Peut-être avez-vous connu l’expérience d’accompagner un proche décédé d’une maladie comme le cancer ? Sinon, peut-être, êtes-vous actuellement à son chevet afin de lui offrir votre présence jusqu’au moment de son décès ?
Quoiqu’il en soit, il s’agit là d’une expérience singulière marquée par des sentiments ambivalents, tel le mouvement du balancier : « Va ton chemin » et « Ne me quitte pas », deux cris du cœur qui s’affrontent devant celui qui va mourir. Le sentiment d’impuissance à renverser le cours de la maladie fait surgir chez l’accompagnant des pensées contradictoires jusqu’à ce que survienne la mort de l’être aimé envers qui il éprouve des sentiments partagés. Dure épreuve à traverser comme témoin, mais privilège immense que celui de pouvoir adresser ses derniers adieux alors que l’intimité de la rencontre est à son apogée. Cette communication inusitée se manifeste dans une économie de mots et un déferlement de tendresse que le quotidien empêche trop souvent de vivre pleinement.
Le savoir-être prend le relais de l’activité devenue impossible. Être là, juste être, telle est la place à occuper au chevet du mourant. Dans son livre La mort intime, Marie de Hennezel nous l’explique : « J’ai appris auprès des mourants à veiller silencieusement ceux qui dorment, ceux qui sont dans le coma, j’ai découvert le plaisir qu’il y a à rester là sans rien faire, simplement présente, en éveil, attentive comme ces mères qui veillent leurs petits endormis. » La phase terminale ne déclenche pas seulement une crise majeure, elle recèle aussi l’occasion de découvrir la noblesse du cœur. Tandis que l’un se prépare à partir le plus dignement possible, l’autre s’apprête à rester seul en puisant son courage de vivre en celui qui va mourir. Ainsi unissent-ils leur force d’âme car, dans un tel contexte, continuer à vivre peut sembler aussi pénible qu’être en train de mourir. L’art d’aimer implique incontestablement la force de perdre l’être cher et de le réinvestir en renouant avec la vie.
La perspective de mourir frappe comme un coup de poing et oblige à distinguer l’essentiel de l’accessoire. Fini les futilités. Le travail de séparation se révèle titanesque, mais il met au premier plan une relation qui s’apprête à vibrer dans la mémoire et dans le cœur de chacun. La vie ordinaire, sans défis ni remous, permet rarement d’accéder à d’aussi profondes dimensions. C’est le présent qui compte, l’ici et maintenant, la force de l’instant. Au sommet de sa vie, l’homme devient plus grand que ce qu’il donne à voir.
La qualité du temps qui reste s’allie à la qualité du lien qui tend à se solidifier tout juste avant de se dénouer. Le processus est à la fois grandiose et troublant : aimer très fort au moment même de subir une perte partagée. Sans relâche, l’accompagnant est déchiré entre deux pensées contradictoires : « le désir d’être présent à la dernière heure » et « l’envie de fuir avant la séparation ultime. » Il découvre que, même perdue, la vie ne peut s’achever. Il éprouvera progressivement le besoin d’entretenir la flamme et de répandre sa lumière sur le chemin du deuil. De l’impuissance ressentie va naître une force que le défunt lui a léguée : la mission de poursuivre une route déviée. Peu de segments de vie revêtiront une aussi riche portée spirituelle que l’accompagnement et l’assistance au dernier moment que procure une telle expérience. Le sentiment d’impuissance va bientôt se résorber pour faire place à des forces étonnantes. Des forces toutefois entremêlées de moments d’espoir et de découragement, d’ouverture vers une autre façon de vivre et de repli sur soi. Ce qui blesse, c’est la fin d’une histoire qui ne ressemblera à aucune autre.
Quand la personne en deuil remonte la pente, elle transcende sa souffrance en une nouvelle mission, elle veut redonner du sens à sa vie. C’est alors que le meilleur de l’autre se met à vibrer à travers elle. L’endeuillé est comme un survenant. Il revient de loin. Il refait surface après une plongée périlleuse au tréfonds de son être. Il est réanimé par le goût de vivre, d’aimer et de donner. Il redécouvre la chance inouïe de vivre, de porter et de continuer l’œuvre ou la parole de l’être disparu.
J’aime le mot « ressusciter » car, d’un point de vue psychologique, l’être éprouvé par la perte doit accéder à une tonicité jusque-là insoupçonnée pour rebondir autrement. Il y avait la vie d’avant jusqu’à ce que se profile la vie devant. Il y avait la vie extérieure, celle qui entoure, il y a à présent la découverte de la vie intérieure, celle qui enveloppe et incite à descendre au plus profond de soi pour remonter vers son plus haut potentiel.
J’aime Christian Bobin qui écrit : « L’amour des morts est le plus lumineux qui soit. Pourquoi n’aimerions-nous pas les vivants comme nous aimons, avec une justesse instinctive, ceux dont la voix ne se fera plus jamais entendre sur terre ? »
J’estime que le deuil d’une personne qui nous était infiniment précieuse demeure la plus grande épreuve de la vie. Cette épreuve, toutefois, parviendra à nous rapprocher de l’essentiel, soit à solidifier nos liens avec ceux qui restent.
Puisse la fête de Pâques jeter ses faisceaux de lumière dans les replis ombragés de votre être en manque de l’Autre, cet autre que vous pouvez « ressusciter » par le truchement de souvenirs que même la mort ne saurait anéantir.
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
BOBIN, Christian. Ressusciter, Paris, Gallimard, 2003, 176 p.
de HENNEZEL, Marie. La mort intime. Ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre, Paris, Robert Laffont, 1995, 231 p.