mort et naissance de figures tutélaires », Questions de communication, 2011, No 19, p. 113-142, p. 130.
Remarque: il est de bon ton postmoderne d’attribuer des traits « nouveaux » au phénomène étudié. Or, les figures tutélaires existaient avant la télévision et avant ces morts. Cf. infra sur le processus d’identification. - MARION, Philippe (1994). In LAFON, Benoît. Op. cit., p. 33, aussi p. 130.
- JANKÉLÉVITCH, Vladimir (1981). Le paradoxe de la morale, Paris, Seuil, 1981, 191 p., p. 97.
DES AULNIERS, Luce (2009). La fascination. Nouveau désir d’éternité. Particulièrement le chap. 9, « Du dolmen au DVD de la mort d’un pape » et le chap. 6, « Voir et se représenter : du macabre au morbide, les aléas de l’émotion à tout crin », Québec, Presses de l’Université du Québec, 395 p., p. 338-339.
LOGÉ, Guillaume (2022). Le musée-monde. L’art comme écologie, Paris, P.U.F, 326 p., p. 205.
Ce déploiement posthume serait de nos jours davantage l’apanage des hommes issus du monde des arts, de la politique et de nationalité de longue souche locale. Ainsi, française, selon l’étude de QUEMERNERFIELD, Nelly, DAKHLIAFIELD, Jamil (2008). « Hérauts et héros de la postérité », Réseaux, Garder les morts vivants, 2008/4 (no 210), Ed. la Découverte ISSH-CNRS, pp. 117-148. On revisitera cette idée dans un prochain texte consacré aux héros et héroïnes, voulus tels ou non, notamment dans le cas de catastrophes collectives.
Ce deuil a été qualifié dans la foulée du concept des interactions parasociales, par HORTON, Donald, WOHL, Richard (1956). « Mass communication and para-social interaction: Observations on Intimacy at a Distance », Psychiatry, 19(3), p. 215-229.
On trouve des déferlements tels lors de la mort (1885) de Victor Hugo, auteur prolifique, homme politique, père orphelin de sa fille. La photographie et le journalisme contribuent à en rendre compte.
Pour Philippe ARIÈS (1977, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 649 p.), la « mort de toi » traduit d’abord un rapport à la mort romantisé (19e siècle) pour devenir point central de la professionnalisation des services funéraires et de deuil, axé sur la dimension sentimentale du facteur relationnel du deuil, entraînant sa privatisation. ARIÈS distingue aussi la « mort de soi », par l’individualisme progressif (en germe au 13e siècle) qui implique notamment de négliger la part destinale commune de sa vie pour profiter de cette dernière. Les biographies individualisées sollicitent une belle mort, à la limite fascinante. Nous y reviendrons.
WRIGHT, Daniel, GASKELL, George (1995). « Flashbulb Memories: Conceptual and Methodological Issues », Memory 3(1), p. 67-80. Cités par FOURQUET-COURBET Marie-Pierre, COURBET, Didier (2012). « Comment les fans réagissent-ils lors du décès de la célébrité? Usages des communications et des médias sociaux dans le deuil de Michael Jackson », Communication, Vol. 30, no 2, p. 41-61, p. 54.
Idem, p. 47.
Thème riche, s’il en est, et objet de plusieurs de mes travaux. Bibliographie sur demande., p. 47.
VERNANT, Jean-Pierre, cité par DEBRAY, Régis (1992). Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard/Folio, 530 p., p. 28-29.
La psychanalyse parle justement de narcissisme primaire, celui de la (con)fusion par le nourrisson entre son égocentrisme et le monde externe, fusion dont il doit opérer le difficile deuil narcissique. Confusion d’abord essentielle à la survie du nourrisson, mais délétère si elle perdure par suite. Cf. plus loin et Note 17.
Cette interprétation partagée alors auprès d’une dizaine de médias m’était venue en 1997 lors du phénomène planétaire autour de la mort de Lady Diana, princesse déchue, mais « princesse des cœurs », hypothèse davantage étayée en 2009 (op.cit.). Et dans Frontières, 1998.
Philippe ARIÈS avait lancé cette boutade lors d’un entretien. Il paraphrasait un proverbe populaire.
Je tiens cette idée de R. DEBRAY, op.cit., p. 38, à propos de la genèse des images.
LASCH, Christopher 2006 [1979]. La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Paris, Flammarion, 332 p.
Un exemple tient dans l’évolution sémantique du terme « récit ». Ainsi, depuis cinquante ans, on assiste à la mutation de ce qui était alors de l’ordre de récits relatant des pratiques sociales en déshérence ou des aventures de l’ordinaire dans des récits ethnographiques dits de pratiques ou de vie. Ils étaient d’abord associés aux mouvements de société, à leurs effets réflexifs pour les premiers concernés, pour se centrer ensuite sur les constructions de soi, comme origine et finalité. Se sont ainsi développés exponentiellement des témoignages du vécu intime à propos de faits marquants, individuels ou collectifs. (Voir GEFEN, Alexandre (2017) Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, Corti, 397 p.): beaucoup de ces « narratifs » sont issus de situations de victimisation ou de combat glorieux et, à l’avenant, mettent de l’avant les aides apportées, souvent désignées comme thérapeutiques. L’individu qui y a recours, écrivant et lisant, acquerrait ainsi sa valeur à l’aune de sa fragilité, surtout émotive. De manière générale, cette « identité narrative » s’élabore davantage des échos individuels des événements ou d’une sensibilité qui ne décrit pas forcément sa base “objective”, à savoir les perceptions des extériorités observables, ou encore comme réservoir évolutif de significations. Cette expressivité (auto)subjectiviste actuelle cherche par maintes formes la visibilité, l’unité d’une existence ou d’un état, le soutien au travers des mutations et des complexités, comme ici. Le réconfort, comme réponse à tant d’insécurités, incluant engendrées par cet ego-système?
LASCH, Christopher. Op. cit., p. 298. Cité par BÉLANGER-DUCHESNEAU, Olivier, AUCLAIR, David (2023), « Introduction » (Le néo-sujet et son contrôle), Cahiers Société, 2023, no 5, pp. 5-18, 365 p., p. 6. Le corollaire de cette difficulté à distinguer soi et les autres? Cet ego a enflé ces dernières années au point où l’individu ne se définit que par lui-même, dans une autoréférence souveraine typique de l’hypernarcissisme.
Voir DUFOUR, Dany-Robert (2012). Le divin marché. La révolution culturelle libérale, Paris, Denoël, 413 p.
DAYAN D., Katz E., 1992, La Télévision cérémonielle (trad. de l'anglais), Paris, P.U.F., Presses Universitaires de France, 1996. In LAFON, Benoît (2011). « Les funérailles télévisées. Confrontation distanciée à la mort et naissance de figures tutélaires », Questions de communication, 2011, No 19, p. 113-142, p. 130.
Remarque: il est de bon ton postmoderne d’attribuer des traits « nouveaux » au phénomène étudié. Or, les figures tutélaires existaient avant la télévision et avant ces morts. Cf. infra sur le processus d’identification.
MARION, Philippe (1994). In LAFON, Benoît. Op. cit., p. 33, aussi p. 130.
JANKÉLÉVITCH, Vladimir (1981). Le paradoxe de la morale, Paris, Seuil, 1981, 191 p., p. 97.