
Chapitre 2
Sous chaque deuil, s’inscrit une forme de traumatisme plus ou moins sévère. La réaction de choc en voyant ou en apprenant la mort d’un être cher nous en donne un échantillon. Même quand la mort est prévisible au terme d’une maladie incurable, les proches se trouvent durement saisis par la vie qui déserte le corps, le temps d’une rafale. Puis, plus rien. Le souffle a lâché. Les couleurs s’éclipsent, la raideur s’installe, le silence est brutal. On en demeure sidéré.
Quitter la personne décédée dans son lit relève du défi. Les derniers adieux catapultent le survivant dans un épais brouillard. Parmi d’autres, il circule comme un automate, abasourdi par la séparation définitive. Il avance machinalement alors que son esprit se remémore la dernière scène. Il s’enfonce dans ses pensées. Il espère que le corps du défunt sera bien traité jusqu’à sa disparition complète. L’expérience d’une perte majeure, même dans les meilleures conditions, laisse l’empreinte du « jamais vu », une atteinte suprême dans sa propre chair. Le sentiment d’avoir abandonné la dépouille donne envie de rebrousser chemin et de revenir sur les lieux du drame, pour revoir le visage aimé une dernière fois, juste une dernière fois. Mais la raison reprend vite le dessus avec l’espoir que le soignant, et les responsables du déplacement du corps, de son admission à la morgue, de son transport au salon funéraire, de l’embaumement, tour à tour poseront à son endroit des gestes respectueux et bienveillants.
Lorsque la mort est subite, le choc s’amplifie. Comment comprendre que celle à qui on a parlé le matin même soit morte dans l’heure qui a suivi ? Ce n’est tout simplement pas possible : elle s’était réveillée enchantée, heureuse de se rendre à son nouveau travail. Mais en sortant de sa voiture, un anévrisme l’a terrassée. Quand j’ai appris la nouvelle, j’ai failli craquer, mourir à mon tour, pour ne pas avoir à métaboliser la cruauté de son départ précipité. Je ne sais même plus qui je suis, ma propre vie s’est arrêtée au bout du fil, je suis resté suspendu à la dépêche.
La perte soudaine est marquée des dernières paroles échangées, d’un « au revoir », d’un « à bientôt », mais certainement pas d’un « adieu ». Comme irréelle, la mort qui survient sans crier gare ressemble à un cauchemar dont on tentera inlassablement de s’extirper. Le retour à la réalité se révèle d’une lenteur éprouvante. La structure cognitive, c’est-à-dire la sphère des pensées, ayant été ébranlée par le contrecoup, la déstabilisation est gravissime et ne pourra se réparer du jour au lendemain.
« J’attends ton retour… j’espère l’inespéré. »
Le psychiatre français, Christophe Fauré, signe des livres parmi les plus pertinents en matière de deuil. Sans faire fi des étapes que de nombreux auteurs ont identifiées et reprises depuis environ un demi-siècle, l’auteur met plutôt l’accent sur le « processus », un concept nécessaire pour décrire l’ensemble des phénomènes reliés au deuil et qui s’organisent au fil du temps. Il l’explique ainsi : « Le processus de deuil a pour fonction de prendre soin de vous, pour amortir en vous l’effroyable violence de votre perte. » (Fauré, 2018)
Au tout début, ce que l’endeuillé cherche, il ne le trouve pas, car au fond il scrute ce qui n’est plus. Il tente inlassablement de se rapprocher de l’inaccessible, de l’impalpable, de l’impensable. Il se raccroche à la voix du disparu, à son sourire, son visage, ses photos, ses objets ; il demeure aux aguets. Le reste du monde lui semble absurde. Il se tournera alors parfois vers la poésie d’un Christian Bobin, par exemple, pour mettre des mots sur sa réalité, des mots qui décodent les siens, les seuls capables de signifier son désarroi : « Je voudrais regarder en face ce que je ne supporte pas, j’attends ton retour, c’est plus fort que moi, j’attends l’inattendu, quoi d’autre attendre, j’espère l’inespéré, quoi d’autre espérer, la vie, la vie, la vie. » (Bobin, 1993).
Avant de découvrir Bobin, je ne pensais pas qu’un homme pouvait à ce point aimer d’amour les femmes, les enfants, le ciel, les fleurs, les flaques d’eau. Je ne savais pas qu’on pouvait habiter pendant des années un minuscule appartement et faire le tour du monde en dressant une toute petite table de pages blanches pour y cueillir les fruits de son âme. « Mon pays fait vingt et un centimètres de large, sur vingt-neuf de long : une feuille de papier blanc. » (Bobin, 1996). Cet auteur incomparable jette de la lumière au milieu de la tourmente qu’éprouvent les endeuillés. Lorsqu’il a perdu son amour prénommée Ghislaine, l’écriture est venue à son secours et, par ricochet, en renfort à ses frères dans la douleur : « je te retrouve partout toi qui n’es plus nulle part. »
Les livres et leurs auteurs demeurent de fidèles compagnons pour les personnes en deuil qui, après avoir connu le silence de la mort, ressentent le besoin de s’isoler des bruits de la vie devenue tapageuse. Christian Bobin chuchote des mots de réconfort à l’oreille des survivants dépourvus, désorganisés devant la perte brutale d’un enfant, d’un amour, d’un être avec qui le quotidien déployait sa toute simple beauté. « Ma façon de rejoindre le monde, c’est de m’en séparer pour lui écrire… Le livre est la mère du lecteur. » (Bobin, 1997)
Pourquoi ? Qui suis-je sans lui ?
La mort par suicide, par homicide, la mort d’un enfant, le familicide, le féminicide, la mort accidentelle, inexpliquée, la mort tragique sous toutes ses formes figurent parmi les circonstances les plus difficiles à vivre et à surmonter. Une question demeure : pourquoi ? Vivre avec le je ne sais pas en constitue la principale affliction, mais aussi la seule réponse. Les pensées intrusives (tous les scénarios sont possibles) accaparent l’esprit. On tente d’imaginer la douleur de l’être aimé au moment de sa mort, en souffrant soi-même, en ayant mal d’être là à sa place tandis qu’il nous a quittés. Éprouver à nouveau du bonheur nous semble indécent. Impossible de faire semblant, de s’efforcer ou de ne plus parler de la personne disparue. Prononcer son prénom cent fois par jour, c’est peu pour qui cherche à rebâtir son identité. Qui suis-je sans lui ? Que vais-je devenir sans elle ? Sa peau me manque ; comment sauver la mienne ? réintégrer mon être ?
Ne pas s’en vouloir de n’avoir pu accompagner l’être cher, de ne pas lui avoir signifié sur le pas de la porte un dernier « je t’aime », d’avoir omis de dire merci pour sa présence à nos côtés et continuer, oui, continuer de croire qu’il n’a pas trop souffert en mourant, que le coup fatal fut percutant et que sa conscience a rapidement cédé sous le fracas d’une mort soudaine. Comment chasser les images bouleversantes diffusées au bulletin de nouvelles, absorber le cri de douleur avant l’éclatement de son cœur, extirper de son esprit la découverte du corps désormais inerte ? « J’aurais pu devenir fou pour ne pas devenir fou », ajouterait ici Christian Bobin (2001).
Mais on a la force. Une force qui provient d’on ne sait d’où ? De soi ? De l’autre qui, pour venir à bout de nous quitter, a dû se résoudre à mourir, à partir en premier ? Nul n’est préparé à vivre l’extrême. Si la mort de l’un demeure mystérieuse, la survie de l’autre dans des circonstances tragiques se révèle miraculeuse. Il faudra désormais apprendre à marcher sur un fil de fer qui délimite la voie entre la vie d’avant et l’inconnu du vide sous les pas. Périlleux, l’exercice requiert une discipline de tous les jours : ne pas se négliger, se lever, manger même peu, se rendre au travail sans motivation, saluer les collègues, répondre aux « Comment ça va ? » Surtout ne pas avouer que rien ne va plus, histoire de ne pas perdre le fil de fer. L’équilibre vacille en temps de deuil. La partie vivante est de porcelaine et tente désespérément de contenir la partie défunte qui traîne au fond de soi. La quête de sens s’annonce infinie. Tout est remis en question, à commencer par ses raisons de vivre. Cette détresse durera un temps. Un temps incalculable, imprévisible, le temps du retournement, de l’acceptation de devoir apprendre à vivre autrement, le temps d’apprivoiser le manque, l’absence, la solitude, le temps de retrouver son potentiel, anesthésié depuis l’instant du décès.
Le dégel, c’est-à-dire l’atténuation du choc de la perte, en revanche, suscite l’hypersensibilité de l’endeuillé, son intolérance au bruit, à la lumière, aux rires ; il développe une allergie à la légèreté ambiante, aux propos qui désormais lui semblent vides de sens. La personne en deuil a « la mèche courte » tandis que les mots justes, ceux qu’il aimerait entendre, échappent à son entourage. Elle est en quête d’une écoute désarmante, d’une présence sécurisante, d’un geste de réconfort, d’un accueil centré sur sa peine. Elle espère une rencontre brève, mais authentique, une proximité juste, une attention particulière qui mettra un baume sur son sentiment d’être à part, hors de la vie ordinaire, perdue au fond du cratère que la détonation du deuil a creusé. Elle cherche une main pour remonter à la surface et garantir son équilibre afin de reprendre pied et d’entreprendre son nouveau chemin de vie. Pour lâcher le fil de fer et emprunter lentement la route du veuvage, de la solitude existentielle ou privée de l’absence de l’enfant mort ; une route qui lui paraît terriblement longue à affronter, à juste titre.
Puiser la force à même la vulnérabilité
Le psychologue Gustave-Nicolas Fischer tend l’oreille à l’endeuillé, puis le remue avec fermeté et bienveillance : « Même si tout est cassé en nous, il reste toujours une part, si fragile soit-elle, par où la vie peut encore se faire une brèche. C’est au fond même de nos vies brisées que se joue la guérison. » (Fischer, 2015). Cette réflexion contribue à trouver en soi ce que les amis tentent d’attiser : le courage de renouer avec sa propre vie, car nous avons à développer un nouveau rapport avec son existence, comme jamais auparavant.
Étonnamment, la force psychique provient de la vulnérabilité, de la fragilité de l’être. C’est la seule façon de mesurer le chemin parcouru entre la détresse initiale et l’espoir pour demain, la démotivation causée par la perte et le courage de se rebâtir, les chutes au tréfonds de son être et les rebondissements vers plus haut que soi, l’effondrement de son socle affectif et la métamorphose qui s’ensuit. La volonté de vivre demeure le principal enjeu. Fischer nous en conjure : « Cette tâche consiste à mobiliser ses forces blessées pour les traduire dans des actes de délivrance et cela, à partir du moment où l’on va mettre un premier coup d’arrêt à l’engrenage infernal de son malheur. » Cette phrase qui peut paraître dure, est pourtant la seule qui soit véritablement efficace. Elle nous exhorte à nous mobiliser, à consentir à notre histoire et à la prolonger dans un autre univers.
Mais la peur de l’endeuillé persiste. À ses yeux, s’éloigner de sa peine risquerait de lui faire oublier le défunt. Pour sortir de l’impasse, il pleurera jusqu’à l’épuisement, puis, empoignant symboliquement la main du disparu, il se relèvera, et marchera seul dans un espace de vie dorénavant habité par le souvenir de celui ou celle qu’il cherche à redessiner, à réinventer, à aimer éternellement, en silence, en soi, par le truchement de la créativité ou de la reconstitution. Telle est la force de l’esprit qui règne à travers la fragilité des corps. Recréer par la pensée, les mots, les symboles ce qui a été démoli lors d’une perte majeure, la mort d’un être aimé. Cette façon d’encaisser l’épreuve se puise et se développe à même le tandem force et vulnérabilité.
L’être humain a le potentiel de transcender sa dure réalité, de dépasser l’épreuve, de se laisser transformer par elle en y puisant ce qu’une vie sans remous ne saurait lui offrir. Une vie privée de vagues risque de stagner dans une eau opaque, visqueuse, imbuvable. Le deuil a des propensions océaniques avec ses vagues qui cognent, portent, soulèvent, abaissent, bercent même. Elles bougent sans cesse et sans prévenir. L’endeuillé s’accroche à tous ces mouvements sans jamais se noyer. Il en ressort revigoré, mais à bout de souffle. Le souffle de vie.
Johanne de Montigny
Psychologue
Références
BOBIN, Christian. La lumière du monde, Paris, Gallimard, 2001, 164 p.
BOBIN, Christian. Autoportrait au radiateur, Paris, Gallimard, 1997, 169 p.
BOBIN, Christian. La plus que vive, Paris, Gallimard, 1996, 110 p.
FAURÉ, Christophe. Vivre le deuil au jour le jour, édition rev. et augm., Paris, Albin Michel, 2018, 384 p.
FISCHER, Gustave-Nicolas. Guérir sa vie (un chemin intérieur), Paris, Odile Jacob, 2015, 160 p.